Visites au front juin 1916/01

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VISITES AU FRONT
JUIN 1916

I
EN ARGONNE


I

Un grand train du matin à la gare de l’Est. Tous les voyageurs sont des militaires. Un train de professionnels, comme ceux qui, à Londres, de huit heures à onze heures du matin, amènent les hommes d’affaires à la City. Un train de province, et qui répond à un besoin spécial, comme jadis les rapides de la Côte d’Azur en hiver et de la côte normande en été. Simplement celui-ci relie Paris à l’une des régions où les hommes français ont aujourd’hui leurs affaires principales. Par la Champagne et puis l’Argonne, il s’en va jusqu’aux environs de Verdun. Il est plein d’officiers de tous grades et de toutes armes, — permissionnaires, la plupart, qui rejoignent. Mes deux compagnons et moi sommes les seuls à porter le triste habit civil. Dans les compartimens, dans les couloirs, le bleu horizon règne, la couleur de la France combattante, avec les figures de claire énergie, l’allure saine, virile et correcte, les gestes précis de tant d’hommes jeunes ou grisonnans, lieutenans, capitaines et colonels dont la poitrine porte les deux croix de l’honneur et de la guerre. Je sortais des rues et de la foule de Paris, d’un monde amorphe et mélangé, d’activités quelconques et diffuses. J’entrais dans l’ordre systématique et simple de la vie militaire, et déjà j’en percevais les suggestions toniques. Deux ans d’effroyable guerre, — et l’on sentait que la vie de l’armée avait gagné en précision tranquille, que sa force avait grandi avec le temps par la régularité de l’habitude.

Nous filions magnifiquement, à la vitesse des anciens rapides, comme si la guerre n’avait pas produit ses effets ordinaires d’appauvrissement et d’embarras sur les lignes qui desservent le front. Les gardes en tuniques demandaient en saluant les billets. Ce brillant matin, cette vitesse, ces aspects de train de luxe, ce public de gentlemen bien gantés, fumant leurs cigarettes ou absorbés dans leurs journaux… on avait presque l’illusion de partir comme autrefois en vacances. Et puis on se rappelait que l’on courait tout droit vers les pays de ruine et de mort, vers la frange si prochaine encore de ce feu rongeur qui s’est avancé sur notre terre, et que les poitrines de nos hommes ont contenu, commencé de refouler. On se rapprochait de tous les morts qui sont tombés pour que la France vive.

On regardait passer celle France que l’Allemand rêvait de piétiner. Belles campagnes bleuissantes sous le bleu d’un ciel matinal ; profonds prés où des moires ondulent avec les hautes fleurs de l’arrière-printemps ; épaisseurs de jeunes blés dont on voit la tranche droite et claire, clochers lointains, collines à l’horizon : le mieux ordonné, le plus raisonnable et civilisé des paysages.

Une eau parut, une rivière d’idylle, bleue, et dont je regardais avec ravissement, sans penser à rien, les méandres. Et soudain la pensée de son nom, — un nom sacré, et que toute l’Histoire répétera comme celui de Salamine, — la Marne, cette douce, élégante rivière… Derrière son fossé, les Français sont venus se reformer pour l’attaque, et la civilisation spirituelle du monde fut sauvée.

Meaux, Château-Thierry, Epernay, Châlons, au long de cette ligne que nous suivions si vite, toujours s’évoquait la même bataille et la victoire qui brisa la ruée germanique. Quelque part, derrière ces rideaux d’arbres, s’allongent les bataillons de croix saintes et pareilles où les peuples et les générations viendront en pèlerinage. Mais comment croire que des hommes, par dizaines de milliers, ont agonisé sur cette terre ? Elle a déjà repris son aspect de toujours, l’aspect classique de notre terre avec ses blés, ses champs et ses vignobles (la montagne de Reims, un coteau bleu, passe à l’horizon), avec ses clochers gothiques ou romans, ses bourgs aux toits serrés dont les noms, — Verneuil, Châtillon, Condé, Champigneul-Champagne, — font penser à tant de siècles de notre peuple. Tout cela plus calme et plus ancien, semblait-il, dans la splendeur de la jeune saison ; tout cela plus cher, comme une figure qu’on ne savait pas aimer tant, et qu’un danger suprême a menacée.

Cet essentiel paysage français, et tous ces officiers français qui s’en allaient reprendre leurs postes de combat, quel émouvant accord ! Des hauteurs très lointaines s’estompèrent un instant dans le Nord. Ce devait être les crêtes de Moronvilliers : le commencement de la France captive.


II

Les bois, les grands bois d’Argonne, hêtres et chênes, dans leur splendeur de juin. Nous y pénétrons par une vallée qui vient tomber et s’ouvrir dans la plaine, et les premiers ravages de la guerre nous apparaissent : les ruines d’un village, des pans de mur disloqués qui n’enferment plus que de vagues décombres, un fin clocher d’ardoise dont l’aiguille s’affaisse de côté, comme le morceau d’une tige qui tiendrait encore par l’écorce. Nulle vie d’homme ou de bête qui s’accroche encore à ces débris. Le silence, la mort. La totale destruction d’un vieux nid humain. Si l’on était seul, si l’on pouvait s’arrêter, écouter longuement ce silence, se pénétrer de cette mort, on sentirait tout de suite et directement ce que veut dire la guerre. Mais l’auto file à quarante kilomètres à l’heure dans une campagne de juin : prés profonds semés de hautes fleurs, verts déroule-mens de la forêt, enivrantes senteurs végétales que l’on aspire avec un tressaillement de vie.

Le général H… nous montre du doigt le fond de la vallée : « Ici, dit-il, nous entrons dans les vues de l’ennemi. C’est là-bas, par-dessus les cimes de ce bois : si nous nous arrêtions, vous pourriez distinguer une petite bande montante de lointain. Oh ! d’ici, ça se confond aux arbres. Mais ils nous voient. La route est repérée : ils la bombardent assez régulièrement. »

Rien n’apparaît ; il faut un effort pour concevoir que nous arrivons à la limite de la France actuelle et déjà dans le champ de vision de l’ennemi, — qu’à distance une relation s’établit entre lui et nous.

(Elle faillit s’établir trop bien : trois heures après, au retour, à l’instant précis où nous arrivions sous la ruine d’une tour qui surveille un tournant de la vallée, un joli fusant, à cent mètres de hauteur et vingt mètres trop à gauche, nous démontra que le passage des autos était attendu.)


Nous entrons à pied dans les grands bois où, presque tout de suite, une vie nombreuse et muette se révèle. L’orée des bois : de tous temps ce fut le commencement de la solitude. On quittait le monde où l’homme a mis sa marque ; on entrait dans un royaume où, comme aux temps primitifs, rien n’était que la nature, ses calmes végétaux, ses créatures sauvages. Ici, visible, ou plus souvent invisible, la présence humaine se devine partout. Sous le plafond continu des chênes et des hêtres, un nouveau peuple de la forêt a poussé de tous côtés ses boyaux et galeries, fouillant jusqu’à sept mètres sous terre pour y poser en sécurité ses gîtes. Le plus singulier, comme de l’ordinaire faune sylvestre, c’est son allure de secret. On découvre ses traces ; on ne le voit presque pas, ce peuple, on ne l’entend point, car dans la grande paix végétale, la sourde et claire détonation des canons, également invisibles, semble un phénomène indépendant des hommes, tantôt proche et tantôt lointain, mais toujours mystérieux, démoniaque, comme si la forêt était hantée de maléfiques génies. Entre ces fracas soudains qui semblent éclater dans les sous-bois (on dirait même au ras du sol), ce simple monde poursuit sa vie de tous les temps : longs émois et rumeurs des ramures au souffle du vent, gazouillement infini d’oiseaux, approfondissant le silence.

Et voici les nouveaux habitans du lieu : on ne les a pas vus venir, le bleu pâle des uniformes se révélant d’abord comme une fumée d’automne dans l’ombre des arbres ; et sur la feuillée, sur la glaise détrempée, leurs pas ne font pas plus de bruit que ceux des animaux des bois. Ils sont là, maintenant, tous pareils, comme les individus d’une même espèce, tout d’un coup apparus à la façon d’une harde qui ne se sait pas guettée. C’est un petit détachement venu à notre rencontre, et dont sort un colonel, pour nous accueillir et nous guider.


Les beaux hommes ! — et quel air, autour du jeune chef, de bonne humeur, de discipline et d’énergie ! Des hommes des bois, des Robin-Hoods qui vivent dans leurs huttes de branches et leurs terriers, si habitués depuis des mois, — et la plupart comptent déjà par années, — aux plis et replis de leur Argonne, aux labyrinthes de leurs tranchées, à la guerre si spéciale de forêt, qu’on ne veut plus les changer. Lui, le colonel est magnifique : grand, maigre, le poil flamboyant, des yeux perçans, un sourire aigu et perpétuel retroussant ses lèvres, la moustache en bataille. Le beau salut militaire ! il s’est détaché de sa troupe, marchant vers son général et puis soudain arrêté, la main au casque, retournée, les yeux dans les yeux du chef, avec cette expression qui semble dire : « Je suis à vous, me voici, sans peur, pour vous obéir et pour que vous me jugiez : — regardez en moi, dans mes yeux, jusqu’au fond ; vous n’y trouverez rien que de net, de militaire et de tendu vers le devoir. » D’une saccade énergique qui la lance en avant, la main se détache du casque, et le général avance la sienne. Le rite symbolique est achevé. Deux gentlemen causent : on nous présente. Tout de suite un intéressant rapport : des travailleurs boches ont été signalés, il y a deux heures, de tel poste avancé du secteur. Là-dessus, coup de téléphone à la batterie de… et quatre coups de 75. Résultat inconnu, mais au bout de cinq minutes, un second groupe d’hommes est apparu, venu sans doute pour reconnaître les dégâts. On distinguait deux officiers. Nouvelle bordée de 75. Dix minutes après, on voyait arriver des brancardiers. Félicitations au colonel de ce joli coup.

Ils vivent là, dans ce cantonnement de forêt. Au long d’une pente bien défilée, une série d’abris est creusée : romantiques logis d’ermites ou de trappeurs, comme on en rêve dans l’enfance, mi-huttes et mi-cavernes, les linteaux des portes faits de jeunes troncs ou de branches garnies de leur écorce et, souvent, de leurs feuilles. C’est la seconde ligne : ligne de repos, non pas de tout repos. De temps en temps, le soir surtout, les obus boches, rasant le haut de la ponte, viennent éclater devant ces abris. Mais peu importe à l’ingénieuse activité de ces Français qui emploient leurs momens de détente à des besognes de Robinsons artistes, sculptant pour leurs maisons sylvestres des meubles et décorations de bois fruste, ou bien parachevant leurs jardinets. A un quart d’heure d’ici, à la lisière de la forêt, à force de drainer et bêcher, ils ont transformé en parc, avec savantes allées courbes, massifs de fleurs et bancs rustiques, un fond marécageux dont la position abritée appelait une ambulance. La casemate du colonel est fleurie de roses et de capucines comme un cottage anglais. Nous y sommes entrés : un logis pour le vieux duc de Comme il vous plaira. Mais, contre le mur, un bahut du XVIe siècle, et dans la cheminée, une admirable plaque dont le relief, velouté de suie et doucement éclairé d’en haut, montre Adam et Eve, avec la date 1652 : épaves d’un château du voisinage que les obus ont éventré. Il y avait aussi, au milieu de la pièce principale, sur une poutre d’étai, une « adorable » figure de femme, toute en sourire, mystère, idéal et suavité, tirée d’un numéro en couleur d’un grand illustré. Partout, au front, et jusque chez les Anglais, j’ai retrouvé ce genre de décor. C’est une illusion de présence féminine. Elle aide à supporter les longues monotonies d’une vie cénobitique.

Ce qui frappe, c’est l’allure tranquille et grave des hommes. Nous l’avions déjà remarquée sur la route en croisant un bataillon de relève. L’impression se précise à les voir de près comme nous avons fait, tout ce jour-là, dans la forêt. Cette vie est devenue leur vie. Ils font partie maintenant de cette forêt qu’ils ont aménagée pour la guerre. Ils ont pu redouter le deuxième hiver, — le premier fut horrible, les tranchées insuffisantes et sans rondinage : des fossés de bouc où l’on pouvait perdre pied. Ils attendent tranquillement le troisième. Quelques-uns me l’avaient dit : « Nous sommes prêts à vivre comme cela. » L’adaptation est faite, et doublement : les habitudes sont prises, les corps entraînés ; et puis les défenses contre le Boche, contre les intempéries, sont bien plus parfaites. En temps normal, quand on n’attaque pas d’un côté ou de l’autre, — au couteau, à la grenade, — quand il n’y a pas de coup de, mine, et puis de ruée pour occuper les lèvres de l’entonnoir, quand le danger n’est que de la ration d’obus régulièrement administrée par les Boches (en général à l’heure de la soupe), les pertes sont celles que les militaires appellent insignifiantes : sept ou huit fois moindres que l’usure chronique de l’an dernier. Simplement, et c’est peut-être pourquoi l’ajustement s’est fait si vite, ils sont revenus à l’une des conditions anciennes, et l’on peut dire naturelles de l’homme. Vie du chasseur primitif : l’aguet, l’affût, l’abri dans les cavernes, la horde disciplinée pour l’attaque et la défense. Mais le long sifflement des obus est tout moderne, et de même les tonnerres souterrains qui, sur une longueur de cent mètres soulèvent la terre et changent un morceau de forêt en chaos gris de cendres. Ceux qui sont tués, sont tués ; les autres laissent faire le destin, et en attendant, dans l’exaltation de l’effort, du danger, d’une idée qui tient de l’absolu, se sentent plus vivans et plus hommes. On le voit bien à l’énergie de leur mine et la fierté de leur regard. Ceux qui furent jadis des citadins disent parfois, — et chez les Anglais j’entendais la même chose, — qu’ils auront du mal à se remettre aux besognes du magasin ou du bureau. Et pourtant, quand ils sont restés longtemps dans la forêt, il semble que la nostalgie de la ville ou du village leur revienne. Ils ont besoin de voir des maisons, et ils ajoutent même : des civils. Alors on les envoie cantonner dans des bourgs ou des hameaux plus ou moins dévastés de l’arrière. A côté des ruines, quelques toits et pignons encore debout, quelques vieux paysans, gardiens du lieu désert, des poules qui picorent sur une route, ont pour eux un charme inexprimable. Alors, ils nettoient, réparent, assainissent, changent peu à peu le village ruiné en village modèle.

Ce qui est unique, et que l’on perçoit tout de suite ici, c’est la relation des hommes avec leurs chefs. Des deux côtés, elle est faite d’amitié, presque de camaraderie, et pourtant de respect aussi : respect de l’homme pour le chef, et dont la discipline, que chacun sait nécessaire, accentue le geste, — respect inexprimé, et si sensible pourtant, du chef pour les droits et la dignité de l’homme, du soldat qui est d’abord un Français comme lui, et pourrait être son fils ou son frère, — profond sentiment qui se décèle toujours, même lorsque le général tutoie un « bleuet » et l’appelle mon petit gars. C’est une nuance complexe et fine, où s’harmonisent les deux principes antinomiques de notre vie militaire : égalité de libres citoyens — hiérarchie de commandemens et d’obéissances. Quand il s’agit d’honorer l’héroïsme, on ne reconnaît plus que des égaux. Dans quelle autre armée voit-on les citations à l’ordre du jour mêler les noms des généraux et des soldats ?


On nous donne des casques (car c’est bientôt l’heure où les canons boches redeviennent actifs), et en route vers la première ligne ! — d’abord par les sentiers de boue (boue de juin qui donne idée de ce que doit être l’Argonne en hiver), et puis, par les boyaux de communication, sur les rondins glissans, et qu’une eau jaune, çà et là, submerge. Probablement, si l’on noua avait laissés nous aventurer seuls ici, nous n’aurions rien remarqué, dans cette verte solitude, que les mystérieuses détonations, au ras de terre, rompant le silence, et les trilles d’oiseaux qui se répondent. Mais le chef qui a organisé ce secteur est avec nous : c’est son œuvre qu’il nous montre, et dont il veut tout faire comprendre. Pas une pente, pas un creux de cette terre fangeuse, dans le demi-jour des sous-bois, qu’il n’ait étudiés pour en tirer parti. Le principe, c’est de « canaliser » toute attaque ennemie, c’est, en opposant à la troupe assaillante certains points de résistance, — artillerie, fortins, chevaux de frise, fils de fer, — de l’obliger à se répandre et s’enfoncer en des chenaux de plus en plus ramifiés, dont on lui permet l’entrée, et où elle doit trouver sa destruction, car en chacun de ces pièges elle tombe sous l’enfilade de mitrailleuses ou de canons, — et qui tenterait d’en sortir, serait rejeté dans une nasse pareille et plus profonde. Au bout du fatal réseau, la masse ennemie, comme une eau qui s’épuise en cheminant, n’arriverait pas. Contre une telle défense, rien ne vaudrait que la destruction même du sol, comme à Douaumont ou à Vaux, par coups de mines (et la guerre ici tend à devenir toute souterraine), ou bien par obus plongeans de gros calibres ; mais dans cette glaise molle, plus invulnérable que les coupoles d’acier, il arrive à chaque instant que les obus se fichent sans éclater.

Tout est prévu d’ailleurs pour résister au bombardement. On nous montre des blockhaus qui tiennent du château fort et de la fourmilière, avec leurs meurtrières et leurs douves, avec leurs galeries intérieures, leurs longs tunnels d’issue, leurs plus secrets abris qui s’enfoncent à sept et huit mètres au-dessous du sol. Dans tous ces replis, dans les boyaux et les puits où l’on descend par des échelles, la chandelle éclaire, au long de l’humide paroi, un double et triple rang de fils téléphoniques. Çà et là, dans cette lueur et cette ombre bougeante, une forme humaine se révèle, un soldat qui s’efface pour nous laisser passer. Car toute la fourmilière est habitée, gardée, pleine d’une vie muette et vigilante. Tout au fond, accrochées au roc et superposées comme en des cabines de navire, on trouve des couchettes de fer sous un plafond de toile huilée qui les protège contre le suintement continu de la pierre. Tout à l’heure, je disais que ces hommes sont faits maintenant à leur condition, mais je les voyais au cantonnement, en plein air, dans le décor de la forêt salubre. Est-ce que la créature humaine peut s’habituer à cette existence de taupes et de termites, interrompue sans doute tous les trois ou quatre jours, mais régulièrement reprise en ces couloirs où partout l’eau perle ou bien ruisselle ? Qu’on ne parle pas de la vie du mineur ! — lui travaille, chaque abatis de charbon ajoute à son salaire ; tous les soirs, il retourne chez lui. Ici, le fouissement souterrain achevé, il n’y a plus qu’à veiller et attendre. Pour supporter comme ils le font ces journées recluses dont les séries ne cessent pas de revenir, il faut une patience dont l’étranger n’imaginait pas les Français capables. Elle se nourrit, comme l’inusable volonté qui se manifeste à Verdun, du sentiment de la nécessité morale. Le sol de la France étant envahi, l’idée ne leur vient pas que l’on pourrait céder. C’est que la vie du pays se confond maintenant à la leur. Leur patience est l’instinct de cette vie. Pas un d’eux qui n’ait compris l’espèce d’ennemi qu’est l’Allemagne pour notre France. Que de fois on entend à peu près cette phrase : « C’est long, ce sera encore long, mais il faut : on ira jusqu’au bout ! » Et parce que leur volonté est si profonde, parce qu’ils sont si sûrs de ce qu’ils sentent en eux-mêmes, ils sont certains, aussi, de la victoire.

Plus loin, c’est un abri de mitrailleuse au fond d’une des nasses préparées avec tant d’art. Il faut y être conduit, y pénétrer déjà pour le découvrir, ce repaire, tant il se dissimule sous les fougères et les ronces, au fond d’un ravin dont la pente le couvre de plusieurs mètres. Dans la pénombre qu’éclaircit à peine la meurtrière, deux hommes sont tapis dans la posture de l’aguet. A la vue du général qui nous précède en se baissant sous la voûte, ils ont pris, — c’est le règlement, — la position active : l’un à genoux, présentant le ruban d’un chargeur, l’autre plié sur son arme, le doigt sur la détente, le regard tendu, surveillant l’espace par-delà l’embrasure. Silence, immobilité de ces deux êtres souterrains en leur attitude d’attention. Je ne les ai pas vus se fixer à l’entrée du chef : on dirait que c’est là leur posture constante, dans cette solitude et cette demi-nuit, comme d’une obscure araignée qui ne bouge pas, mais qui guette, au centre de sa toile. Et cette série de pièges, ces filets superposés de fil de fer aboutissant à de telles embuscades, qu’est-ce qu’un réseau de telles toiles tendu par les terribles araignées humaines à travers toute la forêt ?

L’arme luit dans l’ombre, parfaite comme un théorème, en sa précision d’acier : l’une des créations où vient se traduire tout l’effort et le progrès de la pensée humaine. Rien qu’un gros fusil, un tube où le petit doigt n’entrerait pas, et cela fauche les rangs d’hommes comme une inflexible lame d’acier qu’un menu geste de la main promène à droite et à gauche, ouvrant dans les masses qui attaquent des allées vides, des perspectives rectilignes et brusques.

Le général donne un ordre : « A quinze cents mètres ! » Et il ajoute pour nous : « Ça portera chez les Boches et, en tout cas, c’est la règle d’éprouver les armes de temps à autre. » Et tout d’un coup, on dirait que l’étrange créature bondit en jetant ses abois : suite soudaine de coups clairs, secs, assourdissans, dévidés d’un trait, en dix secondes, et dont les murs de ce repaire semblent comme nous subir la secousse. Et puis, rien : le silence. Le ruban d’un chargeur a passé. Vie violente, aveugle, de la rigide bête, soudain réveillée pour son unique fonction qui est de tuer.

Une heure de marche, encore, en zigzag, entre les molles parois d’argile, sur l’infini rondinage où les pieds glissent. Toujours les fins gazouillemens des oiseaux qui ne s’occupent pas de la guerre. Et de temps en temps, dans la forêt démoniaque, encore les mystérieux tonnerres que l’on sent au ras du sol, très près, dirait-on parfois, quand le coup semble tout ébranler de sa secousse ; mais on ne voit jamais rien. Des sortes de cris, étrangement prolongés, des ululemens plutôt, tremblés, saccadés, stridens et qui déchirent l’espace, les suivent ou les précèdent (suivant que les canons français donnent, ou bien les allemands). Parfois une mitrailleuse jette son intermittente clameur, comme tout à l’heure la nôtre, — mais nous étions trop près pour bien l’entendre. Takkatakkatakka : on dirait de vraies syllabes, une parole étrange, élémentaire, comme d’un prodigieux oiseau de malheur jetant quelque part son bref et précipité discours. Et toujours, devant nous, l’interminable fossé de boue, et par en haut les ramures vertes ou séchées des hêtres et des chênes, la forêt pacifique, où passent ces voix et ces fracas qui étonnent.

Peu à peu, cependant, un changement apparaît. Au milieu des fraîches frondaisons, on avait été surpris de voir tant d’arbres morts. En sortant d’une tranchée, nous découvrons qu’ils sont maintenant les plus nombreux, ces morts, comme si l’hiver s’éternisait dans cette partie du bois. Et puis on comprend qu’ils ne sont pas seulement morts, qu’ils ont été tués. Plusieurs sont rompus, pitoyablement, comme une tige encore verte dont le morceau pend à des fibres tenaces ; d’autres semblent éclatés. Partout des cadavres d’arbres, leurs squelettes, des squelettes mutilés. La cime et la ramure arrachées, il reste une espèce de piquet grisâtre ; et cela est plus sinistre que l’incendie, qui ne détruit pas la forme de l’arbre. Cet immobile ravage, plus général à mesure que nous avançons, voilà donc ce qui correspond aux invisibles tapages qui éclatent ou strident de tous côtés par la forêt. Cela, et toutes ces fosses pleines d’eau jaune, aux endroits où des obus ont frappé la terre. Et aussi, de plus en plus fréquens, les morceaux rouilles de ferraille dont le vol mortel un jour a sifflé.

Lente, progressive dévastation. Depuis deux ans, bientôt, elle n’a pas cessé de se poursuivre. Chaque jour ajoute ses morts dont le nombre, comme celui des croix dans les cimetières du front, dit la longueur de la guerre. Par derrière, la forêt vit encore ; dans le vert demi-jour qui s’enferme entre les fougères et la profonde feuillée suspendue, c’est encore la paix immense et qu’on croirait éternelle, du peuple végétal, le sommeil ancien, élémentaire, que ne semblent pas rompre les tumultes de la canonnade. Ici, les arbres soldats qui défendent et qui meurent. Quelques-uns sont pathétiques comme des héros mutilés. Et vraiment, ils défendent : souvent, derrière un chêne robuste, une mitrailleuse s’abrite dans son trou. Vienne un obus, il coupera le chêne, mais en le traversant il éclatera, et sur le talus de terre les éclats seront sans effet.


Et enfin, voici la première ligne. « Faites le moins de bruit possible ! » nous ont dit les officiers. « Ici, ils entendent. » On marche avec précaution, et sans parler, sur le rondin. L’ennemi, nous dit-on, est à vingt mètres. Nous voici donc à la frontière des deux mondes. De l’autre côté, c’est toujours la forêt d’Argonne, toujours peuplée souterrainement de soldats, coupée de longs fossés, barrée de fils de fer ; — et par-delà, des cantonnemens, des villages ruinés comme ceux que nous avons vus, et puis le grand pays ouvert, des villes, des gares, des voies ferrées, les grandes artères qui entretiennent la substance de plusieurs armées. Seulement, tout le courant de vie et de volonté, par là, marche à contresens du nôtre ; tout procède des lointains de l’Allemagne. Ici, dans le petit espace que l’œil embrasse, cette profondeur morte de la forêt où l’on n’entend rien, où nul humain n’est visible, c’est un point de la longue ligne où s’affrontent les énergies tendues de deux peuples.

Pendant une ou deux minutes on nous a permis de monter un peu sur le mur du fossé, et un peu plus loin, au bout d’un couloir perpendiculaire à la tranchée, et qui réduisait à dix mètres l’espace mitoyen, nous avons pu regarder quelques instans par le créneau d’un poste d’écoute. Ce qu’on voyait, c’était une confusion sans nom. Plus une trace de verdure, pas une feuille, pas une herbe : un pêle-mêle grisâtre entre des moignons d’arbres, de lamentables échalas, dans un chaos de terre éventrée, un sinistre et terne enchevêtrement. On distinguait un géant de la forêt culbuté, l’énorme ramure des racines en l’air : sans doute un chêne qui devait avoir sauté tout entier, d’un seul coup. Il était couleur d’ossemens. A ses racines, à ses branches, des ronces de fer s’entremêlaient avec de vagues choses où l’on distinguait des sortes de croix qui devaient être des chevaux de frise renversés. A quelque distance sur la droite, il n’y avait plus qu’une cendre blême qui montait et s’en allait comme une dune : le bord, nous dit-on, d’un cratère ouvert il y a quelques mois par un coup de mine, et dont nous occupons un côté. Là, plus une trace d’arbre ou d’objet quelconque ; c’était plus que la mort : la destruction totale, la pulvérisation de la matière elle-même. Tout cela aperçu très vite, en quelques coups d’œil, mais dans tout son détail, impossible à jamais oublier, gravé du premier coup dans l’esprit, comme un paysage nouveau que l’on a vu surgir, la nuit, dans la subite illumination des éclairs. Et à travers tout cela, par fragmens, un étroit ruban jaunâtre qui disparaissait à droite derrière les monceaux de cendre. On avait vu le talus de première défense où se terre l’invisible ennemi.

Et plus de chants d’oiseaux, pas un bruit dans ces lieux dévastés. Mais on savait que, de l’autre côté, des fusils devaient attendre, des yeux devaient épier, que si l’on parlait seulement, on serait entendu ; une demi-heure auparavant, dans un poste voisin, un pauvre guetteur avait été blessé pour être resté un instant de trop à son créneau. On était devant la zone interdite où l’on ne met le pied que pour défier ou pour donner la mort.

Le couteau dans les dents et des grenades dans les mains, nos hommes devaient la franchir le même soir.


On nous montre l’arrière-pays dont la ville, les bourgs, les villages servent aux quartiers généraux, aux administrations, aux cantonnemens, abritent des magasins, ateliers, hôpitaux et dépôts d’éclopés. Partout la vie militaire, sa hiérarchie, son exactitude, son unité ont pris la place des modes imprécis, divers et spontanés de la vie civile. C’est un autre monde où d’autres lois produisent d’autres aspects de l’homme. Même impression qu’en pays d’Islam où la règle commande à tous le même vêtement et fait les physionomies presque pareilles. Ici, l’uniformité est plus complète encore, puisque dans la société militaire l’enfance ni la vieillesse n’apparaissent, puisque l’homme s’y présente toujours dans l’intégrité de sa force et, presque toujours, dans la perfection de sa jeunesse. C’est un des prestiges de ce monde, avec la certitude des commandemens et des obéissances, l’absolu de la discipline, la logique de la belle forme où l’individu s’abolit avec ses prétentions et ses faiblesses. En temps de guerre, ces prestiges s’exaltent de valeurs nouvelles, toutes morales et qui dominent toutes les autres. L’instrument dont on admirait la symétrie mathématique et la précision s’applique alors à ses fins, lesquelles sont vitales pour un peuple ; et le service qu’il rend est infini. Et c’est une énergie d’ordre spirituel qui l’anime : patiente volonté de dévouement, sentiment mystérieux où l’homme se déprend de son être individuel et le jette sans regret à la mort, parce qu’il n’est plus rien alors qu’une parcelle de l’immortelle France.

A Sainte-M…, à trois lieues de l’ennemi, où le sergent de ville, le facteur, le balayeur de la rue sont des soldats casqués, où la foule, à six heures du soir, sur la grand’place et dans la grand’rue ne présente aux yeux que le bleu gris de l’uniforme, où les rares marmots (comme jadis les petits Marocains dans le bled occupé) nous faisaient le salut militaire, — je voyais, comme jamais encore, la France métamorphosée pour la guerre. Je voyais un monde dont la vie était plus claire, plus énergique et logique, chaque détail convergeant, par l’effet d’un vouloir unanime et d’un commandement distribué partout, vers une fin souveraine. Sans doute, un tel monde est anormal et ne persiste en sa perfection que par la guerre et par le sentiment de la nécessité nationale. Procédant de la volonté humaine, ordonné rationnellement, à la façon d’un mécanisme, on peut même dire qu’il est le contraire d’une forme naturelle de la vie. Et de là, sans doute, l’obscure nostalgie qu’ont les soldats, quand la lutte n’est pas immédiate, des modes ordinaires et spontanés de cette vie, leur besoin de revoir des villages peuplés de paysans, des rues où les plus nombreux sont des civils. Mais un tel sentiment n’est que celui des jours d’attente et de détente. Il disparait devant l’ennemi. Car alors, malgré tout, l’ordre militaire devient un ordre naturel. Réaction de défense, les habitudes et routines s’arrêtant, l’être social se coordonnant sous le commandement de l’idée claire et de la volonté réfléchie, pour repousser le péril. A tous les degrés de l’échelle zoologique, l’attaque du dehors excite la conscience en excitant la créature à s’orienter et se tendre systématiquement vers l’acte de défense. Par cette substitution d’une activité plus ou moins réfléchie, on peut presque dire rationnelle, aux démarches accoutumées et généralement obscures de la vie, l’ordre de la nature semble rompu, mais un phénomène si général est pourtant de l’ordre de la nature. C’est encore un instinct qui suscite alors, avec la volonté, la pensée qui combine. C’est un instinct, toujours, qui pousse certains troupeaux à se rassembler et discipliner pour piétiner le fauve.

Avant que j’eusse vu nos soldats au front, des femmes, surtout, m’avaient présenté l’exaltante image d’un peuple qu’une seule idée applique à une seule tâche. Trois mille femmes d’un faubourg de Paris, travaillant dans la chaleur de juin, en trois ou quatre salles d’une grande usine de munitions. Jeunes, la plupart, bras nus, pâlies et comme tendues dans la continuité du labeur, elles fabriquaient avec une vitesse, une délicatesse et une régularité incroyables de mouvemens, les outils de mort dont s’armeront leurs hommes contre l’ennemi de leur race. Il est certains momens du visage féminin, sous les magies surtout de la musique, où l’aspect individuel s’abolit presque, où semble paraître, battre et passer, transfigurant la créature, l’immortelle volonté d’une race. Ici, le concert et l’intensité de l’innombrable travail, l’effluve peut-être des énergies unanimes, agissaient à la façon d’une musique. Dans le bruissement de la ruche immense, dans l’unique et constante vibration où se confondaient les vibrations de mille tours, dans les reflets d’acier allumés partout par l’électricité, on voyait la précision et la précipitation des gestes comme menés, tous à la fois, par une seule âme ; on percevait la fièvre contagieuse et quasi somnambulique de la vie collective. On sentait la présence et l’action de la souveraine idée qui se subordonne les individus : l’idée de la France, d’une France toute spirituelle, distincte des vivans qui ne sont que son actuelle matière, puisque tous ses hommes, s’il le faut, mourront afin qu’elle survive, c’est-à-dire afin que dans cent ans, dans cinq cents ans, des millions d’humains dont la substance, comme celle des morts, est éparse aujourd’hui dans sa terre, reçoivent les formes françaises, — afin que leur parole, leur pensée, leurs directions générales de vie soient françaises, — afin qu’une certaine suggestion sociale, celle qui s’entretient par les influences mutuelles des individus et par l’action des pères sur les fils, se transmette aux suites de générations qui ne sont pas encore, c’est-à-dire, en dernière analyse, afin qu’un certain type, qui est le nôtre, continue de se répéter. Voilà le principal impératif, l’idée tout irrationnelle, issue du profond de la nature, qui commande, quelles que soient les entreprises de la pensée individuelle, la vie d’une grande nation et le sacrifice de ses individus. C’est une idée, créatrice de force et de mouvement. Agissant en des âmes humaines, ces âmes dont les corps ne sont que les apparences, elle venait, cette invisible puissance, aboutir sous nos yeux, à travers les activités du feu et du fer, à ces amoncellemens énormes de matière pure, à ces masses superposées, à ces rangs prolongés et profonds d’acier géométrique et luisant, — à ces milliers d’obus : trente mille par jour, dans cette seule usine qui travaille comme tant d’autres, du matin au soir et du soir au matin, les équipes se succédant sans trêve pour la même besogne, muette, régulière et passionnée.

La nuit, de mes fenêtres de Saint-Cloud, par-delà les vagues reflets d’une boucle de la Seine, je regardais au loin les lumières d’une usine pareille : sur les noirceurs de Paris englouti elles s’étendaient en rectangles de feu, car les bâtimens couvrent des hectares. Et cela seul, cette activité dont on n’eût rien deviné pendant le jour, cela seul existait dans la nuit. Alors, je revoyais par la pensée le dedans de la grande ruche, le travail frémissant et discipliné de sa multitude. J’imaginais le travail semblable poursuivi par tout le territoire, nuit et jour, en des milliers de fabriques et d’ateliers, toutes les autres formes de travail que suppose celui-là : fonte du fer et du cuivre, constructions de machines et d’usines, chargemens d’explosifs, transports, distributions, le tout convergeant vers cette fin énorme et simple : accumulation de la force pure qui brisera la volonté du peuple ennemi, — et j’apercevais clairement que dans la France de l’arrière aussi, cela seul existait, et que tout ce qui ne tendait pas vers cette fin générale, tout ce qui ne collaborait pas, de près ou de loin, à l’innombrable effort, tout ce qui se laissait mener encore par les routines antérieures, vers des buts isolés, était hors de la vie nationale : un caduque et traînant déchet.


En Argonne, l’élément le plus actif et le plus noble de cette vie apparaissait : celui qui sert immédiatement la fin suprême, et que le travail intérieur du pays ne fait que servir. Vingt-deux mois de guerre nous avaient presque habitués, nous les non-combattans, aux anémies de l’arrière, à la diminution, en des villes et des campagnes veuves de leurs hommes, des activités visibles. Comme une électricité qui se tend pour le choc et l’étincelle, devant l’influx allemand, le plus intense de l’énergie française s’était porté vers le dehors, et nous la retrouvions, cette énergie, comme nous ne l’avions jamais connue, non plus diffuse, mais rassemblée, toute orientée dans le même sens. Les hommes, les jeunes hommes de France, ouvriers, paysans, bourgeois, tous changés en soldats bleus, — bleu de l’uniforme, bleu du casque, qui semble celui que l’acier prend dans la flamme, — il n’y avait qu’eux, en face de l’invisible ennemi, tout le long de cette longue dévastation qui s’appelle le front.

Quels hommes ! Je voyageais avec deux Anglais, un journaliste et un romancier célèbre. Ce qui les surprit tout de suite, — et pendant les trois jours que nous passâmes en Argonne, à chaque bataillon que nous croisions, à chaque cantonnement que l’on nous montrait, je vis cette impression se répéter en eux, — c’était d’abord la beauté physique et l’allure de force qu’ils attribuaient à la pratique nouvelle et générale des sports (the finest gift England has made to France). Je croyais plutôt à la robustesse d’une race surtout agricole, et dont la santé foncière lui a permis d’ignorer ou braver les lois de l’hygiène physique et morale dont on s’occupe bien davantage et depuis bien plus longtemps chez nos voisins d’outre-Manche, — et puis, pour les citadins, à l’influence de deux années de vie rude, au grand air, affermissant et bronzant les visages, leur communiquant, sous le lourd équipement poudreux, quelque chose de cet air que l’on imagine aux vieilles troupes de métier : grognards de Napoléon, reitres du XVIe siècle, légionnaires de César. Une expression d’énergie réticente, un sérieux étrange, imposant et presque farouche. Songeant peut-être aux définitions du Français qui courent à l’étranger, habitués à l’élan, aux jeux et chansons de leurs Tommies (le boy, avec son besoin de mouvement, tout son débordement de vitalité, subsiste tard chez l’Anglais), mes amis s’étonnaient : ce fut, je crois, la grande découverte de leur voyage : Fine, strong tnen, with thaï curious air of décision… Wonderfully serious. They keep it in[1].

Ce dernier mot, c’était leur explication. Ils jugeaient ces hommes français concentrés en eux-mêmes et mûris de bonne heure par la gravité terrible des circonstances, — l’idée de la France en danger, le souvenir des atrocités allemandes, l’acharnement de la lutte, la proximité de la mort, les visions quotidiennes d’horreur ayant établi en eux à demeure des sentimens intenses : patriotisme quasi religieux, haine, besoin de vengeance et de dévouement qui répriment le rire et même la parole, pour appliquer tout l’homme à des besognes passionnées. Plus simplement, peut-être, la plupart étaient-ils de l’espèce rurale que le dur et monotone labeur de la terre fait de bonne heure graves et taciturnes. Aussi bien que de l’étonnement, on sentait du respect, presque de l’intimidation, dans les regards que les deux Anglais jetaient sur cette troupe.

Vis-à-vis des officiers, d’apparence bien différente, qui nous recevaient à leur mess, à leur poste, à leur cagna, à leur bureau, leur mouvement était plutôt un élan de sympathie et de plaisir. Plaisir de retrouver les traits d’un type depuis longtemps classique en Europe et que je n’imaginais pas si vivant et fréquent encore, avant de l’avoir vu partout dans nos camps du Maroc. Traits de race, sans doute : verve, esprit, brillante allure gauloise, étincelant de l’œil, clarté du visage sanguin. Traits de vieille culture sociale aussi, prompte élégance de parole et de geste, goût des idées générales, insistances de politesse raffinée, mobilité de la conversation, qui refuse d’appuyer, de peser. A les voir, le soir, allumant leurs cigarettes autour d’une table fleurie pour nous, si gais, si vifs, de si parfait savoir-vivre, l’histoire et la légende s’évoquaient : on pensait à « Messieurs les Maîtres » de l’Ancien Régime, aux officiers de Steinkerque, qui chargeaient en dentelles ; aux mousquetaires : je retrouve sur un carnet ce mot : d’Artagnan, qui me servait à désigner l’un des plus brillans, dont je n’avais pas retenu le nom. Conan Doyle, qui l’a croqué dans le Daily Chronicle, l’appelle « Cyrano, » — bien entendu, il ne s’agit que du dehors. Tel général, haut de six pieds, avait les grâces rapides, la splendide allure et tous les radieux prestiges de Chantecler. Des gentilshommes, à la française. C’étaient là, d’ailleurs, les types extrêmes, dont le souvenir demeure le plus vif, — types d’un certain milieu social où règnent telles conventions et consignes, tel idéal de l’homme en société. Ces brillans aspects peuvent masquer le sérieux intime de l’individu, comme souvent, chez un Anglais, la banalité correcte et voulue, l’argot de caste, le ton de plaisanterie prescrits par la convention, cachent les mouvemens d’une âme originale et passionnée. Et quand on les voyait au travail, ces chefs, quand on commençait à connaître leurs œuvres, — telle mise en défense d’un secteur, telle organisation de transport et de ravitaillement, tels magasins, dépôts et chantiers, — surtout quand on constatait la mine et la discipline de leur troupe, toute la précise et tranquille horlogerie des services, et qu’on se rappelait enfin la longueur et l’intensité de l’effort, on prenait idée des vertus d’ordre et de conscience, de l’infatigable et minutieux labeur, de la persévérante volonté qui font échec, ici, à toute la méthode allemande.


A l’arrière des premières lignes, ces qualités nous apparaissaient avec tout le solide travail de préparation et de soutien. On nous montrait des hôpitaux, des hangars d’aviation, des ateliers et fabriques (il y en avait où l’on transformait les chu-vaux blessés en toutes formes d’appétissante charcuterie). Partout l’affluence de la main-d’œuvre : on retrouvait, condensée, aux abords de cette ligne du front, toute l’activité française. Partout, sous l’uniforme du soldat, des ouvriers de métier besognant à leurs métiers : charrons, maréchaux, bouchers, boulangers, mécaniciens, électriciens, menuisiers, chauffeurs, jardiniers et cultivateurs même, car autour des fermes dévastées, d’où les chats aussi sont partis, l’armée cultive : je n’ose plus dire le nombre d’hectares, autour du clocher décapité de V… que le général H… a changés en florissans jardins de maraîchers. Toutes les énergies et compétences trouvent à s’employer : les éclopés eux-mêmes besognent et font des miracles.

J’allai voir une de leurs installations. Des éclopés, c’est-à-dire, sans doute, des invalides, tout au moins des fatigués et déprimés : je croyais trouver un lieu de repos. Au village de C… je tombai sur une ruche en pleine ferveur de travail. Sous leurs mains, le village désert et demi-ruiné se muait en village modèle ; les vieux tas d’ordures et de fumier quittaient les portes des maisons ; les carottes et les choux (des fleurs aussi pour le plaisir des yeux) s’alignaient dans les potagers ; une scierie mécanique débitait du bois, à côté d’un savant atelier de lessive, d’une chandellerie où les rebuts de graisse s’utilisent. Ailleurs, un établissement de bains et de douches où l’on peut rincer, épouiller je ne sais combien de centaines d’hommes par jour, — ailleurs le dépôt lui-même, les dortoirs, d’étincelantes cuisines où des rôtis embrochés se dorent, des salles de réunion, de lecture, un théâtre rustique, avec son « plateau » et son rideau. A travers tout cela, je ne sais quelle « odeur de propre, » comme disent les ménagères, de bois neuf, de verni, de lessive ; des figures tranquilles, détendues, contentes. Après les réclusions et les ruées, les monotonies et les tueries du front, pour ceux qui ne sont que les « éclopés, » les rhumatisans, les fourbus, quel repos plus sain que de retrouver, précisés, rythmés par l’ordre et la discipline militaires, les travaux de leur vie accoutumée ? Et puis, ce village mort et devenu par eux plus vivant, cette petite ruche industrielle, c’est l’œuvre commune, pour le bien commun. Nulle question, ici, de syndicalisme, de grèves ou de huit heures. Cinq sous par jour, et plus de cœur au travail que pour dix francs dans l’atelier d’un patron. Chacun donne ce qu’il a de force. Quelques-uns apportent une invention ; c’est telle façon, avec des feuilles de bois tressées, de fabriquer les sommiers élastiques que l’on nous montre dans un dortoir ; c’est tel moyen d’articuler, en un tour de main, avec du fil de fer (les charnières manquant) les caisses à sable qui valent mieux que les sacs pour la défense des tranchées. Cette trouvaille, signifiant je ne sais plus quelle sérieuse économie quotidienne pour tout un secteur, fut payée d’un paquet de cigarettes et, ce qui comptait plus, de félicitations du colonel. C’est ici la même activité que dans les oasis d’Afrique où le soldat français se fait spontanément civilisateur, bâtisseur de maisons, de ponts et de routes. Ce colonel nous conduisait ; on voyait son plaisir à nous montrer ce dépôt ; c’était son œuvre, qu’il aimait comme l’inventeur son invention, qu’il avait méditée, amenée peu à peu à ce degré de perfection. Il nous expliquait son idée : « Faire travailler ceux qui ont beaucoup de temps et peu de forces, pour ceux qui ont beaucoup de forces et peu de temps. » L’excellent homme ! une figure toute de simplicité, de bonté. Avec quel ton paternel, quel accent d’intérêt personnel et direct il s’enquérait auprès des plus faibles de leur santé ! Je le revois posant sa main sur l’épaule d’un petit volontaire de dix-huit ans, et lui demandant s’il avait des nouvelles de sa famille. Le petit gars, évidemment touché jusqu’au fond de cette bonté, après le plus réglementaire des saints, se raidissait, fixe dans la posture d’attention, les yeux militairement rivés à ceux du chef, répondant avec la brièveté virile et respectueuse qui convient. Il rougissait sous l’excès d’honneur, mais les jeunes yeux brillaient d’amitié et de plaisir.

Plus je regardais, en ses modes et degrés divers, la vie nouvelle qui, depuis deux ans, règne seule en ce pays, et plus m’apparaissait la vérité de cette vieille formule de nos pères que le Français est né soldat. Soldat, il l’est, non seulement par sa bravoure et sa sociabilité, mais par la tendance logique de son esprit que satisfont l’ordonnance et les symétries de la société militaire. Tout y est rationnellement construit comme dans les plans socialistes, comme dans les constitutions politiques que la France s’inventait sous la Révolution, et tout y est plus clair, plus sûr, chaque détail du système commandé par une immédiate et visible nécessité vitale, s’adaptant à tous les autres pour une œuvre sublime et passionnante. Finies, les confusions d’un parlementarisme imité de l’étranger, les obscurités et désaccords d’un régime où l’intérêt local interfère avec l’intérêt général, où la volonté souveraine, distillée de dix millions de volontés particulières, se diffuse en deux assemblées que déchirent les querelles de partis. Il ne s’agit plus de donner un vote sur quinze mille pour élire un député sur six cents. Il s’agit de s’intégrer dans un ordre intelligible et qui se répète à tous les étages de l’armée ; il s’agit pour chacun, avec tous les autres, de recevoir, transmettre et suivre un commandement en y ajoutant, sans doute, une part plus ou moins grande, suivant le degré de la hiérarchie, de décision personnelle, mais toujours en vue des fins communes, ardemment désirées, et qui sont l’absolu. Il s’agit pour un lieutenant d’aider à sauver la France en exécutant les ordres de son capitaine, qui obéit à son commandant, et en conduisant le mieux possible ses soldats. Voilà qui se comprend du premier coup, et qui excite les meilleures énergies de l’homme, toutes ses puissances d’attention et de dévouement. Voilà qui le fixe, — et les faibles en sentent le bienfait, — aux certitudes du devoir, aux précisions d’un ordre invariable et qui satisfait la raison comme une progression mathématique. Dans un ordre pareil, à des rangs échelonnés de la même façon, obéissant aux mêmes impératifs, des Français ont vécu par dizaines et centaines de milliers à la fois, à toutes les époques de la France. Si l’on excepte le groupe élémentaire, la famille, tous les autres modes et cadres de vie sociale sont allés changeant ; seul l’ordre militaire n’a jamais cessé de se répéter, avec la notion de l’idéal, les mœurs et les types qui sont propres à la société militaire. Chez un vieux peuple qui s’est battu au cours de tous ses siècles, — se bien battre et bien parler, c’est la caractéristique que César en donnait déjà, — rien d’étonnant si quarante ans de paix, de rationalisme et d’individualisme appliqués n’ont pu étouffer des habitudes et tendances vieilles de deux mille ans, si les instincts et vertus ataviques, qui dormaient latens, se sont réveillés au premier outrage de l’ennemi, pour s’employer joyeusement à des tâches retrouvées.

Nous causions de tout cela, le soir à la table du général A… Il nous disait : « Ils savent tous le pire de la guerre : ils l’ont appris à Verdun, en Champagne, en Belgique, — la plupart ici même où nous avons eu des combats très durs. Ils savent aussi n’y pas penser. Ils ont appris à vivre au jour le jour, dans le moment présent, qui le plus souvent est facile. C’est une telle simplification de la vie que de n’avoir plus qu’à obéir, comme ils savent que leurs chefs obéissent ! Être déchargé de soi-même, n’avoir plus à penser qu’à la besogne immédiate, immédiatement commandée ! La plus dure s’allège quand elle est celle de tout le monde ; comme la pire condition de vie apparaît acceptable, du moment qu’elle est commune. Au fond, la vie militaire, en campagne, c’est une forme naturelle de la vie. L’idée du danger, de la mort ? Elle devient vite ce qu’elle est au cours de l’existence ordinaire. Évidemment, le risque est plus grand. Combien de fois plus grand ? On n’y pense plus. On vit, voilà tout ; est-ce que vous vivez en pensant à la maladie ou à l’accident qui vous emportera, — dans combien de jours ou de mois ? Vous ne le savez pas, et c’est l’essentiel. Qu’importe un peu plus tôt, un peu plus tard ? Tant de fois, un soldat a vu tout près l’explosion blanche ou notre de l’obus, et la balle ou l’éclat n’était pas pour lui ! Ils deviennent vile fatalistes. Et puis, vous savez, ils voient beaucoup la mort. Elle aussi finit par leur apparaître comme un fait vraiment ordinaire, un moment naturel de la vie… Être tué : cela aussi fait partie de la condition commune… »

Un officier ajoutait : « Voulez-vous savoir ce qui fait plus que tout leur inlassable volonté ? — la ruine universelle de ce pays, tous les villages incendiés : les Boches les ont allumés quand ils durent reculer après la bataille de la Marne. Tenez, vous avez vu le clocher de Triaucourt : savez-vous ce qu’il leur rappelle ? Des femmes françaises, des grand’mères tuées à coups de fusil parce qu’elles essayaient de défendre contre les soldats allemands l’honneur de leurs filles. »


Sur les routes du pays, nous croisions souvent une colonne en marche, et plus que dans la forêt où la lutte est presque invisible, où l’on opère par groupes fractionnés, où les attaques se dissimulent, on avait le sentiment direct de la guerre.

C’étaient simplement des troupes de relève, ou qu’on venait de relever, les unes scandant le pas, assemblées à nouveau dans le beau rythme militaire, et comme rechargées de jeune et rayonnante énergie ; les autres, boueuses, fatiguées, d’allure pesante et lente, d’un sérieux plus profond et pathétique. Je revois un tel bataillon ainsi rencontré dans le soir. Il surgissait inopinément devant l’automobile qui ralentissait, et puis s’arrêtait pour le laisser passer. Toujours l’impression d’étrangeté, et presque de mystère. Ce bleu sourd, fondu dans le bleu du crépuscule, et qui ne se réalise que tout près, qui se révèle presque tout d’un coup, sans jamais se détacher tout à fait, en vive silhouette, de l’espace ambiant, le silence de tous ces hommes, leur nombre, la gravité de leur allure, tout cela qui vient apparaître et tient du fantôme, tout cela étonne sur la belle route, entre les jeunes blés, dans le doux crépuscule de juin où l’on oubliait presque l’angoisse présente. On dirait vraiment de l’irréel, et pourtant c’est tout le réel qui revient devant nous, la quotidienne et presque inimaginable réalité qui, depuis deux ans, tantôt nous étreint, et tantôt nous fait battre le cœur. On se dit que chaque ombre, dans cette file d’ombres inconnues, c’est un homme français, venu du Nord, du Centre ou du Midi, d’une ville ou d’une campagne où il avait son bureau, ses champs, son usine ou son atelier, ses parens, sa femme, ses enfans, — un individu complet, qui se sentait différent de tous les autres et ne connaissait alors à sa vie que des buts personnels. Soudain transporté avec des millions d’autres du côté de la frontière, établi, aujourd’hui, dans cette Argonne où, probablement, il ne serait jamais venu, il a perdu son apparence personnelle, — et, sans doute, son âme aussi s’est presque toute fondue dans une âme collective. Son pas, son allure, son être ont changé. Il n’est plus ouvrier ou paysan, marchand ou bureaucrate, instituteur ou rentier : c’est un homme de telle compagnie, de tel bataillon, de tel régiment, qui marche, parle, pense comme ceux de sa compagnie, et que mène la volonté commune, — par-là capable d’une patience ou d’une indifférence au danger, que jadis il n’eût pas crue possible. On m’avait donné quelques raisons de cette indifférence. A regarder passer l’obscure procession, j’apercevais tout d’un coup la plus profonde et générale : l’homme s’est dépouillé de sa personne individuelle, qui seule est périssable ; il s’est absorbé en quelque chose de plus grand et plus durable que lui-même, pour une fin située hors de lui-même. Qu’il tombe, le régiment, l’armée où il a maintenant son être essentiel ne cesseront pas de vivre, l’effort continuera pour cette fin qui, seule, lui importe, — pour la France qu’il sert en tombant. En combien de lettres de soldats ne l’avons-nous pas vue s’attester, cette idée religieuse, en mots obscurs ou clairs, et qui, tout d’un coup, nous ont brouillé les yeux !


Et je revois encore un régiment, revenant, celui-là, du repos. Il traversait Sainte-M…, où, pour la première fois, la multitude bleue que j’avais vue errante, répandue, le soir, sur la grande place et dans les rues, m’apparaissait assemblée suivant sa loi, dans son rythme propre et si ardent de vie. Clairons clairs, clairons vibrans comme cette lumière de sept heures du matin, parlant comme elle de pure énergie affluente ! Ces notes primaires, sonnées à plein souffle de jeunes poitrines, ces musiques dont les temps précis font penser à des mouvemens d’attaque, à des gestes brillans d’épée, c’était de la volonté jaillissant tout droit, c’était la plus élémentaire et profonde volonté française. Cela semblait surgir du fonds primitif de la race, disant le vif et le tonique de l’âme, la promptitude de l’esprit, la conquérante simplicité des idées, le pur élan des courages vers l’allégresse de la bataille. Ils passaient, passaient interminablement. Dans cette ville presque vidée de ses vrais habitans, il y avait à peine cinq gamins pour leur emboîter le pas, mais cette musique, la cadence de ce pas, eussent donné des jambes, pour les suivre, à un paralytique. Ce n’était que l’ordinaire défilé du régiment dans une rue de province ; mais en guerre, et dans une ville où l’on entend le canon allemand, quelle signification cela prenait ! Les hommes de France, réunis pour défendre leur terre et marchant à leur ennemi… On voyait à plein chaque jeune visage, le hâle et l’énergie des traits que nulle barbe ne cache (les « poilus » dont parle l’arrière ne portent plus la barbe qui gênerait l’emploi des masques). Quelques casques étaient cabossés, — et ce ne pouvait être que de marques de mitraille, — et les longues capotes semblaient très vieilles et respectables. Mieux que tout, ce bleu fané, délavé par les soleils et les pluies, par les nuits passées au contact de la terre humide, traduisait aux yeux la dure et longue réalité de la guerre.

A intervalles réguliers, des lieutenans, très jeunes, l’épée au clair, marchaient à côté de leur section. On savait que ce n’était pas une parade, que vraiment ces adolescens conduisent, qu’ils sont les premiers à bondir hors de la tranchée et mener l’assaut contre les fils de fer et les mitrailleuses. On pensait à tous ceux que l’on a connus, aimés, qui sont morts en se dévouant ainsi, et qui devaient être, demain, les chefs de file de la France.

Quelques femmes, des jeunes, en noir, regardaient sur le pas de leur porte, et je voyais l’attention passionnée de leurs yeux : l’une d’elles, mince, fixe et toute pâle, les lèvres entrouvertes, avait, dans un geste de ferveur, serré ses mains contre sa poitrine. Elles se taisaient et les hommes passaient, passaient, bouches scellées. Les trompettes parlaient seules, déjà lointaines, disparues au tournant de la rue, et le régiment, sous la forêt ondulante des fusils, continuait de défiler encore. A mesure que s’éloignait la musique, une sorte de silence s’établissait, — un silence que rythmait le battement, sourd et grandissant des pas.

Cinq ou six femmes avec autant de gamins, c’est tout ce que l’on voyait de population ordinaire. Des officiers, sans tourner la tête, s’en allaient à leur service, à leur bureau. Des permissionnaires regardaient des cartes postales à la devanture du marchand de journaux. Le balayeur de la rue, en casque et capote lui aussi, poussait consciencieusement son balai le long du ruisseau. Tout d’un coup, il s’élança, reconnaissant dans un des rangs qui passaient, un camarade, un « pays » peut-être. La fervente poignée de main ! Traînant son balai, pendant quelques secondes, il l’accompagna. Il avait pris le pas de la troupe. Je le voyais parler, je devinais l’amitié, l’émotion, les vœux. Ce régiment, où allait-il ? Très probablement à Verdun. L’Argonne y avait envoyé déjà beaucoup de monde, et les simples mouvemens de relève dans la forêt ne déplacent pas un régiment. Pour des soldats en campagne qui s’étaient habitués à tels postes, à tels risques, un départ, c’est le retour à tout l’inconnu, c’est, plus sensible qu’aux jours ordinaires, l’énigme de leur vie ou de leur mort qui revient se poser.

Des canons gris passèrent, avec leur air de grandes bêtes aveugles qui se laisseraient charrier, leurs longs museaux levés haut, oscillant aux secousses du pavé, comme cherchant toujours à flairer au loin le possible ennemi. Puis les bâches vertes des fourgons automobiles. Puis la ferraillante théorie des cuisines roulantes. Un peloton fermait la marche, menant des chiens en laisse. Cela rappelait les douars migrateurs du Sahara : même impression de vie nomade, collective et complète d’une certaine famille humaine qui se suffit, avec ses bagages, ses tentes, ses bêtes, dont le domaine est l’espace, et qui ne dépend plus d’aucun lieu.

Au bout de la longue rue on voyait encore l’ondulation régulière de tous les fusils, et par-dessous le roulement des charrois, on croyait percevoir encore la cadence innombrable et confuse des pas. Une parcelle de nos armées venait de passer et s’en allait du côté du feu, un peu de ces moissons d’hommes que la France récolte chaque année sur sa terre, et qu’elle réserve pour les consacrer, au jour de la guerre, comme une hostie, à la France qui sera. Cette procession de jeunes gens pareils comme les épis d’un champ qu’on va faucher, cette vie si nombreuse et si pleine, — le meilleur de la vie française, — si fièrement disciplinée, et dont nous avions senti passer le souffle, l’énergique et précise pulsation… Là-dessus, tout d’un coup, on imaginait l’affreuse réalité quotidienne : les gaz, les avalanches de métal, les explosions, tout ce qui veut broyer et dissoudre la chair des hommes ; on percevait directement l’épouvante de la guerre, mais aussi le sublime de la volonté qui vit en cette chair et la fait marcher sans frémir à sa destruction.


ANDRE CHEVRILLON.

  1. De beaux hommes, robustes, avec un air singulier de décision. Extraordinairement sérieux : ils gardent en dedans ce qu’ils sentent.