Visions de l’Inde/Chapitre XIII

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Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 377-399).

CHAPITRE XIII

Les anglais dans l’Inde


L’Anglais tient l’Hindou à distance. — Misère et dégradation de ce peuple (triste condition des femmes). — Les castes supérieures disparaissent. — Comment les Anglais ont su imposer leur domination. — Cause puérile de la révolte des cipayes. — L’élite des indigènes est ralliée à l’Angleterre. — La famine et la peste. — L’Inde se réveillera-t-elle ?

I

L’Anglais tient l’Hindou à distance.

Lorsque quelques pages extraites de ce livre parurent dans les journaux, je reçus une énorme correspondance m’encourageant à persévérer dans cette sincérité qui n’est pas d’ordinaire le plus grand mérite des récits de voyages[1]. Ah ! l’Inde mensongère et de clinquant, l’Inde d’opéra-comique, vue à travers les livres antérieurs ou par des yeux prévenus !


« Quelles sont là-bas, m’écrivait-on de toutes parts, l’attitude et l’influence des Anglais ? En dernière analyse, qu’en résulte-t-il, du mal ou du bien ? »


Question énorme, dans laquelle on ne peut guère faire intervenir loyalement que les faits auxquels on assista.

Naturellement, en bon Français que je suis, je débarquai à Calcutta, mon siège fait. Les Anglais étaient des « barbares », ils exploitaient indignement un « noble peuple » arrivé à une civilisation extrême et qui désapprit la force[2]

J’eus bientôt à en rabattre, dès que je touchai l’Inde ; et cela, je dois en convenir, en faveur des Anglais.

Un Français, imbu des principes de 89, est tout d’abord dérouté par l’attitude dédaigneuse, la méthode aristocratique qu’ils appliquent à l’administration de leur immense colonie. Ces insulaires gardent, partout où ils passent, leur raideur, des manières qui font de l’espace autour d’eux, les parquent de nouveau dans une île.

Ce système est particulièrement adopté pour l’Inde ; et, il faut le reconnaître, il a merveilleusement réussi. L’indigène est disposé à admirer celui qui lui en impose ; le conquérir par un rapprochement cordial, lui offrir notre « fraternité » républicaine pourrait bien ne conduire qu’à devenir sa dupe. Il n’y a, entre les « natifs » et leurs maîtres, aucune familiarité, aucun voisinage.

Nous, Français, nous nous mêlons volontiers aux indigènes, par une naturelle sympathie pour nos semblables (même lorsqu’ils sont assez différents par la couleur et par la race), aussi par une sorte de religion humanitaire dont l’évangile, depuis longtemps cru et pratiqué, se formula en 89 dans la déclaration des droits de l’homme. Tel était le principe colonial de notre grand Dupleix, le premier administrateur de l’Inde, qui, lui, épousa une « begun ».

Avait-il raison ? Sans doute, il sied de garder une juste mesure, et les Anglais, par leur froideur et leur mépris, ont indisposé les meilleures volontés.

En tout cas, les amours entre Européens et Indiennes ont semé à travers le pays une race intermédiaire, les « Eurasiens », à qui sont fermées les carrières importantes et dont la valeur personnelle est souvent peu estimée.

On leur reproche leur indolence et parfois leur duplicité. L’Angleterre se refuse à les enrôler dans ses milices et les tient à l’écart des emplois publics.

En vérité, seules les femmes de basse condition, d’une pauvreté sordide, ou bien les courtisanes (pas toutes encore), prennent contact avec les Européens. Les autres sont inabordables. Pourrait-on ainsi, et par leurs mères, expliquer l’infériorité générale des « half cast »? D’autre part le blanc, capable de contracter une telle union, est considéré, souvent, par les siens, comme un déclassé[3].

Un Anglais qui se respecte est si intimement persuadé de sa suprématie de race et de religion qu’il n’a que des rapports officiels avec les natifs. Celui qui oserait, quarante-huit heures seulement (comme Loti ou moi, nous le fîmes à Calcutta pendant plusieurs semaines), habiter dans un quartier hindou, courrait le risque d’être mis au ban de la société et aucun de ses compatriotes ne le recevrait plus. Je prétends qu’aucun — je dis aucun — des Anglais qui sont « sur la liste », comme ils disent là-bas, c’est-à-dire « du monde », n’a visité l’immense Calcutta indigène et n’est allé voir cette atroce merveille dont j’ai parlé au début de ce livre : « le Temple de Rali » à Kalighât.

Dans la capitale de l’Inde comme dans toutes les autres cités, les conquérants se sont installés largement, magnifiquement, mais à une bonne distance des autochtones. À Calcutta, par exemple, Chorinji, le Maidan, « le quartier des palais », sont réservés aux Européens. Ils y vivent entre eux, forment une société à part, où l’Hindou et le Musulman ne pénètrent que comme subalternes.

L’Anglais méprise également l’Indien de haute et de basse caste ; il n’a guère d’estime pour les idées générales (le symbolisme religieux en dehors de la Bible) et les nuées métaphysiques. Il n’estime que le caractère. Aussi, pour lui, un brahmane ne vaut guère plus qu’un coolie. Une certaine dose d’ignorance historique chez le conquérant lui permet de considérer ces races si diverses sous l’appellation générale de « noirs ». Quand un Anglais a dit : « C’est un noir, » il pense avoir tout dit. Un noir, ça ne compte pas, c’est fait pour obéir sans observation — et s’il y a résistance, on l’assouplit à coups de trique comme un animal.

Cependant les règlements nouveaux, particulièrement ceux qu’édicta le sage Lord Curzon[4], protègent avec énergie les indigènes contre les mauvais traitements que leur infligeaient les blancs dans une colère souvent justifiée par la paresse et la perfidie de cette race.

Récemment, un officier anglais, irrité contre un soldat indien, le frappa violemment ; le noir avait les hypocondres dilatés, maladie assez fréquente dans le pays. Ce coup l’acheva : il mourut deux jours après. Le Vice-Roi, l’ayant appris, obligea l’officier à démissionner, à quitter l’Inde, et ruina sa carrière. Le parti des « Vieux Anglais » s’indigna de cette répression… Il faut dire que les indigènes eux-mêmes trouvent assez naturel d’être battus quand ils l’ont mérité. Ce sont de grands enfants qui vont au bâton aussi simplement que nos écoliers vont au pensum.

Il n’empêche qu’aujourd’hui lorsqu’on veut rosser son boy, — je ne me suis jamais permis cette brutalité, mais beaucoup de voyageurs et de résidents m’en ont affirmé la nécessité fréquente, — on est obligé de s’y appliquer chez soi, après avoir fermé soigneusement sa porte ; sans ces précautions, les tribunaux, ayant pu faire la preuve de vos sévices, vous puniraient sévèrement.

II

Misère et dégradation de ce peuple.

(Triste condition des femmes)

Vous croyez peut-être qu’une haine inextinguible a été la conséquence de ce traitement ? Vous vous trompez du tout au tout. L’Indien en a pris un véritable respect pour ses maîtres et, n’étant gêné ni dans ses rites religieux ni dans ses mœurs, il s’est habitué à cette vie séparée qui évite les chocs. De cette façon, chacun restant chez soi, les blancs et les noirs s’accordèrent.

« Que demandons-nous à une colonie comme l’Inde ? me disait un jeune assistant-collector. De nous rapporter beaucoup d’argent. »

Toute la question tient là, en effet, pour d’habiles administrateurs. L’Anglais n’a pas la prétention. d’ailleurs inutile, d’être aimé : il veut être confortable et « make money ». Le but est atteint. Malgré la famine et la peste, l’Inde rapporte régulièrement un surplus de lacks de roupies, c’est-à-dire quelque cent millions de boni sur les années précédentes.

L’Inde n’en est pas moins pauvre et malheureuse, cruellement. La plupart de ceux que vous voyez grelotter nus dans les provinces du Nord, pendant Thiver, n’ont pas les quelques cuivres suffisants pour acheter les cotonnades — d’ailleurs anglaises ou allemandes — qui les draperaient[5]. Les plus riches parmi les ouvriers et les paysans gagnent à peu près deux annas par jour, c’est-à-dire de quatre à six sous. L’initiative individuelle fait souvent plus pour eux que le gouvernement. Celui-ci n’intervient que dans le cas de peste ou de famine déclarées.


La situation des femmes s’annonce lamentable. Avec la décadence et la misère elle a empiré. Respectée et traitée presque en égale dans les temps primitifs, selon les lois de Manou, l’Hindoue est, depuis plusieurs siècles, la victime des prescriptions religieuses et sociales les plus tatillonnes, sous la tyrannie des brahmanes qui se cramponnent à cette dernière autorité sur la faible entre les faibles. Les veuves, qui cependant ne montent plus sur le bûcher marital, subissent une condition, pire peut-être, d’isolement et de dégradation[6].

Les maladies de la femme ne peuvent être soignées que par la sorcière. La naissance d’une fille est regardée, dans une maison indigène, comme un châtiment du ciel[7].

La campagne courageuse d’Anglaises et d’Américaines a cependant porté quelque allègement à cette servitude, qui pèsera encore, je le crains, sur une suite de générations.

La jalousie tyrannique des Hindous envers leurs épouses crée entre leurs vainqueurs et eux des raisons nouvelles de dissension et de défiance. L’autochtone méprise l’Anglaise aux allures libres et dont on peut voir les épaules dans les bals officiels. Le ménage anglais, devant qui la porte des zénanas est close, les considère comme des parcs à bestiaux humains et se détourne des natifs avec un dégoût accru par ces mœurs asiatiques.

En revanche, la Pauvresse étale, aux yeux de tous, sa naïve infortune, qu’elle subit avec cette résignation qui fait le charme auguste des femmes de là-bas.

J’ai gardé dans l’œil l’interminable théorie des Indiennes obligées aux durs labeurs. Je les ai vues travailler aux gares, aux routes, aux édifices. C’est elles d’habitude qui portent sur leur magnifique chevelure les pierres pesantes. Leurs bras, dont le galbe pourrait être envié des blanches les plus belles, maintiennent par un prodige d’équilibre ces morceaux de roc dont nos ouvriers ne se chargeraient pas… Elles passent, silencieuses, résignées, ornées, comme de pauvres idoles, avec seulement des verroteries et de la cire, mais agiles comme des acrobates et majestueuses comme des reines !


Un pays a beau posséder en lui-même des ressources, il se dépouille s’il perd ses industries. Les châles de Cachemire, les étoffes de Delhi ont été quasi supprimés par la volonté de Manchester, qui ne supporte pas la concurrence. En revanche, le trafic, le commerce, sont encouragés par les envahisseurs. L’insolence des marchands s’étale, pansue et luisante ; ceux-là sont carrément anglophiles. Leur fortune date de la conquête, leur respectabilité aussi ; leur caste suivait de très loin celle des guerriers et des brahmes. Aujourd’hui les marchands s’élèvent, quand ils ont réussi, presque au rang des rajahs. À peu près tout le reste est coolies, c’est-à-dire pauvres gens qui se battent pour porter un paquet et que l’on paye par un coup de canne…

III

Les castes supérieures disparaissent.

Il n’y a plus de « Tchatrias ». La caste des guerriers a été décimée par les guerres intestines et les révoltes ; il n’en reste que dans quelques États indépendants, à Jeypore ou au Dekkan. La Grande-Bretagne recrute ses troupes natives (avec elles elle a conquis l’Égypte et défendu ses prérogatives en Chine) parmi les Shiks, secte nouvelle, ni musulmane ni hindoue. Ceux-ci détestent particulièrement les enfants du Prophète qu’ils égorgèrent à qui mieux mieux, pendant la révolte des Cipayes, faisant ainsi le jeu des conquérants[8].

Il faut diviser les brahmanes en deux castes, celle des gourous ou professeurs et celle des prêtres.

Cette dernière ne mérite que réprobation. Inférieure, vile, vénale, elle exploite, par tous les moyens, les superstitions populaires, monnayant ses mensonges et ses fourberies. Elle est encore, malheureusement, très influente. C’est elle qui a maintenu, et maintient encore le peuple dans la crainte, la servilité et l’ignorance. Elle a permis à toute époque aux envahisseurs de s’installer dans une Inde divisée et affaiblie, chez qui était tarie par eux toute capacité de résistance. Si le christianisme arrive à miner leur prestige, il fera plus pour l’émancipation de l’Inde, — profondément religieuse par nature, — que toutes les législations et tous les collèges.

L’autre caste, celles des « gourous», était autrefois, non pas peut-être comme elle s’en larguait, « la tête de Brahma », mais le cerveau de l’Inde, le palladium de la tradition et de la philosophie. Ces brahmanes qu’on appelle aussi les « pundits », c’est-à-dire les savants, ont à peu près perdu leur autorité et, chose plus grave, ne se reproduisent guère. Dépaysés par leur science mystique dans ce monde d’argent et de « struggle », ils dépérissent comme une branche qui ne tient presque plus à l’arbre.

Ils risquent de disparaître totalement, d’ici peu ; car ils n’ont plus leur raison d’être. D’une part, à cause des lois de Manou, ils ne peuvent se mêler au monde moderne ; de l’autre, ils se raréfient, stérilisés par l’isolement et la tristesse.

Cependant j’en connais qui ont fini par accepter des places de commis dans l’administration anglo-indienne et qui font élever à grands frais leurs enfants en Angleterre. Ceux-là se sont résignés. Ils renoncent aux privilèges de leur caste à qui autrefois était réservé le rôle d’éducatrice, d’instructrice et de directrice de conscience. Ils acceptent la société nouvelle, égalitaire et positive.

IV

Comment les Anglais ont su imposer leur domination

L’Angleterre a fait beaucoup pour l’instruction des natifs.

Elle a multiplié les écoles. Ils y apprennent : les sciences physiques, l’histoire, l’éloquence, les belles-lettres, la médecine, le droit, — oh ! le droit surtout ! La quantité de « babous » qui deviennent avocats est considérable. Il y a même des juges indigènes. La moitié de l’Inde chicane l’autre moitié et gaspille en procès son reste de fortune.

Mais de cette éducation, aucun homme d’action ne saurait sortir ; il ne pourra naître que des politiciens, des politiquailleurs qui remplissent déjà les journaux de lettres à « l’éditor », réclament l’indépendance sur le ton d’un enfant qui demande la lune, créent, étant « outcast »[9], des agitations en faveur d’un, hindouisme sans rites et sans foi appelé « brahma-samajh », et qui est à la religion des ancêtres un neutre protestantisme.

Vous pensez si Albion rit dans ses favoris roux de ces petits serpents chauffés dans son sein ; à eux tous réunis, ils ne valent pas le patriotisme ignorant et féroce d’un Nana-Sahib.

En somme, les Anglais peuvent dormir en paix ; ils connaissent trop maintenant l’âme d’enfant de ce grand peuple. Celui-ci se décompose en races différentes ; mais chacune porte trop les mêmes caractéristiques de la même décadence pour ne pas être captée par les mêmes moyens.


« Il y a trois choses qui font que les Indiens nous respectent, m’expliquait un député commissionner. D’abord notre haute taille, ensuite notre impassibilité ; enfin, la façon dont nous rendons la justice. »


Sur ces paroles, on pourrait écrire un livre. En effet, « le bel Hindou », pour qui se pâment à Londres les ladies philanthropes, n’existe pas ou reste une exception. La plupart des natifs sont chétifs, malingres, avec des jambes en fil, une poitrine qui les empêcherait, chez nous, d’être soldats ; et cela non seulement dans le Bengale, mais jusque vers le Nord, jusqu’à Lahore et Peshawour, où la race devient plus belle parce qu’elle est mêlée au sang libre des Afghans.

Naturellement, l’Indien, âme faible dans un organisme épuisé, se nourrissant mal et débilité par son Dieu-Soleil, est d’une nervosité presque hystérique ; le fanatisme enflamme ses nerfs misérables comme une torche un fagot de bois sec. Cette exaltation, qui va jusqu’au suicide et au meurtre, est suivie de dépression profonde. Si vous n’insultez ni leurs dieux, ni leurs femmes, ces paresseux éternels vous laisseront faire tout ce que vous voudrez chez eux ; et ils continueront à fumer leur houka.

V

Cause puérile de la révolte des Gipayes.

On ignore couramment plusieurs des causes qui amenèrent la révolte des Gipayes. L’Angleterre eut intérêt à les grossir pour augmenter d’autant sa victoire. Il y eut peut-être moins complot patriotique que mécontentement religieux.

Si j’en crois la tradition en cours chez les natifs, certains soldats musulmans se révoltèrent parce que l’enveloppe de la cartouche à mordre était en peau de porc ! Cette maladresse d’un fabricant manqua faire perdre sa plus belle colonie à la Grande-Bretagne. Une fois le foyer allumé, l’incendie s’élargit naturellement.

Les Hindous, d’ailleurs, s’y mêlèrent peu ; les Musulmans, qui, seuls, ont gardé quelque énergie, firent tous les frais de la guerre. Ne croyons pas tant à l’invincibilité de l’Angleterre, mais reconnaissons la profonde déchéance des peuples de l’Inde ; cette révolte a été écrasée non pas tant par les Anglais, comme ils tendraient à le faire croire, que par d’autres natifs !

Les troupes de la Reine, surprises, se défendirent admirablement ; mais jamais les Anglais seuls n’ont pris Delhi et n’auraient pu le prendre.

Cette secte nouvelle, les « Sikhs », dont j’ai décrit la ville sainte, Amritsar, née guerrière et que les Musulmans décimèrent autrefois, fut en la circonstance, excitée et armée par les Anglais : « Une occasion providentielle se présente. Tirez vengeance des enfants du Prophète. Ils vous ont chassés de Delhi : prenez Delhi ! » Les bons Sikhs se firent tuer, mais prirent Delhi, en effet, et… délivrèrent les Anglais.


Dites-moi ensuite si ce peuple de cinq cents millions d’âmes, en comptant la Birmanie, n’est pas, de par ses tares, voué encore pour longtemps à servir ses maîtres ? Les Anglais savent leur en imposer, leur suggérer qu’ils sont, eux Anglais, « the strongest men in the world ». Et cependant ils ne sont représentés que par une poignée d’hommes disséminés dans tout l’empire : à peu près cent mille !

Il s’agit moins d’être les plus forts que de le faire croire.

VI

L’élite des indigènes est ralliée à l’Angleterre.

En visitant l’Inde, je me suis expliqué l’étrange attitude d’Hindous intelligents et instruits rencontrés en Europe ou en Asie, et qui m’irritaient par cette affirmation :

« Si, à certains égards, la domination de l’Angleterre apparaît un mal pour notre pays, elle est, en tous cas, disaient-ils, un mal inévitable. »

Opinion partagée, avouons-le, par presque tous les Hindous sages et patriotes. Si vous les pressez, si vous cherchez à réveiller en eux le vieux ferment d’indépendance, ou si vous leur faites luire l’espoir d’un autre protectorat plus doux, ils secouent la tête avec scepticisme ; ou leur amour-propre se rebelle.

« C’est vrai, continuent-ils, nous sommes les esclaves et ils sont les maîtres, mais ce sont les plus grands maîtres du monde ! Leur civilisation est la meilleure en votre Europe et jamais nous ne supporterions le joug des Russes, ces barbares. »

En effet, que la Russie force le Khyber-Pass ou violente Quetta, il est probable — et c’est quelqu’un qui a voyagé sur ces frontières qui parle — que toute l’Inde du Nord se lèvera, prête à mourir pour l’Angleterre.


Les critiques précédentes maintenues, l’Angleterre a transformé l’Inde. Elle y a combattu la famine et la peste avec un zèle et une science que, de loin, on peut soupçonner et railler, mais qu’on doit admirer quand on en a vu les efforts. Elle a créé des canaux d’irrigation qui feront avec les déserts du centre des plaines fertiles. Il y a des chances pour que la famine soit endiguée et même disparaisse, grâce à ces canaux bienfaisants.

VII

La famine et la peste.

C’est une basse calomnie que de croire l’Angleterre capable de favoriser la famine et la peste pour affaiblir l’Inde et ainsi la maintenir en servitude. D’abord, nous l’avons dit, l’Angleterre, pour garder ce pays, n’a pas besoin de tels moyens ; ceux dont elle dispose loyalement lui suffisent. Et nous les avons énumérés.

Au contraire. Elle combat ces fléaux avec beaucoup d’énergie, de sagesse et de persévérance. J’ai vu les chantiers de famine, j’ai assisté au zèle des corps médicaux pour arrêter la peste. Les Anglais ont fait et font dans ce sens tout ce qu’ils peuvent ; le grand obstacle ne vient pas d’eux mais de l’ignorance des habitants, de leur superstition et de leur paresse.

Des docteurs européens ont été lapidés par une population stupide et méfiante, ne voulant pas accepter le traitement hygiénique qui consiste à isoler les cases et les malades. Ces intelligences obtuses et vraiment décadentes raisonnent ainsi : « Il faut que ces gens aient à nous soigner quelque grand intérêt personnel ; nous ne voulons pas être leurs dupes. »

L’idée d’humanité et de philanthropie ne pénètre pas en de tels cerveaux. Quoi qu’on fasse pour eux, ils s’imaginent toujours qu’on veut les exploiter. Comme les faibles, ils ne comprennent que la loi d’égoïsme.

Quant à la famine, avouons qu’une partielle négligence peut être reprochée à l’administration britannique.

Je le sais, elle établit des chantiers de famine où, selon leur travail, sont rétribués les affamés ; et même les impotents et les malades reçoivent quelque secours. Seulement on n’a pas eu le courage de s’opposer aux spéculations effrénées des marchands qui drainent les récoltes, profitant de la rapacité de l’indigène assez imprudent pour ne rien réserver dans ses greniers. Qu’une mauvaise année arrive, et les agioteurs qui ont leurs magasins remplis jouent à la hausse, quitte à laisser mourir de faim des milliers et même des millions d’individus.

Sur les quais de Bombay et de Calcutta, à certaines époques de famine, les ballots de blé et de céréales de toutes sortes s’entassaient, devenus hors de prix par l’avarice des négociants. De ce point de vue, les chemins de fer, au lieu de déverser dans une province malheureuse le surplus d’une autre province plus favorisée, n’ont servi qu’à entraîner du centre vers les ports les richesses de la terre qui n’a plus ainsi nourri ses hommes. Je le répète, le meilleur remède est encore les nouveaux canaux d’irrigation que l’on a creusés.

VIII

L’Inde se réveillera-t-elle ?

Le pays, dans son ensemble, offre une sécurité presque complète. Partout vous y trouvez, sinon tout le confort possible, du moins une hospitalité passable.

Pour ma part, je dois dire que, depuis le vice-roi, qui a bien voulu m’inviter chez lui à un lunch cordial, jusqu’au dernier des « station-masters », j’ai pu voyager dans l’Inde anglaise sous une protection quasi paternelle, et au milieu d’une sympathie qui fut pour moi, Français, plus large que pour d’autres Européens. Une administration très habile, un service de postes et télégraphes admirablement compris, un commerce très florissant, qui, par exemple, de Bombay et de Calcutta, fait des ports de premier ordre dans le monde, ont jeté l’Inde dans le mouvement progressif des grandes nations européennes. Évidemment cette amélioration est surtout extérieure, mais elle n’en reste pas moins certaine

Les chemins de fer, très commodes, sont si heureusement distribués et compris, que l’on peut parcourir toute l’Inde rapidement, à heure fixe et dans les meilleures conditions. Il serait même à souhaiter que nos colonies, sans parler de certains de nos départements, soient aussi bien sillonnées de voies ferrées que la plupart des provinces de l’Inde.

Voilà le grand service, service unique en effet, que rend l’Angleterre à cette immense presqu’île sans unité, sans communication avant elle. Il serait injuste de ne pas le reconnaître. La Grande-Bretagne allume, en la rassemblant, la conscience générale de ce peuple épars. Il faut voir dans les gares le troupeau bruyant de ces hommes à épiderme sombre, vêtus de chiffons colorés : les cinq langages de la presqu’île se heurtent ; les mœurs les plus diverses se connaissent ; les plus inconnus fraternisent. Peu à peu, tout le territoire ne formera plus, vraiment, qu’un seul organisme social.

Et, ce jour-là, le réveil tant attendu de l’Inde commencera. Dans la douleur, dans la servitude, sous le faix des impôts, l’Inde anglaise se sera connue une seule Inde, une même patrie. Au contact du vainqueur pratique, elle aura compris que le rêve et l’ivresse sont funestes, que l’action est bonne, que vivre au lieu de se regarder vivre peut être grand…


  1. Tel fut particulièrement le cas de M. Jacolliot ; ce juge anticlérical de Pondichiéry se révéla le pire des « humbug » ; les livres qu’il accumula sur les religions et les miracles de la péninsule forment un tissu d’erreurs et de racontars. L’imagination des Français, gens plutôt sédentaires et assez peu capables d’aller vérifier sur place, en a été complètement bouleversée. Ainsi a été faussée notre conception de l’Inde mystique.
  2. Le raisonnement des rares Indiens anglophobes revient en effet à celui-là, qui ne manque pas d’ingéniosité. « Les Barbares, disent-ils. (c’est historique) ont toujours conquis les peuples plus raffinés. La force est l’attribut passager des races jeunes, aptes aux émigrations et aux envahissements, tandis que les nations âgées, comme la nôtre, s’engourdissent et finissent par subir la domination des plus impétueux, des moins civilisés. » Les autochtones qui argumentent de la sorte, oublient que l’Inde a été conquise par l’Angleterre, grâce à ses divisions intestines, au fanatisme des sectes, à l’aveulissement d’une populace abrutie de narcotiques, laissée, par la tactique des brahmanes, dans la plus absurde et la plus épaisse ignorance, et, en quelque sorte, à l’état sauvage.
  3. Néanmoins les exceptions abondent, particulièrement pour les Eurasiens de vieille souche, dont le sang est français ou portugais.
  4. Ce grand homme est dans l’Inde très critiqué par ses concitoyens, surtout parce qu’il veut mettre la main à tout pour réprimer les vieux abus ; les ingénieurs lui reprochent même d’intervenir jusque dans la construction des routes et dans la réparation des ponts.
  5. Voir dans le chapitre : Les villes du Livre, ma causerie avec un brahmane à ce sujet.
  6. Une aventure que j’eus à Lahore témoigne des cruelles et viles extrémités où sont réduites ces malheureuses, qui parfois n’ont jamais connu les maris, à qui on les a attribuées, enfants.
  7. Je me réserve de décrire cette suprême infortune dans un prochain livre : le Couple futur, continuant les études féministes inaugurées par l’Ève nouvelle.
  8. J’ai étudié les Shiks dans mon chapitre Les villes du Livre à propos de leur ville sainte Amritsar.
  9. Hors caste, les nouveaux parias qui protestent contre les traditions et les lois anciennes, différents des parias ordinaires, en ce qu’ils lèvent la tête et sont instruits.