Visions de l’Inde/Chapitre X

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Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 316-346).

CHAPITRE X

Les villes du livre
(Lahore et Amritsar)


Déjà malade je vois l’Inde avec des yeux pessimistes. — L’orage de sable. — La tombe volée et les armes hypnotiques. — Le diamant le plus précieux de la terre. — Cabinet de toilette, cimetière et temple. — Je visite Lahore à éléphant. — La Veuve virginale. — La Fontaine immortelle. — La religion de la paresse. — Les Templiers d’Asie. — Le Dieu-Livre et le vol scriptural des Colombes.

I

Déjà, malade je vois l’Inde avec des yeux pessimistes.

Lorsque j’arrive dans la nuit, pas de voiture, rien que des espèces de chars incommodes, prêts à se renverser ou à se rompre, à un seul cheval ; et le cheval ne veut pas marcher, prend peur aux arbres et aux pierres du chemin.

L’hôtel de Lahore, où j’échoue, est bâti sur le patron des autres hôtels de l’Inde ; une rotonde au centre et, sur le côté, deux longues ailes très basses, en rez-de-chaussée. Devant, court une véranda, où se reposent les marchands ambulants aux insupportables provocations, les bairas[1] et les boys somnolents et rieurs, pactisant avec les cochers, les mercantis et les guides. Aux ailes sont logés les célibataires, tandis que les chambres des couples donnent sur le salon ou même sur la salle à manger qu’englobe la rotonde. Au milieu de la cour intérieure la petite prairie est changée en lac, sans doute pour rafraîchir l’atmosphère ambiante.

Je dois m’enfouir dans ma couverture à mon arrivée ; il est trop tard : je ne puis avoir de draps, ni de moustiquaire. Tel est le plus grand hôtel de cette ville. Heureusement j’ai dormi en route, quoique d’une façon entrecoupée ; le garde m’avait placé dans le wagon qui ne devait pas dépasser Lahore. C’est la caractéristique des Anglais, cette sorte de protection paternelle et rude, qui a ses avantages, car elle est sûre.

Le lendemain tout s’arrange. On sait malheureusement que je suis Français. Le « manager » me traite avec beaucoup de bonne grâce ; mais il devient impossible d’être servi par les domestiques ; ils sont d’une négligence telle que je n’en ai encore subie de pareille dans aucune ville de l’Inde. Négligence mi-volontaire (je ne suis pas anglais, je ne vaux donc pas la peine d’être obéi), négligence mi-inconsciente à cause du climat, du printemps, de la race…

Et en vain, las des hommes, je cherche à me consoler, on me réfugiant dans la nature.


Il faut se méfier des herbes receleuses de serpents, — des forêts, des crépuscules, des lacs jolis, des rivières alléchantes comme des petites filles perverses qui feignent l’ingénuité pour mieux vous corrompre, (toutes ces magnificences, tous ces charmes c’est de la fièvre en perspective), il faut se méfier de ce terrible soleil surtout qui brûle les yeux, multiplie les aveugles parmi les indigènes et frappe de mort par l’insolation.

« L’été, il y a toujours, me dit l’évêque catholique, quelques cercueils préparés dans les stations de chemin de fer pour recevoir le corps des Européens victimes de cette épouvantable chaleur. »

Autour de nous, ce n’est plus la douce France, l’Europe bienveillante malgré le « strugle for life » ni même cette Égypte trop nerveuse qui cependant a gardé quelque fierté ; nous vivons au milieu d’une nation d’hérédité sanguinaire, dérobeuse, peureuse ou brutale, chez qui la misère a stimulé les maadies et les sentiments les moins nobles qui furent toujours ici déifiés. Ces impressions maussades sont augmentées par les inquiétudes de mon foie ; la maladie qui devait me conduire aux portes de la mort me guette déjà, et me harcèle.


Les animaux de proie gâtent de leurs cris la pureté de l’air, quelque chose de rapace est épars dans toute la contrée. J’ai visité les jardins de Lahore que les cadeaux des rajahs ont fait somptueux en jets d’eau, en arbres et en bêtes choisies. Oui, sans doute une funeste obsession me persécute… les paons blancs eux-mêmes, les plus beaux animaux peut-être sur la terre et d’aspect le plus pur, me semblent odieux et méchants. Je les observe étalant leur neige splendide, rêve qui tourne devant mes yeux ébahis ; leur queue est ocellée de blancheur, leur plumage est plus clair que les plus candides nuages du ciel ; mais leur bec crochu menace sans cesse de mordre ; leur âme est laide, aiguisant leur petite tête têtue, vaniteuse, agressive même contre les autres paons paisibles, dont ils sont jaloux.


Plus je m’avance vers l’Afghanistan, plus je trouve autour de moi d’hostilité, ou au moins de méfiance chez les natifs, surtout lorsqu’ils se sont aperçus que je ne suis pas un Anglais, c’est-à-dire qu’étranger (l’étranger, c’est le chrétien et l’ennemi) je ne suis plus autant à craindre. J’ai perdu mes illusions sur l’Inde, je ne suis plus dupe des prestiges de ce beau pays, même philosophiques. Je suis impatient et las, j’ai trop bu, près des étangs empestés des pagodes, le souffle empoisonné, fébrifère du dieu Shiva, je me suis assis sur trop de tombes… Mon âme elle-même s’est désenchantée dans l’atmosphère de ces âmes chancelantes.

Lorsque j’ai causé avec les plus érudits d’entre les Hindous, chez qui l’obscénité et la vénalité populaire ont disparu ou se sont amorties, c’est l’orgueil qui se trahit sous des apparences de sérénité ou de bon accueil ; l’orgueil éperdu et hypocrite. Je m’explique dès lors cette parole sévère d’un moine catholique qui longtemps avait vécu dans ces redoutables et exquises contrées : « Le double serpent règne ici, le serpent de la morsure et celui de la ruse, le symbolique dragon qui tenta nos premiers pères par le faux espoir de la connaissance et par l’ivresse mensongère qui fait croire qu’on va devenir un dieu. »

II

L’orage de sable.

Les journées sont troubles. Je suis fatigué de m’exprimer soit en anglais, soit en ces langages indigènes dont je ne connais qu’un vocabulaire restreint.

Tout m’irrite, jusqu’à ces marchands ambulants, parasites de l’hôtel, qui violentent ma porte, m’assaillent avec des tapis, des photographies, des peintures, des nappes étincelantes, toute la camelote des asiatiques bazars. Ils ne me laissent tranquille que si je les menace. De plus en plus, impossible d’être servi. Rozian, mon boy, participe à la paresse universelle que légitime le climat devenu terrible, ici spécialement, dans une ville enveloppée de déserts, et qui, assez froide l’hiver, (certains bengalows[2] possèdent des cheminées), devient torride en été.

Une après-midi pourtant, je crus être soulagé par une pluie bienfaisante. Le ciel d’un bleu gris à l’ordinaire s’était foncé et comme épaissi. Un frémissement étrange, précurseur de grands phénomènes atmosphériques, parcourait les arbres des parcs qui ceignent les demeures européennes. Puis, un grand vent bouscula tout à coup mon « garry ». Le cheval s’effara. Je fus aveuglé ; une effroyable tempête de sable, un cyclone terrestre nous renversait, créant autour de nous une nuit grise. Le cocher avait bondi de son siège et maintenait le cheval en criant, afin d’avertir les autres véhicules, invisibles derrière cette muraille tourbillonnante de sable, mais que l’on devinait au piaffement des bêtes, aux clameurs des hommes terrassés. Enfin tout s’apaisa. Un repos brûlant, l’immobilité d’un paysage desséché, remplaça la tourmente.

III

La tombe volée et les armes hypnotiques.

La célèbre tombe de Jahangir me déçoit ; c’est la tombe d’une tombe ; tout ce qu’il pouvait y avoir là de beau, de précieux, marbre ou pierreries, a été dérobé. Il ne reste même plus le plafond, partout il a fallu reconstruire. Mais l’ensemble est grave et doux, la terrasse est immense.

D’un des quatre minarets, l’Inde de nouveau se confie à vous comme un jardin. Pauvre pays, couvert de fleurs et meurtri de misère !

Au retour, je croise maintes fois des hommes dénués de tout vêtement. Comme je les prends pour des ascètes, le brahmane, à qui très obligeamment M. Finney, le directeur des chemins de fer de la région, m’a confié, me détrompe :

« Ils vont ainsi, les malheureux, parce qu’ils n’ont pas même les quatre ou cinq sous nécessaires’pour acheter une cotonnade… Nous n’avons plus d’industrie. Tout nous vient d’Allemagne ou d’Angleterre… L’agriculteur vit encore avec ses deux ou trois annas par jour, si l’année est bonne et produit assez de froment et de grain ; mais, si les pluies ont été trop abondantes ou trop rares, il est perdu ; la famine atroce, inextinguible, la famine sans recours, — et je ne parle pas de la peste ! »


Nous allons au fort ; il est trop ruiné, il a été trop souvent décrit pour mériter une mention spéciale et nouvelle ; d’ailleurs comment le comparer à ceux de Delhi et d’Agra ?

Un soldat anglais m’accompagne ; ce tomy m’exhibe de vieilles armes dont il sourit et qui témoignent de cet esprit composite de l’Inde, à la fois ingénieux et enfantin. Pistolets qui sont aussi des sabres, canons pour chameaux, haches à dents de scies, boucliers où de fantastiques tigres sont peints, poignards tordus comme des éclairs…, inventions mystérieuses, fantasques (et le plus souvent inutiles) dans le contour, les aspérités des massues et des lances !

Et je crois apercevoir les armes enchantées, de préhistoire et d’opéra, — d’épopée véridique aussi — formidables pour l’imagination surtout, hypnotiques, que brandirent les héros du Ramayana. N’importe, ces ferrailles furent teintes d’un sang généreux et je les aurais aimées si elles avaient servi à l’indépendance de la nation. Non, elles ne furent que les instruments atroces des haines fratricides, maniées par des sectes jalouses, qui, les unes les autres, se sont exterminées : Mahométans, Hindous, Sicks, pris dans le vertige du fanatisme, servant les plans des envahisseurs…

IV

Le diamant le plus précieux de la terre.

La tombe du maharajah Ranjit Singh me charme bien autrement. J’y respire l’âme de la vieille Inde, sentimentale et religieuse. Ici, à Lahore comme dans Amritsar, ce qui me frappe le plus c’est le culte du Livre tout proche du culte de la mort.

La belle tombe avec ses lotus de marbre fleurit orgueilleusement. Là est enseveli l’audacieux guerrier qui força Shah Sujah à donner le célèbre diamant Koh-I-Nour qui depuis devint une propriété de la reine impératrice Victoria.

Ce diamant, dit-on, fut trouvé dans les mines de Golconde et devint un des ornements de Rajah Karnah, un des héros du Mahabaratta. C’était il y a cinq mille ans !

Les musulmans finirent par l’arracher aux Hindous. Les empereurs mongols possédèrent cette merveille jusqu’à ce que Nadir Shah ait pris Delhi.

Ce bijou représente la secrète splendeur de l’Inde que se sont partagé les conquérants. Sa valeur est, d’après les hyperboliques joailliers de ce pays, celle d’un tas de pierres précieuses et d’or remplissant un espace marqué par cinq disques que lancerait un jeune homme vigoureux dans cinq directions, vers les quatre points cardinaux et vers le ciel !…

D’autres affirment qu’il vaut ce que peut rapporter le monde entier en un seul jour. Maintenant il a été taillé en forme ronde et peut être porté en bracelet ou comme collier.

Mais ce diamant ne saurait protéger contre la mort. Rangit Singh le posséda et mourut, comme d’ailleurs la reine Victoria elle-même.

V

Cabinet de toilette, cimetière et temple.

Les lotus, qui entourent le lotus central de cette tombe, forment le sérail du grand homme. Épouses dont la fleur mortuaire est plus ornée, concubines dont la fleur mortuaire est plus modeste. Ces pauvres femmes périrent, non sans doute par amour mais par conjugal devoir, sur le bûcher de leur maître.

Étrange mélange de cruauté et de pitié : deux pigeons qui furent pris par les flammes sont abrités là aussi. Ils ont leur place parmi les cendres royales. L’endroit est bien oriental, encombré de sacerdotes, d’oiseaux, de chiens, de barbiers. Un fou est assis pour garder les livres sacrés qui dorment, cadavres de mots, à côté du cénotaphe.

Il raconte des niaiseries à ceux qui entrent, et on le respecte comme on respecte en Orient les fous.

Je reste longtemps à regarder ces témoignages d’une fausse sagesse que garde un insensé. Ils sont là, sous le linceul d’un voile rose, exhibés et cachés à la fois. Ils se reposent sur une natte, comme une personne endormie ; des chasse-mouches les protègent, et les pèlerins baisent de loin le marbre de l’enceinte qui contient ce débauché, ces sultanes, ces oiseaux et ces rêveries. On dort là, on y chante, on s’y lave, on s’y épile ; c’est à la fois un cabinet de toilette, un cimetière et un temple.

Un noir silencieux ne me quitte plus ; il a essuyé la poussière de mes semelles, il dénude maintenant mes pieds avec autorité et respect, quand j’entre dans le sanctuaire plus vénéré encore, où repose le Gourou Arjun Samad. Des pétales sont jetés là en tas sur une stèle funéraire abritée, par une petite maison peinte à fresque. Jamais je n’ai vu endroit aussi sale… et aussi adoré.

De différents côtés apparaissent des hommes et des femmes à demi nus, seins pendants et cuisses ruisselantes, qui viennent de se plonger dans les ondes saintes. On me jette au cou des guirlandes, mes guides emportent des corbeilles remplies de « sweets meats ». Moi, en me gardant des flaques de cette eau vénérée et malpropre, j’étudie les délicieuses peintures de la maison mortuaire. L’amour y est sans cesse évoqué, l’amour tel que l’Inde le conçoit, entre Dieux et Déesses, le mâle puissant et doux, protégeant la femelle ornée comme une victime qu’on mènerait au sacrifice.

Là, c’est Rama et Sila, Chrisna et Rada, Shiva et Parvati. Rama avec son arc. Chrisna, exquis jeune homme bleu, qui joue de la flûte et qui danse. Shiva, l’ascète, délicieux et terrible, avec son collier de têtes de mort, ses serpents, sa peau de panthère… Les femmes se ressemblent toutes, belles, obéissantes, avec des yeux de lac, des fleurs dans la chevelure, les mains jointes dans une adoration qui est le culte de la Divinité et du Mari.

Là encore, des livres que gardent des pontifes jaloux. Je ne peux que les regarder de loin ; ils sont si sacrés que l’air autour d’eux ne saurait être respiré par l’impur que je suis…

VI

Je visite Lahore à éléphant.

Le lendemain, je parcours la ville sur un éléphant que le gouverneur a mis à ma disposition près du Delhi Gate.

Le splendide animal, aux yeux rusés, à la trompe gourmande, où des signes planétaires sont peints, s’avance avec lenteur dans les rues populeuses au milieu des bazars. Il s’amuse, innocemment d’ailleurs, à effrayer les enfants, et parfois il dévaste les étalages de fruits et de légumes.

Je suis assis, là-haut, tel un rajah, sur un vieux trône de bois peint. Les enfants me font cortège ; on enlève, pour me laisser passer, les larges bandes d’étoffes qui joignent les maisons en vis-à-vis. Je jette des regards indiscrets dans les intérieurs hardiment pittoresques qui se révèlent à moi, grâce à la hauteur de ma monture. Des femmes presque blanches, étonnées, se voilent en m’apercevant, derrière leurs fenêtres grillées. Partout, d’exquis balcons de bois gondolent, et, par les interstices, je goûte la vision d’un peuple qui travaille ou somnole dans des chambres caduques ornées parfois des plus hideuses lithographies européennes. Je m’en lave les yeux en admirant, sur les murs extérieurs des monuments, d’exquises fresques, dans le plus pur goût hindou, d’un boticellisme excessif d’attitude, et impressionnistes de couleur ; elles racontent les épisodes idylliques ou belliqueux du Ramayana.

La foule en bas grouille très noble, les hommes le front boursouflé par d’énormes turbans, les jambes nues, les femmes hindoues généralement sans voiles, l’anneau du nez dansant jusqu’au menton, le visage bruni de certaines grecques ; en revanche les musulmanes se dérobent, toutes, sous de jalouses mousselines. Quelques passants avec leur barbe déteinte et aussi fauve qu’une crinière, leurs yeux mystérieux et lourds, semblent des ennemis qui seraient devenus insensés. — Le colosse où je me pavane fend la multitude comme un vaisseau énorme une rivière paisible.


Je descends visiter les mosquées ; elles s’ouvrent immenses ; leur cour intérieure est large comme un caravansérail construit pour abriter un peuple.

La première, la mosquée du Wazir Khan, s’étale non seulement grandiose mais charmante. Édifiée sur la tombe d’un vieux saint Ghuznivide, elle s’orne de superbes arabesques perso-indiennes. Les femmes vont et viennent, belles de visages et de lignes, mais soudainement voilées dès qu’elles m’aperçoivent ; les hommes se plongent dans la vasque centrale sous la douche d’un jet d’eau. Tout au fond j’aperçois les « mirabs » mais je n’ai pas le courage d’aller jusqu’à eux ; j’ai tant vu de mosquées depuis que je suis en Orient !… Leur nudité me désole toujours, me refroidit l’âme. Je préfère admirer le saint muphti, si immobile qu’on dirait une blanche statue accroupie sous un portique, les colombes qui colorent l’air de leur vol clair et bleu, les mosaïques délicieuses, les fresques élancées caressant les murs, grimpant le long des minarets, les semant de longs arbres fins enveloppés d’étoiles.

Quand je redescends les hauts escaliers, je suis comme emporté par une caravane de belles musulmanes au sari blanc, au pantalon jaune et presque collant, aux pieds de déesses. Je profite de leur surprise, de la solennité du lieu qui les a fait se découvrir ; leurs yeux, qui alternativement transparaissent ou s’éclipsent, sont des astres-paradis.

Du haut de l’éléphant, je jette un coup d’œil rapide sur les dômes étincelants de la mosquée d’or ; puis je m’assieds longuement pour rêver sous un des arbres sacrés, dans la cour immense de la « mosjid » bâtie par Aureng-Zeb. C’est un grand spectacle matinal. Sur les côtés, des portes murées ou s’ouvrant vers la campagne et vers le ciel. Le pépiement d’oiseaux menus fait un fond tendre aux rumeurs éternelles des corbeaux. L’ample citerne au milieu de la cour se creuse, solennelle. Les hommes apparaissent minuscules dans ce temple de la nature. L’un d’eux plie tout petit sous le poids d’une outre telle que ses pères en portaient il y a mille ans.

Mais pourquoi ces lamentables becs de gaz ? Les soi-disant progrès de notre civilisation tachent de banalité ce beau décor grave. Je préférais l’impression de vide, la remembrance du désert.

Je remonte encore sur l’éléphant, et maintenant je parcours de délicieux jardins, frais et verts malgré la chaleur toujours grandissante ; les branches d’arbres élancés caressent mes joues ; de jolies chenilles qui se tordent roulent sur mes vêtements ; les lourds parfums de fleurs brèves effeuillées montent vers moi. J’admire, planant sur cet enchantement parfumé, les tours énormes du fort.

VII

La veuve virginale.

… Ce matin, de très bonne heure, dans ; ma chambre, comme je venais à peine de m’habiller, un natif, corpulent, dont le ventre proéminent impose la déférence, est introduit par mon boy. Ah ! comme la sollicitude de Rozian s’étend à mes moindres caprices, même à ceux que je n’exprime pas, même à ceux que je n’ai point ! Cet intrus, harangueur, d’une sottise très sûre d’elle-même, bizarrement accoutré d’un costume presque européen, prétend se mettre à ma disposition… il a su, dit-il, par mon domestique ma curiosité sympathique pour les mœurs du pays.

Il m’affirme tout d’abord sa foi musulmane et son mépris pour l’hindouisme et la religion des Anglais. Pour me démontrer sa supériorité, il m’offre cet argument : « Il faut avoir l’esprit égaré par les faux dieux pour croire, malgré les assertions du Prophète, que ce monde est suspendu dans le ciel, et qu’il existe des antipodes. Nous savons, à n’en pas douter, par le bon sens et les révélations de Mahomet, que la terre est plate et que les anges d’Allah la soutiennent sur leur nuque ; car, sans cette précaution, elle tomberait dans les abîmes, Ceux qui enseignent autre chose sont des insensés. »

Ce Homais musulman épie du coin de l’œil l’effet décisif qu’a dû produire sur mon esprit cette remarque judicieuse ; il se rengorge et passe à un autre sujet : « Les étrangers de votre condition désirent souvent approcher des natives de qualité ; mais ils doivent se rabattre sur des courtisanes et quelquefois sur les pires d’entre elles. J’ai songé à réunir dans ma maison des dames hindoues que leur veuvage rend isolées et malheureuses. Venez les voir. »

J’eus tout d’abord envie de jeter à la porte ce professionnel équivoque ; mais, à la réflexion, je me dis que j’aurais bien tort de ne pas accepter une occasion d’étudier ces âmes inconnues et souffrantes.

« Je vous suis à l’instant, » répondis-je.

Rozian, qui rôdait autour de nous avec inquiétude, ne sachant trop comment serait accueilli son complice, eut un soupir de soulagement auquel succéda ce sourire particulier que je connais bien et qui est chez mon boy l’assurance d’avoir réussi une bonne affaire.

Je frétai un « garri » et nous partîmes tous trois.

La maison, en retrait, précédée d’un assez long vestibule en plein vent, avait l’aspect morose et louche de ces sortes de logis suspects.

Quelques Indiens, mauvais drôles qui buvaient et fumaient dans la chambre, s’effacèrent comme des ombres. Des femmes d’aspect maladif, déjà vieilles pour l’Inde (de vingt-cinq à trente ans) m’accueillirent avec des regards rusés et des attitudes prometteuses qui dénotaient déjà un long apprentissage. Le musulman comprit ma déception. D’un geste il dispersa ce troupeau trop ordinaire.

« Celles que vous désirez vont arriver ; je les fais chercher chez elles. Si nous n’y mettions pas beaucoup de discrétion, elles seraient perdues de réputation à jamais et ne pourraient plus revenir. »

En effet, par la petite cour entrent des palanquins que les porteurs laissent à terre délicatement devant la porte. Des femmes effarouchées en sortent, enveloppées, de la tête aux pieds, d’un voile qui semble un linceul. Pauvres âmes mortes en effet, déchues de leur rang social par des lois injustes, traquées par la misère et par l’abandon ! L’une, muette, contractée, tremble comme si elle allait à l’agonie, les prunelles révulsées, prête à une crise ; une autre, passive, a déjà renoncé, semble-t-il, à cette pudeur si profondément ancrée dans l’âme et dans les nerfs des Hindoues de haute caste. Celle-ci me laisse toucher son sari, l’écarter, voir ces seins que les gésines ont ployés. Elle ne répond point aux questions que je lui fais adresser par le musulman. Elle est déjà indifférente, hébétée, tandis que l’autre, à ses côtés, plus novice, tremble toujours et pleure.

Mon cœur se serre devant ces infortunées qui, je le sais, je le sens, ne tombent si bas qu’à cause de l’égoïsme des castes. Le maître de ces tristes cérémonies imagine sans doute que ces créatures me déplaisent et il me chuchote à l’oreille :

« J’en attends une troisième qui est jeune et belle, et que nul n’a profanée. »

De nouveau, en effet, sur le seuil, une boite d’étoffe est déposée par les coolies. Une frêle poupée en sort, les joues frottées de vermillon avec des yeux admirables, fiers, et doux, que les cils très longs semblent vêtir de leur ombre caressante. Nos regards se touchent ; tant de supplication vient d’elle à moi par ce silencieux langage que j’ordonne à mon cynique fournisseur de s’éloigner, je renvoie avec quelques roupies dans les mains les deux précédentes ; je ne garde avec la nouvelle venue que Rozian pour nous servir d’interprète. Je l’interroge, la comprenant intelligente et en proie à une de ces émotions qui délient les profonds secrets. Elle parle en effet. Elle est fille d’un brahmine, savant et pauvre. À huit ans elle a été fiancée par l’astrologue de la famille avec un enfant de sa caste qui est mort un an après. Tant que son père vécut, elle conserva un abri. Mais elle restait déjà frappée de réprobation ; tous ses proches la croyaient maudite et victime de grands péchés commis dans une existence antérieure. Car, dans ce pays aussi injuste que superstitieux, c’est un châtiment, une honte, et non un motif de commisération, d’être devenue veuve avant même d’être épouse !

Restée orpheline à treize ans, elle fut délaissée par la famille de son mari et par la sienne. Maigrie à la suite des jeûnes obligatoires, réduite à un éternel silence, trop misérable pour s’acquérir les prêtres par les présents nécessaires, elle avait enfin cédé aux tentations insistantes dont l’enveloppa le musulman

Un moment, devant ce désastre que je constatais véritable, j’eus l’intention de sauver cette vierge » vouée par la fatalité et la superstition à cette destinée dégradante. Mais comment ? Je ne peux me faire suivre en Europe par cette fillette, d’ailleurs attachée à ses Dieux et que la seule pensée de quitter son pays épouvante. C’est une de ces innombrables victimes des mariages d’enfants.

— « Ah ! s’écriait-elle, j’en veux à la pitié des Anglais qui ont supprimé les bûchers pour les veuves. Elles s’y jetaient volontairement, croyez-le, souvent par amour pour le mari défunt, parfois aussi par désespoir de rester seules et méprisées, sans appui et sans ressources, à jamais écrasées par la Fatalité et la Coutume ! »

Rien n’est plus douloureux que de se sentir inefficace devant une douleur. Une sorte de honte m’empêcha de remettre brutalement, comme aux autres, un peu d’argent à cette fillette de race plus délicate. Alors, l’idée me vint de lui acheter l’anneau de sa narine droite qui certifiait, selon le rite, que cette vierge veuve était pourtant devant la société une épouse. Il était fixé au nez par une petite perle baroque ; je réunis les quelques guinées qui me restaient et les lui donnai en échange. (Je les réservais pour l’achat d’un souvenir de mon voyage un peu plus important que les pacotilles achetées dans les bazars). L’enfant sourit avec un charme infini où l’étonnement et la reconnaissance se mêlaient, pour ce troc lui assurant, au prix modique de la vie indienne, plus d’une année de sécurité et le salut de son corps…

Il me sembla, quand elle me remit ce symbole de son inutile esclavage, qu’en effet je la délivrais un peu en lui emportant ce frêle bijou… Je devais plus tard tomber malade pas très loin d’ici et entendre les pas de la mort sur cette terre si loin de celle où je suis né. Et comme, à la minute grave où malgré la fièvre obstinée j’avais conscience de ma détresse, je récapitulais sévèrement les incidents de ce voyage, je me raccrochai avec un espoir désespéré à cette médiocre aumône, comme si elle pouvait me pardonner, au moment des comptes suprêmes, d’être allé chercher trop loin l’émotion et la beauté !

VIII

La Fontaine immortelle.

Amritsar ! ville au nom sacré et magnanime, qui signifie la source d’immortalité ! J’y vais passer quelques heures entre deux trains.

La gare est importante, dirigée par un « station master » portugais ; son visage est presque aussi brun que celui d’un natif ; mais ses traits reconstituent le type fier et un peu sec de cette race conquérante. Sur sa poitrine s’étale, comme une profession de foi, un crucifix d’argent. Je lui suis recommandé par M. Finney. Il est pour moi l’avenance et la bonté même ; il exige par surprise que j’entre dans sa voiture et il me comble de fleurs. Son clerc, un brave Hindou très religieux et très déférent, m’accompagne. Il a beau n’être pas « sick », il affiche le plus vif respect en visitant avec moi le lac sacré de ces templiers de l’Inde.

Nous nous y rendons de ce pas, il faut défaire ses chaussures, passer de larges pantoufles. Un homme de police me suit, avec son bâton.

Partout dans l’Inde mais ici surtout (car les sicks sont considérés par les Anglais comme des amis) des inscriptions recommandent de ne pas choquer les scrupules religieux des indigènes, de se déchausser où il faudra, de ne toucher ni les livres, ni les idoles.

Le bassin divinisé n’est pas extraordinairement limpide, et la vue du « temple d’or », du sanctuaire archi-sacré des sicks, n’impose pas. Néanmoins l’ensemble de cette ville aquatique et sacerdotale désaltère la curiosité, avec son grouillement d’édicules et de types pittoresques. Mais, comme presque toujours en cette Asie merveilleuse et surfaite, j’y ai vainement cherché la grandeur !

Une bordure pavée de marbre longe les sinuosités du bassin. Elle est large et permet de petites assemblées en plein vent ; çà et là, gardées par des sacristains indolents et perspicaces, des chapelles sommaires, chenils de petites idoles, satisfont l’inextinguible goût de cette race pour les images, que cependant la doctrine des sicks, déificatrice du livre, répudie.

IX

La religion de la paresse.

Voilà, me dis-je, pour les Hindous un lieu de paresse idéal et je comprends qu’il ait été choisi par une secte comme le reposoir de reliques suprêmes et la Mecque des nouveaux prophètes anti-musulmans. Pavillons, jets d’eau, pâtisseries, boutiques de fleurs, jardins, arbres ombreux, auberges destinées au sommeil, tout est disposé pour le délassement, la rêverie et la sieste. Ce peuple, redevenu barbare à force de civilisations surajoutées et désuètes, réduit la religion à une sorte d’amusement des sens et de l’âme. On ne peut mieux la comparer qu’à un dimanche de chez nous à la campagne. On ne se fait plus de souci, on s’accroupit au frais sur du marbre loin de la rude persécution du soleil, on peut prendre des bains à volonté, on parle de choses qui enivrent l’intelligence, aiguillonnent l’imagination. On écoute des conférences éjaculées par des cabotins sacerdotaux, on s’autohypnotise, on chante…

Tout cela c’est du bon temps, et la vie coule sans fièvre et surtout sans travail, — ce qui est ici l’important !

X

Les Templiers d’Asie.

Le Gourou Nanak fonda la secte des sicks vers la fin du quinzième siècle pour réconcilier les musulmans et les hindouistes.

En fait, ce pacificateur créa des guerres, des massacres et des revanches inouies. Dieu, Tolérance, Égalité, Charité, tels sont les principes de cette réforme dont le résultat fut d’augmenter la haine, l’asservissement, le goût du sang à répandre. Les « sicks » se vengèrent des persécutions atroces des musulmans en étouffant la rébellion des cipayes, fidèles à Mahomet.

Parmi eux, l’Angleterre recrute sa meilleure armée coloniale. Comme le sang indien est essentiellement idolâtre, les sicks, à qui il est défendu d’adorer les statues et les images, ont transporté leur fétichisme inné sur les livres du Gourou Nanak et de ses successeurs.

Pauvre humanité enfantine, que les génies s’efforcent inutilement d’arracher à leurs erreurs et à leurs aveuglements ! En vain le grand homme veut rendre ses faibles frères, libres ; il n’arrive qu’à changer la forme de leur esclavage mental. Ce n’est pas au profit du Dieu véridique et invisible que tombent les anciens mensonges, mais ils cèdent la place à la construction de mensonges nouveaux.

À la religion des sicks s’ajoute pourtant un élément belliqueux qui les rend moins débiles et moins amollis que les autres Hindous.

Un détail curieux à noter : deux officiers français[3] exercèrent à la guerre ces mystiques qui ont gardé comme drapeau nos trois couleurs.

Cependant je dois dire qu’ils m’ont semblé aujourd’hui bien dégénérés de leur antique bravoure. Les Akalis, ces templiers sans mission désormais, se promènent sur les bords du lac ; ils m’ont tout l’air de bons toqués ou de saltimbanques. Ils exhibent une ferblanterie ridicule, un casque (si l’on peut appeler ainsi deux ou trois cercles enroulés à un turban, et des fleurs dans les cheveux), un marteau de fer et une cuirasse ; leur longue barbe, leur perpétuel marmonnement devant les images des Gourous, leur fierté un peu comique, tout concourt à nous les montrer comme des bateleurs de l’armée et de leur Église. Cependant, à l’épreuve on les sait sincères et fiers ; ils sont loyaux, ils se sont bien battus, et leur sang a coulé pour l’indépendance de leur foi et aussi pour le triomphe de l’Angleterre…

Le « Baba Atal » est, avec le Temple d’Or, le monument le plus important à visiter ; son architecture interloque. Il sert à deux fins : temple et tombe à la fois. Il s’arrondit en rotonde de marbre plaquée de feuilles d’or ; partout, du plafond, pendent des liasses de coton. Et une lampe électrique rend mes compagnons indigènes tout à fait enthousiastes !

Ah ! la vieille Inde est terminée dans le cœur de tous ces gens-là. Le prestige pratique de la plus jeune Europe a vaincu les magies millénaires de l’Asie grandiose. Les Anglais sont non seulement les maîtres mais les modèles de ce peuple lassé de traditions. Et je pressens que le christianisme, encore si lent à pénétrer, finira par triompher de ces religions caduques. Tous ces idolâtres tomberont entre ses mains comme un fruit mûr.

Je devine ici, chez les femmes spécialement, une grande soif d’idéal.

Elles ne sont plus pareilles à ces bengalies enivrées et voluptueuses, couvrant de leurs hommages le Lingham sacré ; elles sont graves, inquiètes d’un au-delà austère qui remplisse le vide de leur cœur. Jamais, je n’ai vu de disciples aussi appliqués autour d’un maître que ces épouses et ces mères, accroupies sur un tapis devant le Gourou vivant qui enseigne et chante les préceptes des Gourous morts.

XI

Le Dieu-Livre et le vol scriptural des Colombes.

Une jetée de marbre s’allonge dans le lac immortel pour conduire à ce temple d’or qui est la plus jolie et la plus résonnante bicoque de cette Bruges hindoue, aux béguinages guerriers. Les femmes se prosternent de très loin, vers ce pavillon pieux qui semble tantôt un phare de luxe, inutile et paisible, tantôt un nénuphar blanc et jaune issu de l’étang. Des colombes de toutes couleurs tourbillonnent autour du Dôme. Le chemin de marbre est jonché de fleurs ; dans l’eau trouble, d’énormes poissons, bien nourris par les offrandes des fidèles, approchent avec des mouvements qui luisent. Des hommes graves me vendent des plumes de paon.

L’églisette carrée est aussi riche que mignonne et malpropre, pleine de confiseries, de fleurs écrasées, de graines pour les oiseaux, d’eau lustrale, de coquillages, de loques suppliantes, de petites monnaies de cuivre et d’argent ; des prêtres aux yeux vifs, aux gestes lents la surveillent.

On s’y intoxique de parfums, de précieux mirages, — plaques d’or au plafond et aux murs, bronzes dorés, mosaïques que la cornaline, l’agate, le lapis, le rubis, la turquoise, font étincelantes, — de musique aussi, — des instruments pittoresques grincent sous les doigts ou les lèvres d’un orchestre sacerdotal qui grimace en hurlant, — de chants surtout, tantôt plaintifs, tantôt ironiques, qui montent du parquet où des saints sont accroupis, du dôme et de l’étage supérieur que parcourent, fantômes recueillis, les pèlerins.

Dans ce temple superbe, d’une architecture étriquée et caressante, s’enroule et se déroule une procession misérable : les pauvres d’âme et d’espoir venus pour mendier l’aumône du Rêve, de la Mélodie et de la Couleur. Devant les portes d’argent, passent des femmes languissantes portant des plats de cuivre ; et de tout petits enfants chétifs somnolent, muets et inertes, sur les épaules maigries. Je m’attarde devant le dais central aux glands dorés, sous lequel repose le Dieu-Livre, si frileux qu’il demande la protection de tapis brodés. Tout autour, des miroirs hypnotisent ; les musiques sautillent et traînent, le serpent des pèlerins processionnants tourne en anneaux humains, multicolores, dans les galeries supérieures, d’où sont jetés des coquillages vers la Parole écrite et frileuse sous les couvertures entassées.

Je monte vers les minarets et les dômes. Partout, de petits pavillons en bois accumulent des graines pour les colombes vertes.

J’ai compris : le Temple d’Or qui à sa base commence en bibliothèque devient à son extrémité un pigeonnier. En bas, le Livre a capté par les signes les Idées, ces colombes secrètes de l’Âme ; en haut, les oiseaux, pensées volantes de l’air, accourus à l’appât des légères nourritures rondes, écrivent les lettres vivantes d’un Livre magique, avec la courbe de leurs ailes, sur la page du ciel…


  1. Majordomes.
  2. Villa anglo-indienne.
  3. Les généraux Court et Allard appelés par Ranjit Singh.