Visions de l’Inde/Chapitre XIV

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Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 400-410).

CHAPITRE XIV

Psychologie du voyageur


Mélancolie et solitude. — Le jeune homme de Manchester en voyage. — Le Français qui ne peut se passer de sa mère. — Le libertin. — Il nous faut des mères « nouvelles ».

I

Mélancolie et Solitude.

Oh ! les déchirements, les tristesses, les ensevelissements d’âme, loin de la patrie, loin de la race maternelle !

Il faut en avoir été arraché pour se rendre compte qu’on y adhérait profondément, — qu’on les aime et qu’il est doux de voir un visage de son pays, d’entendre le langage que l’on a parlé enfant et de reposer des yeux las d’étonnement sur des horizons enfin connus et familiers…

Surtout lorsqu’on voyage seul, lorsque l’âme ne se renouvelle pas, ne se détend jamais auprès d’une âme pareille ! Les plus belles choses elles-mêmes sont flétries, quand on les voit de ses seuls yeux, quand nul ami, nulle amie ne peuvent partager vos impressions.

Ces visages sombres, quémandeurs, défiants, douloureux, mais qui ne sympathisent jamais, finissent, se dressant inlassablement autour de vous, par devenir angoissants et funestes. On sent très bien qu’ils ne sauraient nous aimer, ces beaux yeux languissants et amers ; d’abord parce que les races différentes sont plus encore séparées par le sang que par les océans et les abîmes, ensuite parce que nous, les visages clairs, même n’étant pas anglais, nous apparaissons les conquérants, les usurpateurs, tandis qu’eux restent les craintifs et les opprimés…

Une pensée domine ces êtres : abuser de leur faiblesse afin de nous tirer par supplication, par ruse, le plus d’argent possible. Race amollie, qu’il faut plaindre ; car la perfidie et la vénalité sont les premiers signes de la faiblesse. Je n’ai pas senti mon cœur se serrer davantage devant l’horrible spectacle des affamés ou les hideurs de la peste ; et j’ai peut-être regretté le vice des âmes plus que la souffrance des corps ! Peuple lamentable qui a perdu sa générosité antique et sa grandeur et qui, peureux des coups et pliant le dos devant la menace, ne devient obéissant et laborieux que sous la cravache levée !

Parfois, je me trouve si las et si triste, je me comprends si dépaysé, si jeté par lèvent du destin, loin des terres où gisent encore mes racines, que l’envie me prend de changer mon itinéraire, de refuser lu chance qui m’a conduit jusqu’ici dans la plus belle contrée de la terre, parmi les augustes merveilles du plus colossal passé… Oui, je voudrais faire mes malles, fermer mes valises, renvoyer mon « boy » et prendre au plus vite à Bombay un paquebot français où il y ait des femmes de mon pays, des paroles sonores, des visages ouverts, des rires, — on ne rit pas chez les Anglais ; et chez les Hindous, on se tait, on gémit, on ricane et on crie ; — oui, des rires, du bruit joyeux, de la vie éclatante, de l’amitié, de l’amour…

Je n’ai comme compagne que mon âme, mon âme désolée au milieu de la splendeur des paysages et des souvenirs ; elle les regarde à travers un voile de demi-deuil. Comme ces cités merveilleuses me passionneraient si je pouvais confier à un autre les sensations dont elles m’enrichissent, au lieu de les laisser refroidir sur mon carnet de notes ! Et quel réconfort si je les réchauffais à la flamme d’un cœur selon le mien !

Quelle pusillanimité ! ne pas se suffire à soi-même… Pauvre sang latin (pauvre et si riche) qui d’abord bat d’amour !

Dieu m’est témoin : toute ma jeunesse, je l’ai passée à vouloir être seul, à combattre cette sensibilité impitoyable. Pour cela, j’ai quitté ma ville natale, je me suis enivré de Paris comme d’une puissante liqueur, j’ai parcouru le vaste univers, savourant les vers désillusionnants de Baudelaire :

Comme le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

J’ai pleuré de joie sur l’Acropole et de douleur parmi les ruines de Thèbes ; enfin, je suis venu ici respirer la fièvre et les fumées de la mort. Hélas ! partout m’a manqué le cœur fraternel. Partout j’ai été morne et inquiet et je n’ai pu être heureux. Mais il était bon de poursuivre le rêve de solitude et de noblesse. Peu importent quelques larmes versées, si la volonté n’a pas plié devant les pires circonstances.

Mieux vaut souffrir que de céder aux fatalités, que de faillir au terrible idéal…

II

« Le jeune homme de Manchester en voyage. »

Dans ses « Lettres de marque », Rudyard Kipling a décrit avec sa pittoresques ironie le type le plus commun du voyageur anglo-saxon. Moi aussi, je l’ai rencontré sur ma route, ce « jeune homme de Manchester » brutal, superficiel, important, acheteur de pacotilles…

Ce globe-trotter traversait Bombay, — tous les chemins conduisent à Manchester, — pour retrouver son home à Christmas. Il venait de parcourir l’Amérique, la Nouvelle-Zélande et l’Austrahe. S’apercevant qu’il avait huit jours à « perdre » à Bombay, il conçut le modeste projet de « faire l’Inde ».

À son retour, il explique qu’il s’est beaucoup plu à Agra, que Delhi l’a intéressé, et, profanation suprême, qu’il s’est bien amusé au Taj ! Il va ainsi dans la vie et sur la terre, se plaisant à toutes choses, parce qu’il est satisfait de lui-même. Avec une étincelante originalité, il remarqua que l’Inde est un « grand pays » et qu’on y trouve maintes fois l’occasion de faire des achats. À vrai dire, ce jeune homme fut la proie toute désignée des marchands ambulants. Il a acheté « tant » des châles et des broderies, et « tant » des bijoux. Il aime à vous confier le prix qu’il a payé, car c’est la seule mesure selon laquelle il juge ses plaisirs. Ces cadeaux sont destinés à ses amis d’Angleterre, et il les croit tout à fait « orientaux », bien que son argenterie sente les modèles du Palais-Royal et que ses rubans soient teintés à l’aniline.

Par malheur, l’homme ne trouve son plaisir qu’à navrer son semblable. Cet Anglais en rencontre toujours un autre qui lui révèle à quel point il a été « roulé ». Alors le jeune homme de Manchester crie et gesticule, blessé au vif dans ce qu’il a de plus sensible, déclarant que « By Jove ! rien ne l’embête plus que d’être roulé, » En effet, il a été refait, et il en souffre ; car il n’est qu’amour-propre…

III

« Le Français qui ne peut se passer de sa mère. »

Nous appartenons, nous Français, à une race moins robuste et moins simple, pour laquelle les Anglais ont trouvé le qualificatif d’ « émotional ». Oui, nous sommes des émotifs ; et, en face du jeune homme de Manchester qui court volontiers le monde pourvu qu’il rejoigne sa famille à Christmas, il convient de décrire le « jeune Français qui ne peut se passer de sa mère » ; c’est un exemplaire très représentatif des latins en promenade mondiale.

Celui-là part avec un beau sourire, fier de se sentir libre et homme, enfin.

Mais, à peine Notre-Dame de la Garde a-t-elle disparu de l’horizon provençal, que déjà il souffre de tout son être déraciné. Sur le bateau des Messageries qui l’emporte, il cherche un compagnon possible. Si c’est une femme, il ne la quitte plus. Il place auprès d’elle son fauteuil de bord ; si elle se lève, il la suit pour faire sur le pont la promenade paresseuse qui dégourdit les jambes, mais laisse encore prisonnier. Au fond, il bénit cette petite cité voguante où il se sent en famille et gardé.

Le « jeune homme qui ne peut se passer de sa mère » est généralement riche et oisif ; seul enfant mâle, s’il a une sœur, elle a été pour lui une seconde mère encore. Son père, commerçant ou soldat, possède une énergie héréditaire, presque toujours soumise à l’influence de sa femme ; mais sa vieillesse vigoureuse rappelle une autre époque ; et il est, même aujourd’hui, apte à la lutte et au joyeux effort.

Le fils n’est plus que sensibilité et faiblesse égoïste. Il est évidemment gracieux et intéressant ; mais quelle race étriquée et débile sortira de lui s’il ose fonder une famille, ce qui n’est même pas sûr ! Toutes les merveilles instructives du voyage sont pour lui enveloppées d’un voile trouble ; il ne vit pas des spectacles nouveaux, il ne se ranime qu’au courrier de France ; et sa principale préoccupation, partout où il passe, est que ses lettres le suivent.

Dès qu’il a mis le pied dans un hôtel, la première question au manager n’est pas le prix de sa chambre et des voitures, mais s’il y a un Français à la maison. Le domestique qu’il a choisi l’exploite effrontément ; peu importe, pourvu qu’il n’ait pas à faire ses malles, à payer lui-même ses notes et à prendre son ticket à la station. Voulez-vous l’éclairer sur son sort de dupe ? Aussitôt son œil se voile d’un profond chagrin. Il vous supplie de ne pas continuer, de lui rendre le service de le laisser « ne pas savoir », il tient à cette ignorance à moitié feinte. Comme il est intelligent, il se doute bien qu’il est volé, mais il préfère tout supporter plutôt que de réagir.

En somme, il n’aura rien appris dans sa pérégrination, qu’il écourte le plus possible, sinon qu’il ne peut se passer d’un abri, d’une petite patrie, d’un coin chaud. Il aura constaté cruellement sa faiblesse et aura décidé cette chose lamentable : qu’il ne peut s’en corriger.

IV

Le libertin.

Je connais encore un autre type de Français en voyage. Celui-là ne cherche pendant ses errances qu’intrigues et romans. Il court après les femmes qui passent et oublie le reste de l’univers.

Est-il dans l’Inde ? il méprise les temples insensés et magnifiques, les monuments, les ruines, les foules natives dont l’âme mystérieuse est toute une Bible humaine nouvelle ; il fuit aussi les milieux anglais ou américains où il pourrait puiser l’exemple du « self control » et du « business man ». En revanche, il s’éternise dans les bazars, grimpe le raide escalier des prostituées, insulte les cochers, menace de son bâton ceux qui ne comprennent pas sa langue, laquelle est la seule qu’il sache parler.

Dans le boarding house où il habite, il s’exerce à débaucher sa voisine, grimpe sur ses malles pour la voir se déshabiller par-dessus le simple paravent qui sépare les chambres ici. Tandis qu’autour de lui, la science de la vie coule dans les rues populeuses, il passe ses soirées avec la patronne de l’hôtel à jouer aux jeux innocents, parce qu’on s’embrasse aux gages…

Enfin, il songe tout à coup que sa maîtresse laissée en France pourrait ne pas lui être fidèle, et il prend le bateau à Bombay afin de la rejoindre à Nice et l’empêcher de convoler avec un autre monsieur…

V

Il nous faut des mères « nouvelles ».

Que faire à cela ? me direz-vous. Les racines de notre mal sont profondes ; nous ne les arracherons pas en un seul siècle. Les sévères leçons que notre pays a déjà reçues ne suffisent pas. Il faut une éducation nouvelle et surtout d’autres mères, d’autres femmes, des êtres de fierté, d’indépendance et non pas de vertu peureuse et d’aveugle amour.

Ah ! si nos mères savaient le mal qu’elles nous font en voulant nous aimer trop ! Leur atmosphère de tendresse jalouse est un exquis poison dont nous ne pouvons plus nous passer. On dit que les Chinois périssent par l’opium. Nous périssons, nous, par un opium pire et plus charmant, la caresse familiale, le soin constant qui débilite, enlève l’initiative, corrompt ce magnifique métal du courage, avec lequel nous avons forgé non seulement le glaive, ce qui est peu, mais l’idéal qui a rénové le monde.

Jamais je n’ai mieux compris mon devoir de « féministe » qu’en ces lointaines contrées, en voyant les chers, les délicats frères de mon sang, dépaysés, affaiblis, effrayés, ou superficiels et fanfarons.

Et cela, c’est la faute d’abord de nos mères, puis de nos sœurs, puis de nos amantes. Purs ou passionnés, leurs baisers nous anémient, font de nous un peuple nerveux et craintif, alors que nous sommes nés pour devenir des conquérants et des hommes libres.

Cette tendresse dont le Français est avide, il n’est pas juste qu’il la reçoive à sa naissance comme un don gratuit du destin ; il est mieux qu’elle ne lui soit donnée que s’il la mérite, s’il l’a gagnée.

Et pour obtenir ce but de joie intime et reposante qui excita, au moyen-âge déjà, les merveilleuses prouesses humanitaires de la chevalerie, nous verrons peut-être son énergie anémiée se reconstituer pour de nouveaux et magnifiques exploits.