Visites au front/01

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I. En Argonne, en Lorraine et dans les Vosges
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 285-314).
I. En Argonne, en Lorraine et dans les Vosges

VISITES AU FRONT


I. — EN ARGONNE

Mars 1915.

Grâce à une permission de visiter quelques ambulances et hôpitaux d’évacuation, j’eus, à la fin de février 1915, ma première impression directe de la guerre.

À ce moment-là, Paris n’était déjà plus compris dans la zone militaire, ni en réalité ni en apparence. Certes, le nuage de guerre pesait encore sur la ville, mais elle était animée d’une telle activité, d’une confiance si réconfortante, que la menace cachée derrière ce sombre nuage semblait bien lointaine, — lointaine par la distance autant que par le temps. Maintenant encore, à quelques kilomètres des portes, on est frappé de passer brusquement de cette atmosphère de sécurité et de travail paisible dans une région où la guerre apparaît dans toute sa réalité.

En allant vers l’Est, on commence à s’apercevoir de ce changement tout de suite après Meaux. Entre cette tranquille cité épiscopale et la colline où s’élève Montmirail, la grande lutte du mois de septembre n’a guère laissé de traces, sauf, de loin en loin, au milieu des champs abandonnés ou fraîchement labourés, un petit monticule surmonté d’une croix avec une couronne desséchée. Pourtant, on a déjà le sentiment qu’on est dans un autre monde. En ce jour glacé de février, quand nous quittâmes Meaux pour prendre la route de l’Argonne, cette impression nous vint surtout de l’étrange absence de vie dans les villages que nous traversions. Parfois, sur le ciel d’hiver, on voyait la silhouette d’un laboureur avec sa charrue, ou bien une vieille femme ou un enfant debout sur une porte ; mais la plupart des champs étaient déserts et presque toutes les portes étaient vides. Nous dépassions quelques charrettes conduites par des paysans, un vieillard qui coupait du bois dans un taillis, un cantonnier sur la route ; mais plus d’automobiles civils. Tous ceux que nous pouvions voir passaient comme des tourbillons, étaient d’un gris poussière uniforme, sur lequel nous distinguions la Croix-Rouge ou le numéro d’un corps d’armée.

À chaque pont, à chaque passage à niveau, une sentinelle barrait la route en élevant son fusil au-dessus de sa tête. Il fallait s’arrêter et montrer ses papiers. C’était, jusque là, à peu près la seule manifestation visible du régime militaire, mais en descendant la première côte après Montmirail on avait subitement l’impression de tomber en pleine guerre.

Le long de la route blanche, on voyait l’interminable file des automobiles militaires serpenter à perte de vue, se dirigeant vers l’Est, interrompue de temps en temps par la sombre masse d’un régiment en marche ou par un train d’artillerie dont on entendait de loin les caissons résonner sur la route.

Dans les intervalles, après chaque passage de ces masses militaires, nous avions la route pour nous, quittes à nous garer parfois pour laisser passer comme un éclair quelque motocyclette montée par une estafette ou un petit automobile glapissant surchargé d’officiers, apparitions bizarres avec leurs lunettes, leurs peaux de biques et leurs passe-montagnes.

Tous les villages semblaient vides, — non pas au figuré, mais à la lettre. Aucun d’eux n’avait réellement souffert de l’invasion allemande : à peine, par-ci par-là, une maison en ruines sur laquelle quelque vengeance accidentelle s’était exercée. Mais depuis l’exode général, en septembre 1914, ces villages avaient été abandonnés et n’étaient plus occupés que par les troupes. De Montmirail à Châlons, tout ce riche pays n’était plus qu’un désert.

Dès l’arrivée, on se sentait électrisé par l’aspect de Châlons. La vieille ville resserrée entre le canal et la rivière, servait de quartier général à une armée… non pas à un corps d’armée ou à une division, mais à une armée complète ; et les vieilles rues grises qui se croisent au pied des tours de Notre-Dame étaient toutes vibrantes d’activité guerrière., La place où s’élève l’hôtel de la Haute-Mère-Dieu présentait le tableau le plus complet et le plus vivant qu’il fût possible d’imaginer de la guerre moderne. Les canons et les omnibus automobiles en longues files ne forment pas de groupes pittoresques comme les cavaliers d’un régiment ; le bruit des motocyclettes crachant la fumée est moins belliqueux que le hennissement impatient des chevaux, et le métal des torpédos de course ne brille pas comme l’acier des casques et des cuirasses. Pourtant, une fois qu’on a l’œil habitué à la laideur des lignes et à l’uniformité des couleurs du nouvel appareil guerrier, on découvre tout ce qu’il y a de brillant dans une pareille scène. C’est le spectacle magnifique de tout ce qui peut se concentrer d’énergie dans un grand centre guerrier, sans que ce spectacle évoque encore la douloureuse vision où aboutira, hélas ! un peu plus loin l’élan de cette superbe énergie.

Et encore, même ici, cette vision ne nous est-elle pas pour longtemps épargnée ; car on ne peut pas traverser Châlons sans rencontrer la longue procession des éclopés, douloureuses épaves revenant du champ de bataille, brisés, anéantis, sourds, à moitié gelés et paralysés. C’est par milliers que ces malheureux sont renvoyés du front pour aller se soigner et se reposer. On se sent pénétré de tristesse en les voyant se traîner misérablement, et en rencontrant les regards hallucinés de ces yeux qui ont vu tant de choses que l’on n’ose pas décrire…

Si l’on pouvait ne pas voir les éclopés dans les rues, et les blessés dans les hôpitaux, Châlons offrirait un spectacle réconfortant. À notre retour à l’hôtel, l’harmonie grise des automobiles et des uniformes semblait presque étincelante sous le ciel d’hiver. Le continuel va-et-vient des estafettes affairées, les ordonnances tenant en mains les chevaux des officiers qui se mettaient en selle (car il y a encore des officiers à cheval), l’arrivée d’élégans autos remplis d’uniformes chamarrés, les innombrables camions gris s’en allant pour être immédiatement remplacés par d’autres, le passage des ambulances de la Croix-Rouge ou des détachemens se dirigeant vers le front, — tout cela formait une vision de guerre qu’on ne pouvait se lasser de regarder.

Et à l’hôtel, quel encombrement de manteaux de fourrures et de havresacs ! Dans le restaurant, autour des tables, quels groupes pittoresques de figures énergiques et bronzées !

Peu de civils peuvent arriver jusqu’à Châlons, et presque toutes les tables sont occupées par des officiers et des soldats, — car, en dehors du service, il ne semble pas y avoir de distinction de rang dans cette belle armée démocratique, et un simple pioupiou a le droit de s’offrir l’ordinaire excellent de la Haute-Mère-Dieu tout comme son colonel.

Le coup d’œil est d’un intérêt sans égal. C’est un travail que d’essayer de s’y reconnaître dans les uniformes si variés. Après une semaine dans le voisinage du front, on a pu constater qu’il n’y a pas deux uniformes pareils dans l’armée française. Les autorités militaires ont longuement cherché un bleu invisible à distance. Pour s’assurer qu’il n’est pas un ton qui n’ait été essayé, il suffisait de regarder autour de nous tous ces uniformes, variant du gris bleu le plus pâle au bleu marin le plus sombre. D’autres couleurs s’ajoutent aussi à la gamme de ces bleus sans nombre : le rouge coquelicot des tuniques des spahis, et des nuances moins accusées, tel un certain drap verdâtre qu’on a sans doute fini par employer parce que toutes les ressources du matériel d’étoffes ont été épuisées.

La coupe aussi varie : on voit des tuniques ajustées de l’ancien modèle, d’autres, copiées sur celles des Anglais, flottantes avec des ceintures. Et comment déchiffrer, quand on n’en a pas la grande expérience, les emblèmes désignant les grades et les différentes armes ? On peut, à la rigueur, reconnaître les ailes des aviateurs, la roue des automobilistes, et quelques autres symboles ; mais il y en a tant : les majors, les pharmaciens, les brancardiers, les sapeurs, les mineurs, et Dieu sait combien d’élémens de cette multitude qui est en réalité la nation tout entière ! Ce tableau offre autant de variétés dans les physionomies que dans les uniformes ; et tous ont également leur caractère. On s’explique, à les considérer, pourquoi les Français disent, en parlant d’eux-mêmes : « La France est une nation guerrière. » La guerre est le plus grand des paradoxes : elle est la plus brutale régression de l’humanité, et pourtant, elle éveille dans chaque race des qualités morales qu’elle seule, semble-t-il, a le don de ressusciter. Tout dépend du genre d’émotion que la guerre réveille chez un peuple. Il suffit de jeter un regard sur les figures entrevues à Châlons pour comprendre dans quel sens la France est une nation guerrière.

Ce n’est pas trop dire que d’affirmer qu’ici la guerre a revêtu de beauté ces figures françaises, souvent spirituelles, fines, malicieuses, mais plus rarement douées de traits réguliers. Presque tous ces visages de soldats qui se pressent autour des tables, jeunes ou vieux, distingués ou vulgaires, ont le même caractère d’énergie et de confiance : il semble que toutes les nervosités, les agitations, les petits égoïsmes et les mesquineries personnelles aient disparu au contact d’une grande flamme de patriotisme. Merveilleux exemple de la rapidité avec laquelle l’extérieur même des hommes peut être transformé par la noblesse de leur idéal.

Sans doute, la déclaration de guerre avait trouvé la plupart de ces hommes attelés à des besognes modestes, vaines ou futiles. Aujourd’hui, chacun d’eux prend sa part d’une œuvre immense. Il en a conscience, et par là même se sent grandi.

La route, en quittant Châlons, continue au Nord à travers les collines de l’Argonne. Encore des pays déserts : des soldats musent sur les portes où jadis des vieilles filaient leurs quenouilles. D’autres soldats baignent leurs chevaux dans la mare du village, ou font la soupe dans les cours des fermes. Encore des soldats dans les boqueteaux sur le bord de la route ; ceux-ci abattent de jeunes sapins, les coupent à des longueurs égales, et empilent les troncs sur des charrettes. Nous ne tardâmes pas à voir à quel usage ces sapins étaient destinés. À chaque carrefour, à chaque pont de chemin de fer, une guérite faite de boue, de paille et de branches de sapin enchevêtrées, était collée au talus ou soudée comme un nid d’hirondelles dans un coin abrité.

Un peu plus loin, nous commençâmes à voir de grands parcs d’artillerie de plus en plus rapprochés. C’étaient des groupes de 75, nez à nez, généralement dans un champ derrière un bois, à quelque distance de la route, et toujours flanqués d’une rangée de lourds camions automobiles. Les 75 ressemblaient à des gazelles géantes paissant au milieu d’un troupeau d’éléphans, et les écuries construites à côté avec des branches de sapin tressées eussent pu passer pour les abris de leurs gardiens.

Le pays, entre Marne et Meuse, est l’un de ceux où la fureur des Allemands s’est exercée avec le plus de sauvagerie pendant ces sinistres journées de septembre 1914. À mi-route, entre Châlons et Sainte-Menehould, nous vîmes les premiers témoignages de l’invasion : c’étaient les pitoyables ruines du village d’Auve.

Ces sourians villages de l’Aisne se ressemblent tous, avec leur grand’rue bordée de maisons aux bois apparens, les hauts toits de leurs granges et leurs pignons tapissés d’espaliers. On s’imagine donc facilement ce que pouvait être Auve, sous la lumière bleue de septembre, au milieu de ses vergers mûrissans et de ses récoltes blondes se déroulant jusqu’à un horizon de collines boisées. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un chaos de gravats et de scories. À peine peut-on distinguer la place qu’occupait chaque maison. Nous avons vu, par la suite, bien d’autres villages ravagés ; mais Auve était le premier. Peut-être est-ce pour cela que nous y fûmes, plus qu’ailleurs, hantés par la vision de toutes les angoisses, de toute la terreur et de tous les déchiremens que représentent les ruines de la plus chétive bourgade. De tous les mille et un petits souvenirs qui rattachent le passé au présent, — photographies accrochées aux murs, buis bénits pendus au crucifix, lettres écrites d’une main malhabile et lues avec effort, robes de mariées pieusement gardées au fond de vieilles malles, — de tout cela il ne reste qu’un tas de briques calcinées et quelques bouts de tuyaux tordus par l’incendie…

En consultant notre carte, aux environs de Sainte-Menehould, nous constatâmes que derrière la ligne des collines parallèle à la route, à 12 ou 15 kilomètres au Nord, les deux armées étaient aux prises. Mais nous n’entendions pas encore le canon, et rien ne nous révélait le voisinage très proche de la lutte, quand, à un détour de la route, nous nous trouvâmes en face d’une longue colonne de soldats vêtus de gris. C’étaient des prisonniers qui s’avançaient vers nous entre deux rangs de baïonnettes. Ils venaient d’être pris : jeunes gars vigoureux, bâtis pour le combat, ne paraissant, hélas ! ni affamés ni exténués. Leurs larges visages blonds étaient sans expression : visages clos, ne témoignant ni arrogance ni abattement. Ces vaincus ne semblaient nullement affligés de leur sort.

Notre laissez-passer du Grand Quartier Général nous mena jusqu’à Sainte-Menehould, aux confins de l’Argonne, où il fallut nous arrêter au Grand Quartier Général de la Division pour obtenir la permission d’aller plus loin.

L’État-Major était logé dans une maison qui avait eu beaucoup à souffrir de l’occupation allemande. On y avait improvisé des bureaux à grand renfort de cloisons. On nous fit asseoir dans un de ces bureaux de fortune, sur un vieux canapé de damas éraillé. Au mur, des affiches de théâtres, et en face, un lit avec une courtepointe de soie prune. Tout en attendant, nous entendions la sonnerie du téléphone, le bruit sec d’une machine à écrire, le son d’une voix dictant des lettres, au milieu d’un va-et-vient d’estafettes et d’ordonnances.

La prolongation nous fut enfin accordée, mais on nous pria de gagner au plus tôt Verdun, la route, ce jour-là, n’étant pas ouverte aux automobiles particuliers. Cet avis, aussi bien que l’activité qui régnait au Quartier Général, nous donna à penser qu’il devait se passer quelque affaire d’importance derrière la ligne des collines bordant la route au Nord. Nous devions bientôt savoir de quoi il s’agissait.

Nous quittâmes Sainte-Menehould vers onze heures, pour arriver avant midi à un village situé sur une hauteur qui dominait tout le pays d’alentour. L’aspect des premières maisons n’avait rien d’anormal ; mais bientôt la grande rue, après une descente, déboucha brusquement sur une longue perspective de ruines désolées, restes calcinés de ce qui fut Clermont-en-Argonne. La situation pittoresque de ce petit bourg, au sommet d’une colline, fait paraître plus lamentable encore l’aspect de ses ruines. Il domine tout le pays ; et, à travers les arceaux de son église saccagée, on découvre un si riant paysage !

À l’autre extrémité de ce qui fut la grande rue s’élève encore un petit groupe de maisons dominé par l’hospice de vieillards. Sœur Gabrielle, qui le dirige, n’a pas quitté ses pensionnaires au moment de la grande panique qui a mis en fuite toutes les autorités de Clermont. Depuis lors, elle a recueilli et soigné les blessés qui ne cessent de lui arriver du front voisin. Nous la trouvâmes en train de préparer, avec ses religieuses, le déjeuner des malades dans la petite cuisine de l’hospice, — cuisine qui lui sert en même temps de salle à manger et de cabinet de travail. Elle insista pour nous offrir une part de la « popote » de l’hospice, et nous raconta, pendant que nous déjeunions, l’histoire de l’invasion : les soldats allemands enfonçant les portes à coups de crosse, et les officiers faisant irruption, revolver au poing, dans le grand vestibule voûté où elle se tenait parmi ses vieillards et ses religieuses.

Sœur Gabrielle est petite, plutôt forte, et pleine d’activité. Sa figure rappelle ces visages vermeils et malins qui se détachent sur les fonds sombres de certains vieux tableaux flamands. Ses yeux sont pétillans de vivacité, et il y a dans son récit autant de gaieté que de colère. Elle n’épargne pas les épithètes quand elle parle de ces « satanés Allemands. » Les religieuses et les infirmières du front ont vu trop de choses pour ménager leurs termes. Malgré toute l’horreur des sinistres journées de septembre, alors que Clermont n’était qu’un vaste brasier, et que ceux des habitans qui n’avaient pas fui étaient à tout instant menacés de mort, aucun des petits détails de la vie quotidienne n’avait échappé à sœur Gabrielle. Elle nous racontait, par exemple, son embarras pour s’adresser au Commandant, « si grand, disait-elle, qu’elle ne pouvait pas voir ses pattes d’épaules… »

Une sœur tourière nous versait le café quand une femme entra et nous dit, du ton le plus naturel du monde, qu’on se battait ferme de l’autre côté de la vallée. Elle ajouta qu’un obus venait de tomber tout près de là, et, que, si nous voulions traverser la rue, nous pourrions voir la bataille d’un jardin de l’autre côté de la rue. Nous ne fûmes pas longs à nous y rendre. Sœur Gabrielle nous montra le chemin, montant quatre à quatre les marches de la maison d’en face, où nous rejoignîmes un groupe de soldats rassemblés sur une terrasse gazonnée.

Le canon tonnait sans répit et nous semblait si proche que nous ne pouvions comprendre comment la colline que nous regardions pouvait avoir conservé son paisible aspect de tous les jours. Mais quelqu’un nous prêta une longue-vue et subitement, il nous fut donné de voir nettement tout un coin de la bataille de Vauquois : l’assaut des pentes par l’infanterie française. En bas, les traînées de fumée flottant au-dessus des batteries françaises, et au fond, sur les crêtes boisées se profilant contre le ciel, les éclairs rouges et les panaches blancs des pièces allemandes. — Pan ! pan ! — Les canons se répondaient, tandis que l’infanterie, escaladant la côte, s’engouffrait dans le taillis strié de la lueur des coups. Et nous restions là, muets de saisissement de nous trouver, par le plus imprévu des hasards, témoins de l’une des rares luttes visibles de cette guerre souterraine.

Sœur Gabrielle, pour habituée qu’elle fût à de pareils spectacles, suivait avec le plus vif intérêt les péripéties de la lutte. Debout à nos côtés, bien d’aplomb dans la boue sur ses jambes fortes, elle tenait la jumelle aux yeux, ou la faisait passer aux soldats qui l’entouraient. Mais lorsque nous prîmes congé d’elle, le beau sourire que nous lui avions vu s’était éteint, et elle nous dit tristement : « Nous venons de recevoir l’ordre de tenir quatre cents lits prêts pour ce soir. »

Le moment était venu de tenir notre promesse et de quitter Clermont. À quelques kilomètres au delà, nous vîmes une banderole de la Croix-Rouge sur une maison au bord de la route. C’était dans un petit pays, le hameau de Blercourt, composé de chaumières et vacheries éparses : et nous nous arrêtâmes pour demander au médecin-chef si sa formation avait besoin d’être ravitaillée.

Pataugeant à sa suite dans une boue infecte, nous passâmes de l’une à l’autre des chaumières où il avait aménagé son hôpital. Ensuite, comme nous regagnions la grande route, il nous demanda si nous voulions voir l’église. Il était près de trois heures : sous le porche, le curé sonnait les vêpres. C’était une petite église sans bas côtés. Tout le long de la nef étaient alignées, sur quatre rangs, des couchettes de bois aux couvertures brunes. Presque toutes étaient occupées. On y avait mis « les plus mauvais cas » du docteur ; peu de blessés, mais beaucoup de fiévreux et d’autres malades trop atteints pour être transportés plus loin. Quelques-uns se retournèrent pour nous regarder entrer, mais la plupart ne bougèrent pas.

Le curé, sortant de la sacristie, arrivait devant l’autel suivi d’un enfant de chœur. Un groupe de femmes, sans doute les seuls restes de la population civile, et quelques-uns des soldats que nous avions rencontrés dans le village, se tenaient entre les rangées de couchettes. Le service commença. Sous la lumière pâle de cet après-midi sans soleil, tout était dessiné en demi-tons, noir, blanc ou gris : les malades immobiles sous leurs couvertures sombres, leurs figures livides sur les oreillers blancs, les vêtemens noirs des femmes, et la brume argentée de l’encensoir qu’agitait l’enfant de chœur. Seuls, les cierges de l’autel, piquant de leurs points lumineux le crépuscule, et accrochant des étincelles à la chasuble de l’officiant, faisaient comme le pâle reflet d’un couchant d’hiver. D’abord on n’entendit que les répons monotones des vêpres ; mais tout à coup le curé entonna le cantique du Sacré-Cœur, composé pendant la guerre de 1870. Les voix tremblantes des assistans se joignirent à la sienne, et bientôt dans toute l’église résonna le refrain :

Sauvez, sauvez la France ;
Ne l’abandonnez pas.

Des voix de femmes montaient près de l’autel, cependant que du fond de l’église, les mâles accens des soldats reprenaient le refrain. Les corps sur les couchettes restaient toujours sans mouvement, et plus le jour tombait, plus cette église ressemblait à un cimetière paisible à la lisière d’un champ de bataille.

Après que nous eûmes quitté Sainte-Menehould, le sentiment de la proximité du front nous devint plus obsédant encore. Chaque route que nous voyions à notre gauche semblait une artère menant au cœur de la bataille : Varennes, le Four de Paris, le Bois de la Grurie, n’étaient guère à plus de 12 à 15 kilomètres au Nord. Sur la route même, les convois d’auto-camions et les trains de munitions s’allongeaient et devenaient plus fréquens. Nous dépassâmes une longue file de « soixante-quinze » et, plus loin, nous vîmes un grand détachement d’artillerie traversant à fond de train un champ. Le mouvement de ravitaillement paraissait incessant : tous les villages que nous traversions regorgeaient de soldats chargeant ou déchargeant des camions ; d’autres étaient groupés autour des autobus d’où l’on voyait sortir, à profusion, des pains, des quartiers de bœuf et des conserves.

À mesure que nous approchions de Verdun, le bruit de la canonnade devenait plus intense. En passant sous les fers aigus de la herse, nous eûmes l’impression d’arriver dans un des derniers avant-postes d’une puissante ligne de défense. La désolation de Verdun n’était pas moins impressionnante que la fébrile activité de Châlons.

La population civile avait été évacuée dès septembre, et bien peu d’entre les habitans étaient revenus depuis. Le plupart des magasins étaient fermés, et presque toutes les troupes étant dans les tranchées, il n’y avait aucune animation dans les rues.

Avant de se mettre en quête d’un logement, le voyageur ayant montré ses papiers à la sentinelle qui garde la porte, est tenu de les faire vérifier à la citadelle, où l’autorité militaire lui délivre un permis de séjour qu’il faut ensuite faire viser par la police. Le principal hôtel de Verdun était bien moins encombré que la Haute-Mère-Dieu de Châlons. Bon nombre d’officiers y prennent leurs repas, mais l’ambiance est tout autre ; ici le silence et comme un recueillement passif. Toute la vie de Verdun paraissait concentrée dans ses hôpitaux. À mesure que la nuit tombait, les rues devenaient plus désertes encore et la canonnade paraissait se rapprocher et redoubler de violence.

Ce premier soir, le sentiment d’isolement était tel que chaque écho renvoyé des collines par delà les remparts évoquait une vision particulière de destruction. Puis, soudain, au moment où l’imagination tendue semblait avoir atteint la suprême limite d’endurance, ce tonnerre lugubre prit fin. Un instant après, sous ma fenêtre, un pigeon se mit à roucouler ; et pendant toute la nuit, j’entendis alterner étrangement le roucoulement du pigeon et le roulement du canon.

On nous avait avertis, à Sainte-Menehould, que, pour des raisons d’ordre militaire, nous devrions suivre, pour retourner à Châlons, une route située plus au Sud. En quittant Verdun le lendemain, nous prîmes donc la direction de Bar-le-Duc, à travers un beau pays assez accidenté, où la guerre n’avait laissé d’autre trace que l’abandon des villages, uniquement occupés par la troupe.

Après Verdun, le bruit du canon devint de moins en moins distinct et cessa finalement tout à fait. Nous avions l’impression de nous éloigner de plus en plus de la fournaise pour rentrer dans un monde normal ; mais, à un carrefour, nous vîmes sur un poteau un nom qui, brusquement, nous ramena en pleine guerre : Saint-Mihiel, 18 kilomètres.

Saint-Mihiel, l’écueil, le point dangereux de la région, le défaut de la cuirasse, Saint-Mihiel n’était qu’à quelques kilomètres ! Un quart d’heure d’auto sur ce chemin d’aspect paisible, et nous nous trouverions au milieu des uniformes gris et des casques à pointe…

Le souvenir de ce poteau nous a suivis pendant bien des kilomètres, comme l’ombre d’un nuage gros de tempête assombrissant parfois tout un paysage.

Rien de cette ombre ne s’étendait sur Bar-le-Duc. La charmante petite ville était assoupie dans son calme habituel. On rencontrait peu de soldats ; c’était la vie civile qui prévalait. Après quelques jours passés sur les confins de la guerre, dans une région où tout est empreint de son influence mystique, on se sent comme diminué à ses propres yeux en rentrant dans un milieu d’activité familière. Malgré soi, on cherche dans les yeux des passans un reflet de cette autre vision, et l’on est déçu de ne voir que des gens qui vaquent avec indifférence à leurs propres affaires.

Un peu après Bar-le-Duc, une autre impression de guerre nous attendait, car notre route suivait exactement la piste de l’invasion d’août 1914, et, entre Bar-le-Duc et Vitry-le-François, la grande route est bordée de villes en ruines.

La première de ces villes victimes est Laimont, qui semble avoir été fauchée par un cyclone ; puis Revigny, gros bourg de plusieurs milliers d’habitans, moins complètement rasé parce que ses maisons étaient plus solidement construites, mais semblant plus tragique encore, avec ses larges rues entre des pans de murs roussis où l’on retrouvait des débris de devantures de magasins, des portes ornementées, les restes de colonnades ayant naguère entouré la cour d’un édifice public. Un peu plus loin, le village d’Heitz-le-Maurupt, lamentable entre tous : jadis entouré de jardins et de vergers, maintenant, comme tant d’autres, un amas de ruines informes. Sa pauvre église dépouillée, déshonorée, ressemblait à une victime humaine abandonnée sur le bord du chemin.

Dans cette région, où les croisemens des routes sont fréquens, nous avions souvent de la peine à trouver notre direction. Toutes les indications de pays et de distances ont été effacées sur les bornes ; les poteaux ont été renversés ; on a même enlevé les plaques qui, sur la première maison des villages, eussent indiqué le nom. Cela complique les voyages, car, les villages étant détruits ou déserts, on ne peut s’adresser qu’aux soldats que l’on rencontre, et leur réponse est presque invariablement la même : « Nous ne savons pas, nous ne sommes pas d’ici. » C’est bonne fortune quand la sentinelle connaît le nom de la localité qu’elle garde.

Sensation étrange de se trouver à soixante kilomètres à peine de Paris, dans un pays d’aspect sauvage, errant, comme nous l’avons fait, pendant des heures sur un plateau couvert de bruyères, interrogeant de tous côtés l’horizon sans que la moindre indication nous permît de découvrir où nous étions !

À un tournant, le hasard nous mena dans un chemin de traverse où des « soixante-quinze » étaient alignés le long du talus comme des fourmiliers gris de quelque monstrueuse ménagerie. Un peu plus loin, nous arrivâmes à un village fangeux occupé par la cavalerie et l’artillerie. Les soldats semblaient sur le point de se mettre en marche : notre arrivée leur causa une telle surprise que la sentinelle ne nous arrêta pas, et nous eûmes ainsi l’occasion de voir, au moment où nous allions sortir de la zone de guerre, un dernier tableau de la vie active et mouvementée du front.

C’était encore cette activité que nous retrouvâmes à Châlons. Déjà, lors de notre précédente visite, la ville était pleine de soldats : à notre retour, les rues vibraient sous les pas des troupes nouvellement arrivées qu’elles pouvaient à peine contenir. Sur la Place, devant la Haute-Mère-Dieu, plus de mouvement que jamais : chacun était pressé, couvert de boue, chacun tenait son emploi dans l’énorme ruche militaire…

Le bruit du canon, de plus en plus proche et intense, se chargea, dès le lendemain matin, de dissiper cette vision de paix ; il grondait plus encore que le premier soir à Verdun. Le lendemain quand nous nous mîmes en route pour rentrer à Paris, il nous sembla qu’une nouvelle armée avait surgi du sol pendant la nuit. Plus d’une fois, il fallut ranger notre voiture pour laisser passer le flot des troupes qui paraissait ne s’épuiser jamais, se dirigeant vers le Nord de la ville. Toute une armée se déroulait devant nous, comme sur une frise : l’infanterie, puis l’artillerie, les sapeurs, les mineurs, les convois sans fin de canons et de munitions, la longue file de voitures de ravitaillement, et enfin les brancardiers suivant les ambulances de la Croix-Rouge. C’était toute l’histoire d’un jour de vie guerrière que nous avions sous les yeux, en regardant ce flot humain s’écoulant silencieusement vers le front. Nous en eûmes encore la vision en lisant, quelques jours plus tard, la concise relation d’un renouvellement d’activité autour de Suippes et du gain coûteux, entre Perthes et Beauséjour, d’une précieuse bande de terrain.

II. — EN LORRAINE ET DANS LES VOSGES

Nancy, 13 mai 1915.

J’ai là, près de moi, sur ma table, un bouquet de pivoines…, de ces honnêtes pivoines roses de jardin de village, qui ont une bonne figure ronde et épanouie. Elles ont été cueillies, tantôt, à Gerbéviller, dans le jardin d’une maison en ruines, — d’une maison à ce point calcinée et bouleversée que, pour trouver des épithètes propres à la décrire, il faudrait emprunter le langage imagé de quelque prophète hébreu, célébrant la chute d’une cité d’idolâtres.

Depuis notre départ de Paris, hier matin, nous avons passé par des rues et des rues aux maisons ainsi éventrées ; nous avons traversé des villes et des villes tordues par les dernières convulsions de leur agonie ; et partout, devant les monceaux de pierres qui furent jadis des maisons, et les fondrières qui furent des rues, nous avons vu des fleurs et des légumes pousser dans des jardins fraîchement ratissés et arrosés. Si je parle de mes pivoines, ce n’est pas pour en faire une allégorie de la nature inconsciente voilant de fleurs les barbaries humaines : je les place en tête de mon récit comme symbole de l’énergie consciente qui replante et rebâtit au milieu de la dévastation.

Au mois de mars dernier, les villes de l’Argonne que nous traversions semblaient complètement mortes ; mais hier on voyait germer partout une vie nouvelle. Nous suivions une autre piste de l’invasion, une de ces gigantesques balafres dont la Bête avait déchiré le pays en septembre dernier, entre Vitry-le-François et Bar-le-Duc. Étrepy, Pargny, Sermaize-les-Bains, Andernay sont les noms de ses victimes.

Sermaize-les-Bains était autrefois une jolie petite ville d’eaux au milieu de coteaux boisés ; les autres, de gros bourgs entourés de fermes. De tout cela il ne reste que quelques escarres sur le riant paysage printanier.

Mais beaucoup de ces ruines résonnaient du bruit du marteau, et partout des maçons étaient déjà à l’ouvrage. Là où tout semblait le plus mort, apparaissaient des symptômes de retour à la vie : des enfans jouaient dans les ruines, et, de loin en loin, un visage âgé risquait un regard timide à travers les fentes d’un abri accoté à un pan de mur écroulé. Une ancienne voiture de tramway, convertie en café, portait l’enseigne : « Au Restaurant des Ruines ; » partout, entre les murs calcinés, dans les jardins soigneusement ratisses, on voyait pousser radis et laitues.

Au sortir de Bar-le-Duc, nous prîmes au Nord-Est ; et, en entrant dans la forêt de Commercy, nous commençâmes à entendre la grande voix du front. C’était le plus tiède et le plus paisible des jours de mai ; dans la clairière où nous fîmes halte pour déjeuner, le silence de midi fut soudain rompu par le puissant grondement de l’artillerie. Dans l’intervalle des détonations, aucun bruit, sauf le bourdonnement des cousins voltigeant au soleil et le rappel sylvestre d’un coucou au fond de la futaie… Au bout du sentier apparurent des cavaliers vêtus de bleu fané ; les robes de leurs chevaux luisaient comme des châtaignes mûres. Ils échangèrent quelques mots avec nous, acceptèrent des cigarettes et repartirent ; et, dans le silence plus profond, l’insecte, l’oiseau et le 75 reprirent leur trio interrompu.

La ville de Commercy paraissait aussi impassible que si la canonnade qui ébranlait ses vitres eût été l’écho de quelque rumeur renvoyée par les collines. Les villes voisines du front, aguerries au bruit des combats, poursuivent leur vie quotidienne avec un calme que l’on pourrait appeler de l’inconscience s’il ne méritait pas un nom plus honorable. À l’heure présente, l’existence de Commercy est toute subordonnée à l’occupation militaire. Mais en voyant ces rues ensoleillées qui semblent si paisiblement endormies, on a peine à croire qu’on soit vraiment à moins de 8 kilomètres de la ligne de feu. Et pourtant les Français, par une étrange perversion de l’amour-propre national, continuent à se donner eux-mêmes pour une race nerveuse et impressionnable !

Cet après-midi, en route pour Gerbéviller, nous retrouvâmes une fois de plus le sillon de l’invasion de septembre 1914. Ces collines, maintenant toutes frissonnantes de fraîcheur printanière, ont été, pendant ces jours brûlans d’automne, prises et reprises à la fortune des combats. Chaque engagement a laissé sa trace sinistre. Les champs sont semés de croix de bois que la charrue fait un détour pour éviter ; beaucoup de villages ont été détruits ; parfois une ruine isolée marque le centre d’une lutte plus violente. Mais les travaux rustiques se poursuivent si paisiblement sous la verdeur des premières feuilles que les cicatrices de la guerre semblent déjà les vestiges de calamités anciennes. Ce n’est qu’en nous trouvant en vue de Gerbéviller que nous fûmes de nouveau bouleversés par l’horreur immédiate de la guerre. La ville s’étendait naguère sur la pente qui domine la Meurthe : ce devait être un paisible et gracieux séjour. Du moins, est-ce ainsi qu’on peut se figurer le Gerbéviller d’antan, quand on le découvre par delà la vallée. Mais lorsqu’on se rapproche, tout disparaît dans un chaos informe. Gerbéviller a été nommée « la Ville martyre, » honneur que beaucoup d’autres villes pourraient lui disputer ; mais il est peu probable qu’il en soit une dont la dévastation puisse rivaliser d’horreur avec celle-ci. Les ruines de ses maisons semblent à la fois avoir été vomies par la terre et broyées sous un cyclone. En songeant que ce cataclysme n’est pas dû à quelque convulsion de la nature, mais qu’il est le résultat d’un plan froidement conçu et exécuté par des êtres soi-disant humains, on se sent comme glacé de désespoir. Cette pitoyable petite ville, ceinte de jardins, a été bombardée comme si on eût eu affaire à une forteresse blindée ; puis les Allemands, une fois entrés, aménagèrent un foyer incendiaire dans chaque maison et, à un signal donné, y lancèrent une pastille explosive. La besogne fut si minutieusement organisée qu’en présence d’une telle méthode, on a lieu de s’étonner qu’un seul être humain ait pu échapper au brasier. Quelques-uns y parvinrent cependant, mais n’allèrent pas loin, car les baïonnettes les attendaient.

À un coin de rue nous lûmes, au-dessus d’une porte noircie par la fumée, l’enseigne : « Monumens funèbres. » Le nom de la rue était : « Ruelle des Orphelines. »

À l’une des extrémités de la grande rue s’élevait une jolie habitation, dans le vieux style lorrain, avec sa porte basse, son grand toit et ses hauts pignons : c’est du jardin de cette maison que viennent mes pivoines roses, cueillies par le propriétaire, M. L…, ancien maire de Gerbéviller, qui a été témoin de toutes les horreurs de l’invasion.

M. L… vit maintenant dans la cave d’un voisin, la sienne étant entièrement comblée par les débris de sa demeure. Il nous narra l’histoire des trois jours d’occupation allemande : comment lui, sa femme, sa nièce et ses petits-neveux se réfugièrent dans leur cave pendant que les Allemands mettaient le feu à la maison ; et, comment, par l’imposte de la porte donnant sur la basse-cour, ils s’aperçurent que leur retraite avait été découverte par les incendiaires qui s’efforçaient de les y atteindre. Par bonheur, les soldats avaient entassé des monceaux de bois et de paille tout autour des murs, et la chaleur suffocante de ce brasier les empêchait d’approcher de la porte. M. L… et sa famille, pendant trois jours et trois nuits, brisèrent tous les barils qui étaient dans la cave, et, par l’imposte, en jetèrent les morceaux sur le feu qui était leur sauvegarde. Le troisième jour, enfin, commençant à craindre que les murs ne s’écroulassent sur leurs têtes, ils décidèrent de faire une tentative suprême pour s’échapper. La maison était à l’extrémité de la ville ; les femmes et les enfans parvinrent à s’enfuir dans la campagne ; mais M. L… fut aperçu par un soldat allemand. Il courut jusqu’au mur qui séparait son jardin du cimetière, et, parvenant à l’escalader, se laissa glisser de l’autre côté, entre le mur et une grande croix de granit couverte de couronnes de verroteries.

À l’abri de ces couronnes, M. L… resta immobile jusqu’à la nuit, écoutant les voix des soldats qui le cherchaient parmi les tombes. Heureusement, ce jour-là devait être le dernier de leur occupation, et la retraite allemande lui sauva la vie.

Toute la ville avait été mise à feu et à sang ; et, à l’autre bout de la longue rue, une femme, une religieuse, avait tenu bon, comme Sœur Gabrielle Rosnet à Clermont-en-Argonne, réunissant autour d’elle le troupeau de ses vieillards et de ses orphelins, et leur faisant, de son corps solide et replet, un rempart contre les baïonnettes menaçantes. Elle nous raconta, avec une indignation tranquille et une saisissante simplicité, toutes les atrocités commises pendant ces trois journées sanglantes. Mais c’est déjà de l’histoire ancienne ; et, pour le moment, elle n’est occupée qu’à donner aux habitans de Gerbéviller vêtemens et nourriture. Car les deux tiers de la population sont déjà revenus « à la maison : » c’est ainsi qu’ils parlent de leur retour dans ce désert ! « Voyez-vous, nous explique Sœur Julie, il y avait les semailles à faire, les jardins à soigner. Il fallait bien revenir. Le gouvernement construit à ces malheureux des baraquemens de bois ; et il y aura certainement de bonnes âmes pour leur envoyer des lits et du linge ! » (Oui, certes, on leur en enverra ! Qui pourrait résister à un tel appel ?) « Et de gros souliers pour travailler aux champs. Il en faut pour les femmes comme pour les hommes, — de pareils à ceux-ci. » Sœur Julie, en souriant, nous montra les gros clous de ses semelles. « Eh ! oui, c’est moi qui ai fait faire tout l’ouvrage de notre ferme. Toutes les femmes s’y sont mises ; il faut bien que nous remplacions les hommes. » Il me semblait voir mes pivoines fleurir sous ses pas…

14 mai.

Nancy, l’une des plus belles cités de France, n’a jamais été plus belle que maintenant. En revenant, hier au soir, de notre tournée dans les villes en ruines, il nous semblait que toutes ses humbles sœurs eussent été sacrifiées pour sauver sa beauté ; et je croyais les entendre nous supplier de ne pas les oublier en admirant l’aînée, dont la sécurité avait été achetée si cher.

La dernière fois que je contemplai l’ordonnance magnifique de la place Stanislas, c’était par une chaude nuit de juillet, un jour de Fête Nationale. La foule emplissait la place et les avenues. Les lignes harmonieuses des arcades et des palais illuminés se détachaient sur la nuit tombante, et des guirlandes de lampions dessinaient la courbe des arcades menant à la place de la Carrière. L’arc de triomphe était couronné de flammes multicolores. Le long rais lumineux d’un projecteur caressait les sombres charmilles du parc, les sculptures des fontaines et les beaux rinceaux dorés des grilles de Jean Damour, et sous ce grand dôme de lumières on entendait le murmure d’un peuple joyeux, célébrant avec insouciance la tradition de belles victoires à demi oubliées.

Maintenant, aussitôt le soleil couché, un silence de plus en plus profond descend sur la place vide et sur les avenues désertes. Hier, vers neuf heures, on ne voyait plus une lumière dans les rues ; toutes les fenêtres étaient hermétiquement closes, et la nuit sans lune semblait couvrir la ville d’un dais de velours noir. Soudain, le pinceau lumineux d’un projecteur cingla le ciel, mit sur les façades sombres des palais une clarté fugitive, sema sur les invisibles grilles des étoiles d’or, puis disparut, laissant la nuit plus noire encore. Quand nous sortîmes du restaurant de la place Stanislas, dont tous les volets étaient fermés, on descendit rapidement derrière nous le rideau de fer de l’entrée, et nous nous trouvâmes, sur la place, dans des ténèbres si denses que le garçon dut nous guider jusqu’au bord du trottoir. Puis, peu à peu, nos yeux, s’habituant à l’obscurité, purent distinguer les colonnades irréelles de la place de la Carrière et les masses obscures de ses charmilles. Les belles lignes des palais revêtirent alors une dignité auguste, les distances devinrent infinies ; sous la voûte du ciel à peine étoilé, Nancy semblait une ville enchantée. On n’entendait pas un bruit : ni le pas d’un passant attardé, ni le frémissement d’une feuille, ni le moindre souffle sous les arcades. Et, tout à coup, dans le silence, le canon se mit à tonner…

14 mai.

Déjeuner avec l’état-major, dans une vieille maison bourgeoise d’une petite ville endormie. Dans le jardin, toute la flore du printemps : acacias, lilas, aubépines, roses banksia. Tout s’épanouissait à la fois. Le long des murs ensoleillés, couraient des plates-bandes rustiques bordées de buis et de lavande. Jamais les fleurs n’avaient répondu plus joyeusement à l’appel du printemps. Au premier étage, le général avait transformé en bureau une chambre à coucher Empire. Nous le trouvâmes là, au milieu de bons gros meubles de province tout surpris de se voir couverts de cartes d’état-major, de plans de tranchées, de photographies prises en aéroplane, et de tous les multiples documens de la guerre moderne. À travers les fenêtres ouvertes, on entendait le bourdonnement des abeilles, le murmure du jardin, et l’on devinait, tout près, derrière les murs, d’autres jardins semblables, où rien n’avait interrompu l’ordre monotone de la vie provinciale.

Nous partîmes de bonne heure pour Mousson sur la Moselle, vieille forteresse en ruines sur une colline dominant la ville de Pont-à-Mousson. Notre route se déroulait aux pieds des hauteurs du Grand Couronné, allant du Sud-Est de Pont-à-Mousson à Saint-Nicolas-du-Port. Pendant tout l’automne dernier, ce joli pays n’a été qu’un vaste champ de bataille. De ces tristes jours, il ne reste d’autre souvenir visible que des croix de bois dans les champs ; on ne voit pas de troupes, aucun de ces tableaux de guerre qui donnaient, en mars, un aspect si tragique à l’Argonne. Ici, au contraire, c’est la vie paisible des champs. La route qui va à Mousson est dominée par un village qui rappelle certains bourgs d’Italie, accrochés au sommet d’une hauteur. C’est le point exact où, en août 1914, l’invasion allemande fut définitivement arrêtée et repoussée, et sur cette même colline, il y a un monument où l’on peut lire cette inscription : « Ici, en l’an 362, Jovinus mit en déroute les hordes des Teutons. »

Un peu avant d’atteindre la hauteur de Mousson, nous dûmes laisser l’automobile dissimulé derrière un talus. La route est repérée par les Allemands, et des piétons isolés ont moins de chance qu’un automobile d’attirer leur feu. Nous grimpâmes sous une pluie battante. À l’abri du château, nous nous arrêtâmes pour regarder la vallée de la Moselle, les toits de Pont-à-Mousson et le pont détruit qui reliait jadis les deux quartiers de la ville. Seules, les ruines de ce pont nous rappelaient que nous étions si près de la guerre. Le vent était trop fort pour que les batteries pussent tirer. Rien ne laissait deviner que le bois que nous voyions à nos pieds, derrière le toit de l’hospice, était bordé de tranchées ennemies et hérissé de fusils, ni que les collines de l’autre côté de la vallée étaient garnies de canons aux aguets. Et pourtant, les Allemands étaient bien là, et entouraient d’un cercle de fer trois côtés de l’éperon où nous nous trouvions : en regardant par une meurtrière des anciennes murailles, on avait l’impression de revivre au moyen âge, et de dominer, du haut d’un donjon, l’armée des assiégeans. Plus on regardait, plus cette invisibilité de l’ennemi devenait sinistre et menaçante, « Ils sont là, et là, et là encore. » Nous écarquillions nos yeux et n’arrivions à voir que des pentes paisibles et des fermes qui semblaient endormies. C’était comme dans un conte de fées, où les hordes ennemies se seraient transformées en mottes de terre et leurs armes en brins de gazon. Seule, toute proche, en face de nous, une colline en pain de sucre avait un aspect étrange. Un réseau de sillons couvrait ses flancs pelés : on eût dit d’une gigantesque fourmilière. C’étaient les tranchées françaises, mais on eût cru bien plutôt voir les vestiges presque effacés d’un campement préhistorique.

Tout à coup, un officier, montrant la vallée à l’Ouest de ces tranchées, nous dit : « Voyez-vous cette ferme ? » Elle était à nos pieds, si près que de bons yeux eussent aisément distingué, dans la cour, des personnes ou des animaux, s’il y en avait eu ; mais tout y semblait somnoler dans une paix bucolique. « Ils sont là, » dit l’officier. Et cette inoffensive petite ferme me sembla tout à coup avoir une figure humaine, grimaçante et haineuse. Jamais la plus furieuse canonnade n’avait évoqué leur présence de façon si saisissante.

À cet endroit, le front de combat et l’ancienne frontière se confondent presque partout, et à travers une éclaircie dans les hauteurs boisées qui cachent les batteries allemandes, nous vîmes à l’horizon une grande masse grise se dessiner. C’était Metz, la ville promise, se dressant avec ses clochers et ses tours, comme la bannière mystique qui apparut à Constantin pendant la bataille…

Nous descendîmes à pied, à travers des vignes et des vergers détrempés, jusqu’à Pont-à-Mousson. C’est un hasard météorologique qui nous permit d’y entrer, car, quand le vent se tait, le canon parle, et alors le pauvre Pont-à-Mousson ne reçoit pas de visites. On se l’explique facilement quand on est dans le jardin du grand monastère de l’ordre de Prémontrés, où l’on a installé un des hôpitaux de la ville. Entre les charmilles de tilleuls les obus allemands ont creusé trois ou quatre cratères, dans l’un desquels, pas plus tard que la semaine dernière, une petite fille a trouvé la mort. La façade du bâtiment est criblée comme une cible et défigurée par de grands trous béans. Pourtant, sous cet abri précaire, sœur Thérésia, de la même race indomptable que les sœurs de Clermont et de Gerbéviller, a réuni un troupeau de soldats blessés dans les tranchées, de civils dispersés par le bombardement, d’éclopés, de vieilles femmes et d’enfans, toutes les épaves humaines de ce coin du front en butte à tant d’orages. Sœur Thérésia ne se déconcerte pas quand les obus pleuvent sur son toit. Le bâtiment est immense ; quand une aile reçoit un obus, elle réunit ses protégés, avec lits et bagages… et en route pour une autre aile… « Je promène mes malades, » dit-elle avec calme, comme si elle nous faisait les honneurs du plus moderne des hôpitaux. Et elle nous guide à travers de longues galeries voûtées, chargées d’une ornementation baroque, aux encorbellemens soutenus par des figures de saints en stuc, qui contemplent avec indifférence les couchettes alignées et les longs tréteaux où des éclopés aux yeux hagards s’attablent pour manger la soupe.

15 mai.

Au Sud-Ouest de Nancy est un petit pays qui s’appelle Ménil-sur-Belvitte. Jusqu’ici l’histoire a ignoré ce nom, mais le jour viendra où il sera connu.

Ménil-sur-Belvitte est un village aux confins des Vosges. II est bien ravagé, car on s’y est battu avec frénésie dans le premier mois de la guerre. Les maisons sont dans un bas-fond, derrière lequel le terrain s’élève et forme un plateau couvert de champs de blé, aboutissant à des pentes boisées. C’est le champ de bataille par excellence, tel qu’il est décrit dans les livres d’histoire. Et c’est bien une réelle bataille, à ciel ouvert, comme dans le bon vieux temps, qui a eu lieu ici. Les Français y repoussèrent les Allemands, mais leur victoire leur coûta cher, et des milliers d’entre eux tombèrent dans les champs de blé dévastés.

L’église du Ménil est une ruine, mais le presbytère a survécu. Le curé nous y reçut et nous mena dans une chambre qu’il a transformée en chapelle. Cette chapelle est aussi un musée de guerre. Tout ce qui s’y trouve a rapport à la rencontre qui s’est déroulée dans les champs de blé : les candélabres de l’autel sont faits avec des obus de 75, l’auréole de la Vierge est un rayonnement de baïonnettes, et les murs sont ornés tant de trophées enlevés aux Allemands que de reliques françaises. Au plafond, le curé a fait peindre une sorte de carte zodiacale de toute la région, dont le hameau de Ménil-sur-Belvitte est l’astre principal, Verdun, Nancy, Metz et Belfort n’en étant que d’humbles satellites. Mais la chapelle n’est qu’une des formes du culte passionné que porte le curé aux glorieux morts. C’est sur le champ de bataille qu’il l’a véritablement exercé. Le combat terminé, il consacra ses soins aux longues rangées de tombes fraîches, les entoura de barrières, y planta des fleurs et de jeunes sapins, marqua soigneusement les noms de ceux qui y reposaient et la date à laquelle ils avaient succombé.

En allant à Ménil, nous nous arrêtâmes au village de Crévic. Les Allemands y sont venus au mois d’août 1914, mais ils n’ont rien saccagé, sauf le château. Il est situé dans un parc au bout du village et appartenait au général L…, un des meilleurs soldats de France et l’ennemi le plus redouté des Allemands en Afrique. Aussi, Crévic, pourtant modeste et ignoré, ne put-il échapper à la fureur des envahisseurs. À peine y furent-ils arrivés que l’officier commandant se fit conduire à la maison du général, et fit dresser dans la cour un bûcher où l’on jeta papiers, portraits, meubles et souvenirs de famille… après quoi, il fit brûler l’habitation. Assis dans le parc abandonné, devant la ruine lamentable, nous écoutâmes de la bouche du jardinier le récit de cet exploit. Le fait qu’aucune autre maison n’a été endommagée à Crévic accentue encore la lâcheté préméditée de cette basse vengeance.

16 mai.

À deux kilomètres à peu près de la frontière allemande (front aussi bien que frontière sur ce point) une colline isolée s’élève des plaines de Lorraine. À l’Est, on voit une rivière serpenter entre les peupliers. Ce petit cours d’eau sert de limite entre la République et l’Empire. Par un temps clair comme celui-ci, la vue du haut de cette colline est extraordinairement intéressante. Au sommet, un canon contre aéroplanes se dresse vers le ciel, guettant l’arrivée des oiseaux ennemis. Et tout autour une tranchée profonde, ou plutôt un boyau, circule, rattachant les postes d’observation les uns aux autres. Dans chacun de ces terriers blindés, ingénieusement munis de claies et de toits, se tiennent deux ou trois officiers d’artillerie, aux visages absorbés et tranquilles, qui dirigent par téléphone le tir des batteries, nichées dans les bois à plusieurs kilomètres de là. Quelque intéressant que fût l’endroit, les hommes que j’y vis m’intéressèrent bien davantage. Ils appartenaient visiblement à des classes sociales différentes, et n’avaient pas reçu la même éducation ; et pourtant leur fraternité de cœur et d’esprit était complète. Ils étaient tous plutôt jeunes, et leurs visages avaient ce caractère que la guerre a donné aux visages français : un caractère d’intelligence plus précise ; de volonté plus ferme : comme si toutes leurs facultés décuplées étaient tendues vers un but suprême, et comme s’ils marchaient, éblouis par la splendeur de leur haute vision.

De cette petite éminence, d’où tant d’yeux vigilans sont toujours fixés sur la frontière, nous descendîmes à un village à mi-côte où l’officier qui commandait nous offrit le thé dans une charmante vieille maison, au jardin fleuri. Au bas de la terrasse, la Lorraine s’étendait jusqu’à l’horizon bleu, et, derrière nous, la colline en éveil faisait bonne garde jour et nuit. La douceur de cette heure, la paix de ce jardin, rendaient plus accablante encore l’horreur de toute la sombre tragédie.

Du village, la route descendait vers une forêt, dans la plaine, et notre auto s’arrêta près d’une colonie de huttes surgissant entre les branches. Elles-mêmes étaient une si étonnante combinaison de gazon, de branches et de feuillages qu’elles semblaient quelque forme transitoire entre l’arbre et la maison. Nous étions dans ce que l’on appelle au front un « village guère » des tranchées de seconde ligne, où les hommes se tiennent au repos. Cette colonie est aménagée avec un souci tout particulier du confort : les maisons, en partie souterraines, sont reliées entre elles par des boyaux profonds et sinueux, sur lesquels on a jeté de légers ponts rustiques ; leurs toits, presque au ras du sol, sont faits de mottes de terre si épaisses qu’on n’a presque rien à craindre des obus. Et pourtant, ce sont de vraies maisons, avec de vraies portes et de vraies fenêtres ; à l’intérieur, il y a de vrais meubles, et devant les portes, de vraies corbeilles de pensées et de pâquerettes. Chez le colonel, un grand bouquet de fleurs printanières s’épanouissait sur la table ; et partout c’était la même propreté, le même ordre, la même recherche amusante du joli. Les hommes dînaient, assis à de longues tables sous les arbres ; leurs visages fatigués n’étaient pas rasés, leurs uniformes de coupe et de couleurs disparates étaient défraîchis. Ils étaient au repos et de bonne humeur ; mais sur la figure de chacun d’eux on retrouvait le caractère qui m’avait frappé là-haut, sur la colline. Chaque fois que je vais au front, j’ai, en voyant les hommes, la même impression : c’est que l’unique pensée de la défense de la France vit dans l’esprit et dans le cœur de chaque soldat avec autant d’intensité que dans l’esprit et dans le cœur de leurs chefs.

Nous marchâmes jusqu’à la lisière de la forêt. À travers la palissade qui lui servait de clôture, nous pouvions voir, à un kilomètre environ, de l’autre côté d’un champ, les toits d’un village tranquille. Je m’avançai de quelques pas dans le champ ; mais je me sentis vivement tirée en arrière : « — Prenez garde, ce sont les tranchées allemandes. » — Ce qui me semblait un sillon tracé par une charrue était bel et bien la ligne ennemie : et, dans le petit village tranquille, les canons français veillaient. Tout à coup, pendant que nous étions là, ils parlèrent. À ce moment même, nous entendîmes ce bruit d’un aéroplane, ce ronflement auquel on ne saurait se tromper, et nous vîmes, bien haut dans le ciel, un point noir. La mitrailleuse perchée sur la colline se fit aussi entendre. Les hommes quittèrent leur dîner pour essayer de voir le taube à travers les arbres ; et l’oiseau de malheur, se voyant signalé, fit demi-tour et disparut derrière les nuages.

17 mai.

Aujourd’hui, nous partîmes animés d’un réel esprit d’aventure.

On nous avait toujours dit, à l’avance, ce que nous pourrions voir, et jusqu’où l’on nous permettrait d’aller ; cette fois-ci, nous nous lancions dans l’inconnu. Arrivés à un certain point, nous nous savions absolument entre les mains d’un colonel de chasseurs à pied : notre destinée dépendait de son bon vouloir. Il fallut faire beaucoup de chemin pour le rejoindre dans les replis des montagnes du Sud-Est.

Accompagnée d’un officier d’état-major, nous longeâmes une ruine féodale sur une colline ; puis, en suivant une vallée étroite bordée de falaises boisées, nous arrivâmes à l’endroit où était établi le colonel de la brigade. Après un court colloque entre le colonel et notre officier d’état-major, on nous adjoignit un capitaine de chasseurs et nous repartîmes. Notre route traversait une ville si exposée que notre compagnon du quartier général suggéra qu’il serait peut-être sage de l’éviter ; mais notre guide ne voulut pas nous imposer une telle déception. « Oh ! dit-il avec bonhomie, l’auto ne s’arrêtera pas. Nous ne ferons que traverser la ville au plus vite. »

Oh ! la pauvre ville ! quand nous y arrivâmes, par une route labourée d’obus tout récemment tombés, je n’eus aucune envie de m’arrêter. Je n’avais qu’un désir : partir et effacer ce souvenir de ma mémoire… Ce qui était particulièrement douloureux, c’est que cette ville n’était pas tout à fait morte : au milieu de son agonie, il lui restait une faible lueur de vie. Quelques enfans jouaient dans ses rues dévastées, sous la surveillance de leurs mères, qui les guettaient par les portes de leurs caves.

Nous nous élevâmes de plus en plus dans les montagnes, et peu à peu la beauté du paysage effaça l’horrible vision des angoisses humaines. Nous étions dans des bois de sapins. L’air en était embaumé ; le sol exhalait la fraîche odeur de la pluie récente (et de petites cascades faisaient frissonner les branches au-dessus des eaux cachées). Partout, nous ne voyions que la forêt : elle couvrait la colline, descendait dans la vallée étroite, et allait se perdre dans un lointain bleuté. À un tournant, nous rencontrâmes une compagnie de soldats portant leurs bêches et leurs sacs à outils. Ils allaient creuser des tranchées sur les hauteurs.

Nous montâmes toujours jusqu’à un col où nous fîmes halte dans un autre « village nègre, » presque une ville cette fois. Des soldats entourèrent l’automobile : chasseurs à pied aux uniformes passés et couverts de boue. C’était un plaisir pour eux de voir des figures nouvelles, car peu de visiteurs viennent jusque là. Ils nous accueillirent par un grand cri de : « Vive l’Amérique ! » L’Amérique se sentait heureuse et fière d’être là, dans cette atmosphère de courage et de résistance obstinée. La plupart des hommes étaient des réservistes, c’est-à-dire mariés, et ayant passé l’âge où le combat passionne. Depuis bien des mois, sur ce côté du front, il n’y a pas eu d’action, pas de grande aventure pour enflammer l’imagination. La vie s’y est écoulée monotone sans autre but que celui de surveiller et de tenir bon. Nous lisions tout cela sur la figure des soldats ; on ne voyait pas dans leurs yeux la flamme d’une fougue impétueuse, mais l’expression réfléchie d’hommes qui savent ce que la patrie attend d’eux, et qui tiendront jusqu’à la victoire ou à la mort.

Dans le souterrain du colonel, une table décorée de tulipes et de lilas était préparée pour le thé. Dans d’autres de ces catacombes hospitalières, nous vîmes des tréteaux pour la popote, où des cuisines, des casseroles appétissantes grésillaient sur un bon feu. Partout, des inventions ingénieuses de mobilier rustique et de décoration intérieure. Plus loin, un passage conduisait à travers un fourré de sapins à un hôpital caché, merveille d’aménagement souterrain.

Pendant que nous causions avec le chirurgien, un soldat rentra, venant des tranchées. C’était un homme d’âge mûr, barbu, dont la figure n’avait rien de martial. Il avait au crâne une blessure qu’on venait de panser, et il était très pâle. Le colonel s’arrêta pour lui poser quelques questions, puis lui dit :

« Eh bien ! ça commence à aller mieux ? » — « Oui, mon colonel. »

« Bon, Dans un ou deux jours, on va penser à retourner aux tranchées, hein ? » — « J’y vais de ce pas, mon colonel. » De part et d’autre, cela fut dit avec une parfaite simplicité. Le colonel ajouta seulement : « Allons, très bien, mon ami, » et il posa sa main affectueusement sur l’épaule de l’homme.

Nous visitâmes ensuite une hutte au toit de gazon. « À l’Enseigne des Artisans Ambulans, » où un petit groupe de soldats modelaient et ciselaient toutes sortes de babioles faites avec l’aluminium des obus allemands. L’un d’entre eux terminait une bague avec deux têtes de faunes finement ciselées ; un autre m’offrit un « pickelhaube » microscopique, mais complet dans les moindres détails et incrusté d’un aigle de bronze pris dans un pfennig impérial. Il y a beaucoup de fabricans de bagues parmi les soldats du front, et le dessin sobre et archaïque de leurs bijoux témoigne de la sûreté du goût français. Mais ceux que nous venions de visiter se trouvaient être des orfèvres de Paris, qui étaient trop modestes en se qualifiant d’« artisans. »

Plus haut, à l’ombre de la futaie, s’élevait un autre petit bâtiment ; un abri de bois couvrant un autel avec des candélabres et des fleurs. La messe y est dite par un prêtre-soldat, au milieu de l’assemblée agenouillée entre les troncs des sapins ; et, tout auprès, s’étend le cimetière, où, chaque jour, ces hommes déposent quelques-uns de leurs camarades, des pères de famille qui ne rentrent pas au foyer.

L’entretien de ce cimetière est laissé tout entier aux troupiers et leur piété a des trésors d’invention pour orner les tombes. Ils descendent jusque dans la vallée chercher les fleurs dont ils les couvrent. Souvent, ils réunissent leurs économies pour orner celle d’un camarade favori d’une couronne de verroterie ou de métal. L’après-midi finissait et beaucoup de soldats erraient dans les sentiers entre les tombes. « C’est leur promenade favorite du soir, » nous dit le colonel. Il s’arrêta pour nous montrer l’une de ces tombes, surchargée de mementos et de couronnes : celle du dernier d’entre eux tombé. « Il a été cité à l’ordre du jour…, » et les soldats qui nous entouraient se redressèrent avec orgueil, comme s’ils étaient désireux de bien s’assurer que nous comprenions la grandeur de ce qui les rendait si fiers…

« Et maintenant, dit notre capitaine de chasseurs, que vous avez vu des tranchées de seconde ligne, que diriez-vous d’un aperçu d’une tranchée de première ? »

Nous le suivîmes plus haut encore dans la montagne, et nous nous enfournâmes dans un profond fossé de terre rouge, qui conduisait aux premières lignes. Il fallait encore grimper sous les sapins mouillés, puis escalader la crête de la colline et descendre en zigzag de l’autre côté. Nous marchions un à un, le menton au niveau du haut de la tranchée, sous un abri de branches vertes. Le boyau descendait avec des détours presque à pic dans le ravin profond. Soudain, à un tournant, nous arrivâmes à un poste d’observation : le guetteur était là, tournant le dos, l’œil rivé à une ouverture ménagée dans la palissade de branches de sapins entrelacées. Au prochain détour, il y avait une autre ouverture ; mais là c’était une mitrailleuse qui veillait de son œil cerclé de fer. Nous étions arrivés à une centaine de mètres des lignes allemandes, cachées comme les nôtres, mais de l’autre côté de l’étroit ravin. On se sentait dans une atmosphère de mystère causée par le profond silence et par le fait de savoir l’ennemi si proche, derrière ces branches. Tout à coup, un bruit sec : une balle ricochant contre le tronc d’un arbre à quelques mètres au-dessus de nos têtes.

« Ah ! c’est encore le tireur posté dans l’arbre, dit notre guide. Ne parlez plus, je vous prie ; il est en face de nous, et dès qu’il entend des voix, il tire. Mais nous finirons bien par le repérer. »

Nous marchâmes en silence jusqu’au point où le boyau s’élargissait un peu. Des soldats étaient assis sur le bord d’un rocher, aussi calmes que s’ils avaient attendu leurs bocks à la terrasse d’un café du boulevard.

« Pas plus loin, s’il vous plaît, » dit l’officier, en me retenant par le bras ; et je m’arrêtai. Nous étions donc réellement dans une tranchée de première ligne ! Cette pensée nous faisait un peu battre le cœur ; mais, sans l’indiscret qui nous écoutait dans son arbre, et qui tira encore un ou deux coups de fusil, et sans le guetteur immobile et attentif dont nous voyions le dos près de la claie, nous aurions aussi bien pu nous croire à dix lieues de l’ennemi. Peut-être fut-ce aussi l’impression du capitaine de chasseurs, car au moment où j’allais revenir sur mes pas, il me dit, avec un sourire indulgent : « Avez-vous très envie d’aller un peu plus loin ? — Oui. — Eh bien ! alors, venez… »

Nous dépassâmes les soldats assis sur le rocher et nous descendîmes assez longtemps encore jusqu’aux derniers arbres, qui bordaient le fond du ravin. Le tireur s’était découragé, et rien ne troublait plus le silence, si ce n’est le seul égouttement de la pluie sur les feuilles. Nous étions arrivés à la fin du terrier, et le capitaine me fit signe que je pouvais risquer avec précaution un regard au dehors. Je vis à mes pieds une prairie étroite d’un vert éclatant et, en face, un rocher boisé qui s’élevait à pic. Rien de plus. Le rocher boisé fourmillait d’Allemands : quelques pas à peine nous en séparaient, et cependant tout était enveloppé de la paix profonde de la forêt. Une fois encore, j’eus l’impression d’un génie du mal, invisible et pourtant présent, saturant tout ce paysage de quelque étrange vitriol de haine ; impression qui se dissipa vite, me laissant en face d’un vallon sans danger ni mystère, comme il y en a tant de par le monde…

Nous nous mîmes à regrimper, revenant par le même boyau, dépassant les soldats assis, la mitrailleuse silencieuse et le guetteur immobile. Il nous entendit, laissa l’officier passer, et, tournant la tête avec un signe d’intelligence, dit : « Voulez-vous regarder là, en bas ? » Le soldat s’écarta d’un pas de l’ouverture et nous fit place. Du poste d’observation, on dominait tout le ravin, et l’on voyait, au milieu de la petite prairie verte, à mi-chemin entre une falaise et l’autre, un uniforme gris gisant par terre. C’était un cadavre allemand. — « Il y a trois jours qu’il est là ; ils ne peuvent pas arriver jusqu’à lui pour le reprendre, » expliqua le guetteur ; et nous nous sentîmes presque soulagés de savoir que l’ennemi qui était là, de l’autre côté du ravin n’était pas un monstre intangible, mais un adversaire qu’on pouvait voir et atteindre…

Le soleil était couché quand nous revînmes au village souterrain. Les chasseurs à pied flânaient le long de la route et bavardaient, arrêtés en groupe autour de notre auto. Il y avait longtemps qu’ils n’avaient vu des figures de l’autre vie, de cette vie qu’ils avaient quittée depuis près d’un an, et où il ne leur avait pas été permis de retourner pour un seul jour. Il y avait sous leur bonne humeur et leurs plaisanteries un fond de nostalgie, quand ils nous dirent adieu. Mais on sentait que ce fugitif regret d’un monde qu’ils avaient laissé loin derrière eux passerait comme un rêve, pour faire place à l’unique pensée qui remplissait leurs esprits : garder le morceau de France qu’on leur a confié pour le défendre. Cette unité de pensée, qui anime tous les soldats français, frappe vivement tous ceux qui ont été au front. Elle ressort, peut-être, moins de ce qu’on leur entend dire que du regard qu’on lit dans leurs yeux. Toujours ce regard est là, même quand ils font des plaisanteries de tranchées ou acceptent les cigarettes qu’on leur donne ; et si on les rencontre inopinément, le regard est là aussi. Il n’a pas cessé de nous suivre, ce regard, pendant que nous descendions à travers la forêt ; et, en longeant le ravin qui sépare les deux armées, nous nous sentions pénétrés de la certitude que de l’autre côté du ravin étaient les hommes qui avaient fait la guerre, tandis que, de ce côté-ci, étaient les hommes que la guerre avait faits.

Edith Wharton.