Voici des ailes !/02

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II


Affalés sur le talus d’un fossé, ils échangeaient des propos amers. Les machines gisaient pêle-mêle, de droite et de gauche, comme des objets encombrants dont on s’est débarrassé le plus vite possible et non sans quelque rancune. Une chaleur de fournaise rendait presque douloureux le contact de l’air ; le soleil implacable se moquait du mal que prenait un maigre peuplier pour leur fournir à tous quatre un peu d’ombre apaisante.

Pâles et défaits, les yeux caves, la peau mouillée de sueur, ils n’avaient plus de force que pour s’accuser mutuellement de leur déconvenue. Les deux femmes surtout montraient une humeur féroce. Leurs figures luisaient, leurs cheveux pendaient en mèches mélancoliques. Il semblait qu’elles eussent marché jusqu’aux chevilles dans du plâtre en poudre. Une couche de poussière se tassait sur leurs jupes noires et des traces de doigts sales flétrissaient le piqué blanc de leurs vestons.

— Tu peux te vanter, jeta Mme d’Arjols à son mari, d’avoir eu une fameuse idée avec ton voyage !

— Mon voyage !… je crois qu’il ne te déplaisait pas tant que ça… non, tu ne dérages pas depuis le départ, parce que tous tes flirts t’ont lâchée — tu en as fait une tête, au train !… personne !

Vexée, elle riposta :

— Parbleu ! vous aviez doublé l’itinéraire… je ne peux pas leur imposer, moi, vingt ou trente lieues par jour.

— Vingt ou trente lieues ! pas seulement quatre hier !… et il s’agissait des ruines de Jumièges !… Elles vous ont plu cependant !

Là-dessus on tomba mollement d’accord, nul ne voulant paraître insensible aux beautés de l’art. L’église de Caudebec et l’abbaye de Saint-Wandrille furent elles aussi mises hors de cause.

— Mais ce qui m’exaspère, s’écria Régine, c’est l’entêtement de Pascal, après le déjeuner, à continuer la route de Saint-Wandrille au lieu de revenir par Caudebec. Ah ! elle était propre, ta route, des côtes et encore des côtes, en plein soleil, à pied, et une poussière !

— C’est un pays très montagneux par ici.

— Et puis, repartit Régine, pourquoi n’avoir pas pris le train à Yvetot, comme nous le demandions ?… nous arrivions ce soir à Dieppe…

— Mais puisqu’il n’y avait pas de train, répliqua Guillaume nerveusement, il aurait fallu l’attendre deux heures, et puis deux heures encore à Motteville… Autant aller le prendre à Cany, ça descend tout le temps, nous n’avons qu’à patienter jusqu’à ce que le soleil soit moins dur.

Il flambait le soleil, il flambait de toutes ses forces, méchamment, comme s’il le faisait exprès. Il chauffait l’ombre, il déterrait les cailloux, il couvrait le sol d’une vapeur brûlante que l’on sentait lourde, épaisse comme de la matière en fusion.

Pascal gémit :

— Ce n’est plus tenable… marchons… nous trouverons bien une auberge où l’on sera plus à l’aise qu’ici.

Péniblement ils se hissèrent sur leurs machines. Ce fut un douloureux calvaire. En vérité le soleil leur parut un ennemi personnel qui flagellait leur dos et dévorait leur nuque. Ils avaient les tempes prises dans un étau de feu. Vainement courbaient-ils la tête : le soleil était dans la poussière du chemin et dans l’herbe calcinée. Puis la réverbération de la route blanche leur torturait les yeux.

Enfin, au haut d’une côte où ils se traînèrent à pied, les hommes poussant les montures, les femmes exténuées et hargneuses, ils avisèrent une auberge d’aspect convenable. Quelques minutes plus tard, Madeleine et Régine, épongées, frictionnées, la taille libre, reposaient sur un lit tandis qu’au fond d’une salle fraîche leurs maris buvaient une bouteille de cidre.

Vers six heures, le soleil désarma, et l’espace délivré s’emplit d’un doux apaisement. Les dames alors apparurent.

— Nous voilà prêtes.

Elles avaient des visages presque souriants, se sachant propres, les cheveux en ordre, la peau ornée de poudre de riz et la mine correcte. Les machines étaient nettoyées. Tout le monde se sentait dispos et l’on partit allègrement. Cependant, comme le souvenir des mots échangés laissait dans chaque ménage un peu de rancune, les deux couples se disloquèrent et tandis que d’Arjols et Régine Fauvières filaient en avant, Pascal et Madeleine, plus placides, cheminaient côte à côte.

Il y eut une longue descente au milieu d’un bois gracieux d’où l’on apercevait, par des échappées soudaines, un large vallon qui s’étalait entre les collines comme un lac de verdure. Ils y parvinrent et, de fait, ils eurent la sensation d’un bain qui les délassa plus que le repos. Légère et indéfinie, la pente continuait au creux de la vallée luxuriante. Une source coulait, chargée de roseaux, sous la caresse des saules qui se penchent et parmi l’ordonnance symétrique des peupliers pensifs.

Et c’était délicieux de rouler ainsi, d’un mouvement égal et ininterrompu, selon la fantaisie des hauteurs dont on suit les contours. Ils n’avaient plus ni fatigue ni regret. Le temps fuyait comme un songe, et ils fuyaient avec lui, et chacun, de leurs efforts s’effectuait aussi aisément que s’égrènent les secondes dans la fuite du temps. Ils regardaient à peine, les yeux et l’esprit fermés au charme des spectacles. Ils ne savaient pas percevoir la musique du silence, le chant des feuilles et l’harmonie des eaux. Mais tout cela pénétrait en eux par des voies nouvelles et les imprégnait d’un bien-être inconnu.

« Est-ce assez bon ?… comme c’est exquis ! » répétaient d’Arjols et Mme Fauvières, se soulageant en épithètes d’admiration. Pascal et Madeleine ne laissaient tomber que de rares paroles. Et tout ce qu’ils disaient tout quatre, ils le disaient d’une voix discrète, comme on dit des choses quelconques derrière lesquelles il y a des pensées et des sensations que l’on devine bien plus profondes et bien plus importantes.

À Cany l’on se retrouva.

— Voici la station, avertit Guillaume, nous arrêtons-nous ?

— Non, non, s’écrièrent les deux femmes, allons toujours… jusqu’à la mer.

— Vous savez que Veulettes est à près de dix kilomètres ?

— Tant mieux, tant mieux.

On se remit en route.

Des nuages roses voguaient au ciel. Les collines bleues s’enfonçaient dans l’horizon. La nuit se mêlait au jour et l’ombre envahissante imprégnait l’espace de mystère et de mélancolie. Pascal murmura :

— Oh, ces bouffées d’air vif qui viennent au-devant de nous… on dirait des messagers que la mer envoie pour nous souhaiter la bienvenue.

La silhouette des choses s’effaçait. Ils allaient parmi les fantômes des arbres et les haies confuses. Et plus ils avançaient, plus il leur semblait recevoir des trésors d’énergie et de souplesse et qu’ils pourraient aller, aller toujours, comme l’eau qui coulait auprès d’eux sans lassitude, toujours alerte, toujours joyeuse, toujours renouvelée.

La nuit les enveloppa. Les deux couples se perdirent de vue.

Le souper les réunit tous quatre dans une salle d’hôtel. Ils furent tour à tour exubérants et silencieux, enthousiastes et graves. Ils disaient des bêtises et ils disaient des choses qu’ils n’avaient jamais dites. Ils étaient pleins de cordialité et de bonhomie, confiants en eux-mêmes, dispos et jeunes. Puis ils se turent. Les heures écoulées leur laissaient de la béatitude et de l’étonnement. Elles leur paraissaient étranges, ces heures. Rien dans leur passé ne s’y pouvait comparer. C’était comme si leur vie avait subi le même phénomène qu’eux-mêmes, en cette journée de contrastes violents et que lasse, harassée, brûlante, morose, elle fût devenue soudain fraîche, facile et harmonieuse. Par quel miracle ? ils ne se le demandaient point. Mais ils avaient bien la perception vague d’un miracle. Dans le trouble grisant de leurs rêves, ils se faisaient l’effet d’êtres fabuleux qu’a touchés la baguette d’une fée. Et l’impression persistante de la vitesse aidait encore à leur imposer le souvenir de quelque chose qui s’était accompli en une seconde, comme un prodige inexplicable.

Ils ne songeaient à rien de tout cela d’une façon précise. Seulement ils tiraient de leur promenade, de leur enthousiasme, de leur langueur actuelle, une telle satisfaction qu’ils n’étaient point sans quelque regret à l’idée d’en avoir fini. C’est pour cette raison assurément, pour d’autres aussi, plus indistinctes, qu’il n’y eut pas d’exclamation quand l’un d’eux lança d’un ton négligent :

— Si l’on s’en allait comme ça très loin, au hasard, du côté de la Bretagne ?…

Non, cette proposition ne les bouleversait point. Ils l’acceptèrent tout naturellement. Pourtant ils se regardèrent avec une certaine surprise, chacun ne comprenant guère pourquoi il acquiesçait à un tel projet et encore moins pourquoi les trois autres ne jetaient pas les hauts cris ? Que s’était-il donc passé de si anormal ?

Les moindres détails furent vite réglés. Les dames se procureraient des costumes plus pratiques, culotte et veston de laine grise ou beige. Une malle abondamment pourvue précéderait les voyageurs de ville en ville. Et ils s’en iraient tout doucement, par petites étapes, se reposant aux heures trop chaudes, et flânant sur les grand’routes, selon l’ordre de leur caprice.