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Voltaire (Faguet)/L’œuvre/II

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CHAPITRE II

ŒUVRES HISTORIQUES EN VERS.

Quoi qu’il en soit, ce sont ces idées que Voltaire a exprimées en prose agréable, comme nous l’avons vu, et en vers souvent très beaux, comme nous l’allons voir. Ses idées philosophiques sont exposées dans le Dictionnaire philosophique ; dans l’Histoire de Jenni; dans d’autres contes encore ; et dans les Discours sur l’homme ; le poème sur la Loi naturelle et quelques épîtres. Ces derniers ouvrages sont en vers. Voltaire y définit ainsi l’Être suprême, ou plutôt laisse le choix, comme on va voir, entre plusieurs définitions différentes :

Soit qu’un être inconnu, par lui seul existant,
Ait tiré depuis peu l’univers du néant ;
Soit qu’il ait arrangé la matière éternelle ;
Qu’elle nage en son sein, ou qu’il règne loin d’elle ;
Que l’âme, ce flambeau souvent si ténébreux,
Ou soit un de nos sens, ou subsiste sans eux ;
Vous êtes sous la main de ce maître invisible.

Quel qu’il soit, il existe, et c’est ce dont il n’est pas loisible de douter, Voltaire n’est pas tendre pour ceux qui se le permettent. Il écrit à l’auteur du livre des Trois Imposteurs :

Insipide écrivain, qui crois à tes lecteurs
Crayonner le portrait de tes Trois imposteurs,

D’où vient que, sans esprit, tu fais le quatrième ?
Pourquoi, pauvre ennemi de l’Essence suprême,
Confonds-tu Mahomet avec le Créateur

Et les œuvres de l’homme avec Dieu, son auteur ?
 
Reconnaissons ce Dieu, quoique très mal servi.

De lézards et de rats mon logis est rempli ;
Mais l’architecte existe, et quiconque le nie.

Sous le manteau du sage est atteint de manie.
 
Ce système sublime à l’homme est nécessaire ;

C’est le sacré lien de la société,
Le premier fondement de la sainte équité,
Le frein du scélérat, l’espérance du juste.
Si les cieux dépouillés de son empreinte auguste
Pouvaient cesser jamais de le manifester,

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.
 
Mais toi, raisonneur faux, dont la triste imprudence

Dans le chemin du crime ose les rassurer,
De tes beaux arguments quel fruit peux-tu tirer ?
Tes enfants à ta voix seront-ils plus dociles ?
Tes amis, au besoin, plus sûrs et plus utiles ?
Ta femme plus honnête ? et ton nouveau fermier
Pour ne pas croire en Dieu va-t-il mieux te payer ?
Ah ! laissons aux humains la crainte et l’espérance.

Il y a donc tant d’avantages à ce que Dieu soit, qu’il existe. Mais quels sont ses rapports avec T homme ? A-t-il parlé à l’homme ? Lui a-t-il dicté sa loi ? Nous savons déjà la réponse de Voltaire. Oui et non. Si l’on entend que Dieu a parié à l’homme directement, face à face, par révélation, non :

Il n’a point de l’Égypte habité les déserts ;
Delphes, Délos, Ammon ne sont pas ses asiles ;
Il ne se cacha point aux antres des Sibylles….

Mais si l’on entend qu’il a mis sa loi dans le cœur de l’homme, qu’il l’a averti et enseigné en mettant dans son âme un instinct particulier, il faut répondre : oui.

Quoi ! le monde est visible, et Dieu serait caché !
Quoi ! le plus grand besoin que j’aie en ma misère
Est le seul qu’en effet je ne puis satisfaire !
Non ! le Dieu qui m’a fait ne m’a point fait en vain :
Sur le front des mortels il mit son sceau divin.
Je ne puis ignorer ce qu’ordonna mon maître ;
Il m’a donné sa loi, puisqu’il m’a donné l’être.
Sans doute il a parlé ; mais c’est à l’univers.

Cette loi qu’il a donnée à tout l’univers, c’est-à-dire à tous les hommes, c’est la morale. Elle est universelle. Elle est la même en son fond, en ce qu’elle a d’essentiel, partout où il y a un homme qui pense, pensât-il fort peu. Chinois, Japonais, Persans et Lapons ont sur cette affaire même opinion générale. En vain prétendra-t-on qu’aucune marque divine n’est dans cet assentiment général, que ces « cris de la nature » ne sont qu’habitude » et « besoin social, » que les hommes n’ont une morale que parce que, sans morale, ils sentent qu’il n’y aurait pas de société possible. Ce besoin social, d’où vient-il lui-même ?

D’où nous vient ce besoin ? Pourquoi l’Être suprême
Mit-il dans notre cœur, à l intérêt porté,
Un instinct qui nous lie à la société ?
Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes,
Ouvrages d’un moment, sont partout différentes…

Mais la loi morale reste toujours, immobile, indéracinable, au fond de nos cœurs.

L’homme le plus injuste et le moins policé,
S’y contemple aisément quand l’orage est passé.

Tous ont reçu du ciel avec l’intelligence
Ce frein de la justice et de la conscience.
De la raison naissante elle est le premier fruit ;
Dès qu’on la peut entendre, aussitôt elle instruit.

Soit ; mais cette loi morale pouvons-nous la suivre ? L’homme est-il libre ? Peut-il, parce qu’il le veut, suivre un chemin ou un autre ? A-t-il la conduite qu’il veut avoir ? Fait-il sa vie ce qu’il veut qu’elle soit ? Cela a été très contesté, et reste obscur. Voltaire, qui a varié sur ce point, comme sur bien d’autres, penche très fortement, à plusieurs reprises, pour la croyance au libre arbitre de l’homme :

Oui, l’homme sur la terre est libre ainsi que moi[1].
C’est le plus beau présent de notre commun Roi…
C’est l’attribut divin de l’Être tout-puissant ;
Il en fait un partage à ses enfants qu’il aime.
Nous sommes ses enfants, des ombres de lui-même…
Comment, sans liberté, serions-nous ses images ?
Que lui reviendrait-il de ses brutes ouvrages ?

L’homme est moralement libre. S’il ne semble pas l’être toujours, c’est qu’il n’est pas parfait. Il a la liberté comme il a la santé et la force, avec des défaillances et des éclipses. Ce n’est pas une raison pour croire qu’il ne l’a point du tout :

La liberté, dis-tu, t’est quelquefois ravie :
Dieu te la devait-il immuable, infinie,
Égale en tout état, en tout temps, en tout lieu ?
Tes destins sont d’un homme et tes vœux sont d’un Dieu !
Quoi ! dans cet océan cet atome qui nage
Dira : « L’immensité doit être mon partage ! »
Non ! tout est faible en toi, changeant et limité,
Ta force, ton esprit, tes talents, ta beauté….

Une lièvre brûlante, attaquant tes ressorts,
Vient à pas inégaux miner ton pauvre corps
Mais quoi ! Par ce danger répandu sur ta vie,
Ta santé pour jamais n’est point anéantie !
On le voit revenir des portes de la mort.
Plus ferme, plus content, plus tempérant, plus fort.
Connais mieux l’heureux don que ton chagrin réclame
La liberté dans l’homme est la santé de l’âme.

L’homme accomplira donc la loi morale, et cela l’aidera à supporter les misères de ce monde.

Elles sont grandes en effet, et c’est une chose devant laquelle le philosophe s’arrête toujours avec étonnement et épouvante. Le chrétien a une réponse toute prête pour s’affermir et se réconforter quand il est en présence du mal sur la terre : ce monde est une épreuve ; le mal frappe même le juste, même l’innocent, pour qu’ils montrent leurs vertus, pour leur donner une matière à exercer leur force d’âme, et pour permettre ainsi d’avoir du mérite, pour leur permettre de mériter les compensations d’outre-tombe.

Mais le déiste qui n’est pas chrétien est plus embarrassé, et se demande avec une sorte de révolte pourquoi Dieu a mis du mal dans le séjour des hommes, pourquoi il les a jetés au milieu de tant de misères et de périls. Ce sont ces idées que Voltaire a agitées avec éloquence dans beaucoup de passages de ses œuvres, et particulièrement dans le Poème sur le tremblement de terre de Lisbonne.

Ô malheureux mortels ! Ô terre déplorable !
Ô de tous les mortels assemblage effroyable !
D’inutiles douleurs éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez : Tout est bien,
Accourez ! Contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,

Ces femmes, ces enfants, l’un sur l’autre entassés…
Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire.
Quoi 1 l’univers entier sans ce gouffre infernal,
Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal !
Êtes-vous assurés que la cause éternelle
Qui fait tout, qui sait tout, qui créa tout pour elle,
Ne pouvait nous jeter dans ces tristes climats
Sans former des volcans allumés sous nos pas ?

La nécessité des lois naturelles n’est pas une réponse. Dieu pouvait sans doute les faire autres qu’elles ne sont :

Non ! ne présentez plus à mon cœur agité
Ces immuables lois de la nécessité,
Cette chaîne des corps, des esprits et des mondes.
Ô rêves de savants ! ô chimères profondes !
Dieu tient en main la chaîne et n’est point enchaîné ;
Par son choix bienfaisant tout est déterminé.
Il est libre, il est juste, il n’est point implacable.
Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable ?

Le Manichéen aurait une explication. Pour lui, il y a deux dieux, un dieu bon et un dieu méchant, dont l’un fait le bien, l’autre le mal, et qui luttent l’un contre l’autre et se disputent le monde. Mais celui qui ne croit qu’à un seul Dieu est confondu de pareilles contrariétés.

Car comment concevoir un Dieu, la bonté même,
Qui prodigua ses biens à ses enfants qu’il aime
Et qui versa sur eux les maux à pleines mains ?
Quel œil peut pénétrer dans ses profonds desseins !
De l’Être tout parfait le mal ne pouvait naître ;
Il ne vient point d’autrui, puisque Dieu seul est maître :
Il existe pourtant ! Ô tristes vérités !
Ô mélange étonnant de contrariétés !
Un Dieu vient visiter notre race affligée ;
Il visita la terre et ne l’a point changée !

Il n’y a pas de vraie réponse à ces terribles questions. Il n’y a qu’à ignorer et à espérer. — Espérer quoi ? Voltaire, comme on va le voir, ne le dit pas formellement ; car il serait forcé d’adopter la solution chrétienne, et l’on voit bien qu’il ne le veut pas. Il la côtoie pour ainsi dire, et s’en approche autant qu’il est possible en l’évitant, dans sa conclusion :

Le présent est affreux s’il n’est point d’avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l’être qui pense.
Un jour tout sera bien : voilà notre espérance ;
Tout est bien aujourd’hui : voilà l’illusion…
Dans une épaisse nuit cherchant à m’éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.

Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au dieu qu’il adorait dit pour toute prière :
« Je t’apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n’as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux et l’ignorance. »
Mais il pouvait encore ajouter l’Espérance.

Voilà bien des incertitudes. C’est qu’aussi bien il n’y a qu’une chose qui soit certaine : c’est qu’il faut être honnêtes gens. « Qu’on soit juste ; il suffit ; le reste est arbitraire. » Sur ce point il n’y a aucune raison de douter, et quelque système qu’on ait sur « le reste, » il mène toujours un esprit bien fait à conclure qu’il faut être honnête. Si Dieu est, nous exécutons sa loi ; — s’il est bon, nous lui sommes agréables ; — s’il est terrible et nous impose des épreuves, c’est les accepter que de nous montrer honnêtes et justes à travers des maux qui pourraient nous pousser à la révolte ; — et s’il n’existe pas, malheureux naufragés du monde, soutenons-nous et secourons-nous les uns les autres, puisque nous ne pouvons compter que sur nous.

Les incertitudes mêmes sur le sens du monde et sur ce qu’il est ne doivent conduire qu’à la résolution d’être sages, justes et bons.

Et c’est ainsi qu’il y a de bonnes leçons de morale, non pas très élevée, mais fort honnête, dans les poèmes philosophiques de Voltaire. Ce qu’il y conseille surtout, c’est la modération en toutes choses. Voltaire, quand il n’est pas en colère, est l’apôtre du bon sens. La modération, c’est le bon sens du cœur. Il faut être modéré dans l’ambition, d’abord, et cela va sans dire. L’ambition est particulièrement funeste à l’homme ; elle gâte — qui l’aurait cru ? — jusqu’aux poètes.

Les libres habitants des rives du Permesse
Ont saisi quelquefois cette amorce traîtresse :
Platon va raisonner à la cour de Denys ;
Racine, janséniste, est auprès de Louis ;
L’auteur voluptueux qui célébra Glycère
Prodigue au fils d’Octave un encens mercenaire.
Moi-même, renonçant à mes premiers desseins,
J’ai vécu, je l’avoue, avec des souverains.

Mon vaisseau fit naufrage aux mers de ces Sirènes.
 

Il faut être modéré aussi dans les plaisirs. Il y a un art d’être heureux, qui demande beaucoup d’intelligence, un peu d’esprit et très peu de passions. C’est office d’artiste. Sachons être artistes en cela :

Les plaisirs sont les fleurs que notre divin Maître
Dans les ronces du monde autour de nous fait naître.
Chacune a sa saison, et par des soins prudents
On peut en conserver pour l’hiver de nos ans.
Mais s’il faut les cueillir, c’est d’une main légère ;
On flétrit aisément leur beauté passagère…
Le travail est souvent le père du plaisir.

Et ce n’est pas, cependant, qu’il faille travailler trop. Il y a une modération à garder même dans l’étude. Il faut savoir ignorer, ne pas croire que tous les mystères, même de la nature, sans plus parler de ceux de la métaphysique, seront un jour découverts. Notre science sera toujours infiniment restreinte et ridicule proportionnellement à ce que nous ignorerons :

 
Notre savant compas
Mesure l’univers et ne le connaît pas.

Et ne comptons point qu’il cessera d’en être ainsi. Sachons donc contenir dans de justes bornes notre soif de connaître.

C’est encore une forme de la modération. Il en est une autre, plus importante encore, et qui est pour Voltaire une vertu, ce qui ne veut pas dire qu’elle ait toujours été la sienne ; mais il l’a recommandée avec une chaleur et une éloquence pénétrantes. Cette forme sublime de la modération, c’est la tolérance.

S’il y a tant d’incertitudes, comme nous l’avons vu, sur l’ensemble des choses, et sur la nature de l’homme lui-même, et sur tous les grands objets de nos connaissances ou plutôt de nos recherches, ce doit être une raison de ne point nous persécuter les uns les autres pour des idées qu’aucun de nous n’est absolument sûr de bien comprendre, ni même de comprendre à moitié. Il faudrait nous habituer à penser qu’il est naturel qu’il y ait des gens qui ne pensent pas comme nous. C’est la dernière idée qui nous vienne ; c’est la première qui devrait nous venir. Ayons-la, et tâchons de nous y habituer, quelque pénible qu’elle nous soit à concevoir et à garder. Pensons et laissons les autres penser.

Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumière !

Telles sont les principales idées philosophiques et morales de Voltaire. Elles révèlent un homme qu’aucune grande question sur le monde et sur l’homme n’a laissé indifférent, et dont les recherches, les enquêtes, les examens, les interrogations, quelquefois même les réponses, sont intéressantes.



  1. C’est un ange qui est censé parler.