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Visite après boire

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 53-65).


Visite après boire


À Jules Truffier.



J’ai défoncé d’un coup de poing
Un caquillon de vieux gravelle.
Un rayon d’or en ma cervelle
S’est introduit, je suis à point.

Devant l’armoire aux confitures
Ma table s’est mise à valser ;
Mon lit demande à m’embrasser.
Seigneur Jésus, que d’aventures !
 
Et les bouteilles au long cou
Me contemplent d’un air si tendre !
Je ne me lasse pas d’entendre
Les cascades de mon coucou.


Ma foi, tant mieux ! Vive la joie !
Et je souris béatement.
Vous croiriez voir un garnement
Qui s’attable en face d’une oie.

D’un rayon d’or je suis féru.
Je ris, je ris ; j’en deviens bête.
Et voilà qu’en tournant la tête,
Quelque chose m’est apparu.

C’est comme un bateau qui chavire
Comme un prunier qui va branlant,
C’est rose et bleu, c’est noir, c’est blanc,
Ça tourne, tourne, et vire, vire.

Tiens, une femme !… Eh oui, ma foi,
Même une assez belle gaillarde ;
Voyez-la donc qui me regarde
Et se gaudit, Dieu sait pourquoi.

Ses larges mains sont assez blanches,
Et son visage ! un vrai soleil !
Des yeux noirs, un teint plus vermeil
Que le jour au milieu des branches.


Pas du tout fière avec cela ;
Ce n’est pas une mijaurée.
Au pavillon de la marée
On connaît de ces beautés-là.

« Ah ! dis-je, quel est ce mystère
Et pourquoi me fixer ainsi ?
Ne savez-vous pas que voici
Un vertueux célibataire ? »

« Turlututu, chapeau pointu,
Rassure-toi, fait la donzelle.
Comme toi je suis demoiselle ;
Je n’en veux pas à ta vertu.

Je suis la muse peu sévère
Que nos vieux pères aimaient tant,
La muse qui laisse, en chantant,
Tomber des roses dans son verre.

Marot et le pauvre Villon
M’ont fait courir la pretantaine ;
Sur les genoux de La Fontaine
J’ai retroussé mon cotillon.


Molière aux fers d’une inhumaine
Oubliait tout en mon retrait ;
La bonne vieille Laforêt
Était ma cousine germaine.

Despréaux voulut m’en conter,
Mais ce n’était que radotage.
Régnier me plaisait davantage ;
Il fallait l’entendre chanter !

Et Voltaire ! La bonne pièce !
Quelle malice ! Avons-nous ri !
Ce fut mon singe favori ;
Mais je n’aimais pas trop sa nièce.

Ah ! Vive Dieu ! que de galants
M’ont adorée à mon aurore !
Ne suis-je pas plaisante encore ?
Je n’ai pas même deux mille ans ! »

« Deux mille ans et si peu chenue !
Dis-je, vraiment vous m’étonnez. »
Mais elle fait un pied de nez,
Tire la langue et continue :


« Hélas ! nous étions si contents !
Vêtu de rose et d’émeraude,
On s’en allait à la maraude
Au jardin de Roger Bontemps.

Mais la gaîté n’est plus de mode.
Mettre son cœur à l’abandon,
Jouer, folâtrer, allons donc !
C’était bon sous le vieil Hérode !

J’ai vu le temps où nos Français,
La tête au vent comme raquette,
Aimaient à la bonne franquette,
Sans autre forme de procès.

Ils poursuivaient la fantaisie
Au clair soleil, par les prés verts ;
Toujours leur cervelle à l’envers
Gardait un grain de poésie.

Aujourd’hui, quel monde assommant !
Plus de jeunesse ! on parle en prose.
Le chardon vient après la rose ;
Après le bal, l’enterrement.


Le rire plein, large et sonore,
Le franc rire de nos aïeux
Ne s’envole plus vers les cieux ;
C’est à jurer qu’il déshonore !

Et le bon vin qui fait loucher,
Le vin gaillard, fils de nos vignes,
Où sont les vaillants qui soient dignes,
Ah ! seulement d’en approcher ?

Tandis qu’en mon verre il rougeoie,
Plus d’un se râpe le palais
Avec l’ale ou le gin anglais.
Ils ont l’ivresse, non la joie.

D’aucuns en pays allemand
Vont se griser de lourde bière ;
Autant vaudrait se mettre en bière
Pour attendre le jugement.

D’autres, que Dieu les récompense,
Boivent dans un pot à pisser
Quelque chose qu’on voit mousser ;
Le cœur me lève quand j’y pense.


Fi, pouah, pouah ! Les vilains goulus !
Le diable soit de leur bourrache ! »
Et la voilà qui tousse et crache :
« Les pauvres gens ! n’en parlons plus. »

« Je voudrais, dis-je, belle brune,
Vous offrir un peu de vin blanc.
Les bouteilles sont sur le flanc,
Hélas ! il n’en reste pas une ! »

« Bah ! mon ami, c’est pour le mieux.
Veux-tu savoir ce qui me fâche ?
C’est que le monde soit trop lâche
Pour me regarder dans les yeux ;

C’est, quand pointent la violette,
Le bouton d’or et le souci,
Qu’il me faille rester ainsi
À la maison toute seulette.

Car je suis encor sûrement
La mieux faite du voisinage.
Aurais-tu deviné mon âge ?
Ne vaux-je pas un compliment ?


On a beau dire, on a beau faire :
Il faut coqueter ; c’est la loi.
On n’est pas belle que pour soi,
Et l’amour est la grande affaire.

Quoi ! Plus même un pauvre bouquet
Noué d’un bout de faveur bleue !
Pas un pompon rose à la queue
De Sans-Souci, mon bourriquet !

Puisque le monde m’abandonne,
Moi qui l’avais tant diverti,
Je te prendrai comme apprenti,
Malgré ton ventre qui bedonne.

Tu ne sembles pas très malin ;
Je te dégourdirai, peut-être.
J’ai bien mené les vaches paître,
Au temps jadis, avec Colin.

Nous irons au soleil de France
Voir reverdir les églantiers. »
Et j’ai répondu : « Volontiers !
Grand merci de la préférence.


Que je voudrais vous consoler !
Je vous aime tant ! C’est merveille.
Et voici qu’en mon cœur s’éveille
Un merle prêt à s’envoler.

Mais je n’ai jamais eu de vice,
J’ai peur de rester en défaut.
Saurai-je faire ce qu’il faut ?
M’allez-vous pas trouver novice ? »

« Sois donc tranquille, mon garçon ;
Je t’apprendrai mes ritournelles,
Nous chanterons sous les tonnelles
Le vin, l’amour, à l’unisson,

Et nous ferons tant de tapage
Que les gens nous entendront bien.
Tu porteras mon petit chien,
Tu seras mon nègre et mon page. »

« Belle dame, excusez du peu !
Et que de grâces à vous rendre !
Mais, dites-moi, ne peut-on prendre
Un baiser… pour l’amour de Dieu ? »


Là-dessus, tout plein de cautèle,
Je m’approche. Mais en riant :
« Ah ! fi, fi ! Le petit friand !
C’est qu’il aime la bagatelle !

Plus tard, plus tard, gros étourdi ;
Fais d’abord ton apprentissage.
À bas les mains ! Voyons, sois sage !
Nous verrons ça l’autre mardi. »

Et tout à coup, par la croisée,
La belle s’enfuit prestement.
C’est un vrai tour d’enchantement ;
Psit, psit ! Plus rien : une fusée !

J’ai beau m’écarquiller les yeux,
Rassembler mes pauvres idées.
Rien que les bouteilles vidées
Qui s’affalent à qui mieux mieux.

Et je l’avais là tout à l’heure,
Et son sourire était si frais !
Ah ! pour deux sous je pleurerais
Si je savais comment on pleure.


Amour, gaîté, tout est fourbu,
Et maintenant, ma foi, j’hésite.
Est-ce bien vrai, cette visite ?
Qui peut savoir ? J’avais tant bu !