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Voltaire (Faguet)/L’œuvre/IV

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CHAPITRE IV

ŒUVRES HISTORIQUES EN VERS.

Car ce que Voltaire a appelé et ce que tout le monde autour de lui a appelé ses poèmes épiques ne sont autre chose que de l’histoire.

Le poème épique, de sa nature, est toujours légendaire. Il n’est bon, il n’ébranle l’imagination des hommes, il n’a vraiment le caractère épique que quand il est légendaire. Or le légendaire, c’est le merveilleux, ou le légendaire s’accompagne toujours de merveilleux ; et Voltaire est incapable de goûter comme d’admettre le merveilleux, et l’on peut dire que sa passion maîtresse est précisément de l’écarter toujours et de toujours le proscrire. Il a donc, quand il s’est occupé de poème épique, écarté instinctivement le merveilleux et le légendaire, comme il faisait ailleurs, comme il faisait toujours. Reste que, croyant écrire des poèmes épiques, il écrivit de l’histoire, et c’est en effet ce qu’il a écrit, en vers élégants, La Henriade n’est pas autre chose que l’histoire de la conquête de la France par Henri IV.

Et ce n’est point pour la déprécier que nous en parlons ainsi ; c’est d’abord pour lui restituer son véritable caractère ; c’est ensuite pour la faire lire avec intérêt. Lue comme une œuvre poétique, elle paraît sèche, indigente ; le manque d’imagination, d’imagination vraiment créatrice, y éclate. Lue comme une œuvre d’histoire faite par un homme très informé, très intelligent, assez bon psychologue, moraliste judicieux, excellent faiseur de portraits, narrateur limpide et vif, elle est infiniment intéressante, captivante même.

Comment il faut lire la Henriade ? Posément, sans anxiété, sans transport (elle le permet), en saisissant bien ce qu’il y a dans chaque vers d’allusions à une foule d’événements, et en lisant surtout les notes de Voltaire, qui éclairent les allusions et complètent le cours d’histoire. Et, lue ainsi, elle est un vif plaisir de l’esprit dans un grand calme du cœur et de l’imagination. On y voit presque toute l’histoire de France, surtout ce que Voltaire en aime, dans la belle lumière d’un jour clair et un peu frais. C’est saint Louis, que, toutes les fois qu’il la rencontré, Voltaire a su honorer magnifiquement et judicieusement. Le saint roi apparaît à Henri IV au moment où celui-ci va donner l’assaut à Paris :

Comme il parlait ainsi, du profond d’une nue
Un fantôme éclatant se présente à sa vue :
Son corps majestueux, maître des éléments.
Descendait vers Bourbon sur les ailes des vents :
De la Divinité les vives étincelles
Étalaient sur son front des beautés immortelles ;
Ses yeux semblaient remplis de tendresse et d’horreur :
« Arrête, cria-t-il, trop malheureux vainqueur !
Tu vas abandonner aux flammes, au pillage,
De cent rois, tes aïeux, l’immortel héritage,
Ravager ton pays, tes temples, tes trésors,
Égorger tes sujets et régner sur des morts.
Arrête !… » À ces accents plus forts que le tonnerre,
Le soldat s’épouvante ; il embrasse la terre,
Il quitte le pillage. Henri plein de l’ardeur
Que le combat encore enflammait dans son cœur,
Semblable à l’Océan qui s’apaise et qui gronde :
« Ô fatal habitant de l invisible monde !

Que-viens-tu m’annoncer dans ce séjour d’horreur ? »
Alors il entendit ces mots pleins de douceur :
« Je suis cet heureux roi que la France révère,
Le Père des Bourbons, ton protecteur, ton père ;
Ce Louis qui jadis combattit comme toi,
Ce Louis dont ton cœur a négligé la foi,
Ce Louis qui te plaint, qui l’admire et qui t’aime.
Dieu sur ton trône un jour te conduira lui-même ;
Dans Paris, ô mon fils, tu rentreras vainqueur,
Pour prix de ta clémence, et non de ta valeur.
C’est Dieu qui t’en instruit, et c’est Dieu qui m’envoie. »
Le héros, à ces mots, verse des pleurs de joie.
La paix a dans son cœur étouffé son courroux.
Il s’écrie, il soupire, il adore à genoux ;
D’une divine horreur son âme est pénétrée ;
Trois fois il tend les bras à cette ombre sacrée ;
Trois fois son père échappe à ses embrassements,
Tel qu’un léger nuage écarté par les vents.

C’est Louis XII, le père du peuple, que Henri IV, transporté par saint Louis au séjour des bienheureux, contemple et vénère au milieu des rois justes :

Le sage Louis XII, au milieu de ces rois,
S’élève comme un cèdre, et leur donne des lois.
Ce roi, qu’à nos aïeux donna le ciel propice.
Sur son trône avec lui fit asseoir la justice ;
Il pardonna souvent, it régna sur les cœurs,
Et des yeux de son peuple il essuya les pleurs.

C’est Richelieu, Mazarin, Colbert, Louis XIV ; car, à l’imitation de Virgile, Voltaire fait apparaître à Henri IV, en ce séjour céleste, non seulement ceux qui ne sont plus, mais ceux qui doivent naître un jour, et peut faire ainsi entrer dans son poème un résumé de l’histoire de France :

Henri, dans ce moment, voit sur les fleurs de lis
Deux mortels orgueilleux auprès du trône assis :

Ils tiennent sous leurs pieds tout un peuple à la chaîne ;
Tous deux sont revêtus de la pourpre romaine ;
Tous deux sont entourés de gardes, de soldats.
Il les prend pour des rois : » Vous ne vous trompez pas ;
Ils le sont, dit Louis, sans en avoir le titre ;
Du prince et de l’État l’un et l’autre est l’arbitre.
Richelieu, Mazarin, ministres immortels,
Jusqu’au trône élevés de l’ombre des autels,
Enfants de la fortune et de la politique.
Marcheront à grands pas au pouvoir despotique.
Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi ;
Mazarin, souple, adroit et dangereux ami :
L’un fuyant avec art et cédant à lorage ;
L’autre aux flots irrités opposant son courage ;
Des princes de mon sang ennemis déclarés ;
Tous deux haïs du peuple, et tous deux admirés ;
Enfin, par leurs efforts ou par leur industrie
Utiles à leurs rois, cruels à la patrie.
Ô toi, moins puissant qu’eux, moins vaste en tes desseins,
Toi, dans le second rang le premier des humains,
Colbert, c’est sur tes pas que l’heureuse abondance,
Fille de tes travaux, vient enrichir la France.
Bienfaiteur de ce peuple ardent à t’outrager,
En le rendant heureux, tu sauras t’en venger,
Semblable à ce héros, confident de Dieu même,
Qui nourrit les Hébreux pour prix de leur blasphème.
Ciel ! quel pompeux amas d’esclaves à genoux
Est aux pieds de ce roi qui les fait trembler tous ![1]
Quels honneurs ! quels respects ! Jamais roi dans la France
N’accoutuma son peuple à tant d’obéissance.
Je le vois, comme vous, par la gloire animé,
Mieux obéi, plus craint, peut-être moins aimé.
Je le vois éprouvant des fortunes diverses,
Trop fier en ses succès, mais ferme en ses traverses ;
De vingt peuples ligués bravant seul tout l’effort.
Admirable en sa vie et plus grand dans sa mort.
Siècle heureux de Louis, siècle que la nature
De ses plus beaux présents doit combler sans mesure,

C’est toi qui dans la France amène les beaux-arts ;
Sur toi tout l’avenir va porter ses regards ;
Les Muses à jamais y fixent leur empire ;
La toile est animée et le marbre respire ;
Quels sages, rassemblés dans ces augustes lieux[2],
Mesurent l’univers et lisent dans les cieux ;
Et, dans la nuit obscure apportant la lumière.
Sondent les profondeurs de la nature entière ?
L’Erreur présomptueuse à leur aspect s’enfuit,

Et vers la Vérité le Doute les conduit.
 

Et c’est encore l’Angleterre, son gouvernement, ses lois, ses mœurs qui fournissent à l’historien versificateur un tableau précis, juste et finement tracé. Henri IV a été en Angleterre demander du secours à la reine Elisabeth. Il contemple un spectacle si nouveau pour lui, celui d’un peuple en paix, en pleine activité féconde et bien gouverné. Le poème de la Henriade devient un chapitre de l’Esprit des lois :

En voyant l’Angleterre, en secret il admire
Le changement heureux de ce puissant empire,
Où l’éternel abus de tant de sages lois
Fit longtemps le malheur et du peuple et des rois.
Sur ce sanglant théâtre où cent héros périrent,
Sur ce trône glissant dont cent rois descendirent,
Une femme, à ses pieds enchaînant les destins,
De l’éclat de son règne étonnait les humains.
C’était Elisabeth ; elle dont la prudence
De l’Europe à son choix fit pencher la balance,
Et fit aimer son joug à l’Anglais indompté,
Qui ne peut ni servir, ni vivre en liberté.
Ses peuples sous son règne ont oublié leurs pertes ;
De leurs troupeaux féconds leurs plaines sont couvertes,
Les guérets de leurs blés, les mers de leurs vaisseaux ;
Ils sont craints sur la terre, ils sont rois sur les eaux ;

Leur flotte impérieuse asservissant Neptune,
Des bouts de l’univers appelle la fortune.
Londres, jadis barbare, est le centre des arts,
Le magasin du monde et le temple de Mars !
Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble
Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble[3],
Les députés du peuple, et les grands et le roi,
Divisés d’intérêt, réunis par la loi ;
Tous trois membres sacrés de ce corps invincible ;
Dangereux à lui-même, à ses voisins terrible,
Heureux lorsque le peuple, instruit dans son devoir,
Respecte, autant qu’il doit, le souverain pouvoir !
Plus heureux lorsqu’un roi, doux, juste et politique,
Respecte, autant qu’il doit, la liberté publique !
« Ah ! s’écria Bourbon, quand pourront les Français
Réunir comme vous la gloire avec la paix !
Quel exemple pour vous, monarques de la terre !
Une femme a fermé les portes de la guerre,
Et, renvoyant chez vous la discorde et l’horreur,
D’un peuple qui l’adore elle a fait le bonheur.

Telles étaient les belles leçons d’histoire et de politique que donnait Voltaire au public dans son poème historique. Mais la partie purement narrative n’y était pas pour cela négligée, et la plume qui savait si précisément et si vivement retracer la bataille de Narva, ou la bataille de Rocroi n’était pas embarrassée par l’alexandrin, et, au contraire, pour peindre la bataille de Coutras, la bataille d’Ivry, le siège de Paris, l’assassinat de Henri III, le massacre de la Saint-Barthélémy.

Ce dernier tableau est resté justement classique et justement célèbre. On y sent non seulement l’habile écrivain, le vigoureux orateur, mais l’obstiné champion de la tolérance et de la liberté de conscience, qui avait la fièvre, paraît-il, tous les ans, au jour anniversaire de la Saint-Barthélemy :

Le signal est donné sans tumulte et sans bruit ;
C’était à la faveur des ombres de la nuit.
De ce mois malheureux l’inégale courrière[4]
Semblait cacher d’effroi sa tremblante lumière :
Coligny languissait dans les bras du repos,
Et le sommeil trompeur lui versait ses pavots.
Soudain de mille cris le bruit épouvantable
Vient arracher ses sens à ce calme agréable :
Il se lève, il regarde, il voit de tous côtés
Courir des assassins à pas précipités ;
Il voit briller partout les flambeaux et les armes,
Son palais embrasé, tout un peuple en alarmes.
Ses serviteurs sanglants dans la flamme étouffés,
Les meurtriers en foule au carnage échauffés,
Criant à haute voix : « Qu’on n’épargne personne ;
C’est Dieu, c’est Médicis, c’est le roi qui l’ordonne ! »
Il entend retentir le nom de Coligny ;
Il aperçoit de loin le jeune Téligny[5],
Téligny dont l’amour a mérité sa fille,
L’espoir de son parti, l’honneur de sa famille,
Qui, sanglant, déchiré, traîné par des soldats,
Lui demandait vengeance et lui tendait les bras.
Le héros malheureux, sans armes, sans défense,
Voyant qu’il faut périr et périr sans vengeance,
Voulut mourir du moins comme il avait vécu,
Avec toute sa gloire et toute sa vertu.
Déjà des assassins la nombreuse cohorte
Du salon qui l’enferme allait briser la porte ;
Il leur ouvre lui-même et se montre à leurs yeux,
Avec cet œil serein, ce front majestueux,
Tel que dans les combats, maître de son courage,
Tranquille il arrêtait ou pressait le carnage.
À cet air vénérable, à cet auguste aspect,
Les meurtriers surpris sont saisis de respect.

Une force inconnue a suspendu leur rage.
« Compagnons, leur dit-il, achevez votre ouvrage,
Et de mon sang glacé souillez ces cheveux blancs,
Que le sort des combats respecta quarante ans.
Frappez ! ne craignez rien ; Coligny vous pardonne ;
Ma vie est peu de chose, et je vous l’abandonne ;
J’eusse aimé mieux la perdre en combattant pour vous. »
Ces tigres à ces mots tombent à ses genoux.
L’un, saisi d’épouvante, abandonne ses armes ;
L’autre embrasse ses pieds qu’il trempe de ses larmes ;
Et de ses assassins ce grand homme entouré
Semblait un roi puissant par son peuple adoré.
Besme[6], qui dans la cour attendait sa victime,
Monte, accourt, indigné qu’on diffère son crime…
À travers les soldats, il court d’un pas rapide.
Coligny l’attendait d’un visage intrépide ;
Et bientôt dans le flanc ce monstre furieux
Lui plonge son épée en détournant les yeux,
De peur que d’un coup d’œil cet auguste visage
Ne fît trembler son bras et glaçât son courage.
Du plus grand des Français tel fut le triste sort.
On l’insulte, on l’outrage encore après sa mort.
Son corps, percé de coups, privé de sépulture,
Des oiseaux dévorants fut l’indigne pâture ;
Et l’on porta sa tête aux pieds de Médicis,
Conquête digne d’elle et digne de son fils.
Médicis la reçut avec indifférence,
Sans paraître jouir du fruit de sa vengeance,
Sans remords, sans plaisir, maîtresse de ses sens,
Et comme accoutumée à de pareils présents.

On voit que la Henriade est encore digne d’être lue. Ce n’est qu’un livre d’histoire en vers ; mais c’est un bon livre d’histoire, à tous les points de vue. La curiosité intelligente a dicté ces pages, a dicté ces notes, et elle se satisfait à les lire. C’est le poème le plus distingué, le plus judicieux et le plus utile qu’on ait écrit en France depuis Mézeray.

Il faut en dire moins, mais non pas médire, non plus. du Poème de Fontenoy; très admiré du temps de Voltaire, un peu raillé depuis, et qui n’est pas sans mérite. Peut-être est-il chargé d’un trop grand nombre de noms propres, fait-il défiler devant nos yeux trop de « héros » et « guerriers » différents, qui ne sont pas assez marqués de traits frappants qui les distinguent les uns des autres. Voltaire, parlant de contemporains, n’a pas voulu faire de jaloux et s’est efforcé à ce que tous ceux qui s’étaient fait remarquer dans la bataille se retrouvassent dans le poème. Mais il y a encore un beau souffle oratoire et de l’ampleur en plusieurs passages, notamment dans le suivant :

Français, heureux Français, peuple doux et paisible,
C’est peu qu’en vous guidant Louis soit invincible ;
C’est peu que, le front calme et la mort dans les mains.
Il ait lancé la foudre avec des yeux sereins ;
C’est peu d’être vainqueur ; il est modeste et tendre ;
Il honore de pleurs le sang qu’il vit répandre ;
Entouré des héros qui suivirent ses pas,
Il prodigue l’éloge et ne le reçoit pas ;
Il veille sur des jours hasardés pour lui plaire.
Le monarque est un homme et le vainqueur un père.
Ces captifs tout sanglants portés par nos soldats,
Par leur main triomphante arrachés au trépas.
Après ces jours de sang, d’horreur et de furie,
Ainsi qu’en leurs foyers, au sein de leur patrie.
Des plus tendres bienfaits éprouvent les douceurs,
Consolés, secourus, servis par leurs vainqueurs.
Ô grandeur véritable, ô victoire nouvelle !
Eh ! quel cœur ulcéré d’une haine cruelle,
Quel farouche ennemi peut n’aimer point ce roi,
Et ne pas souhaiter d’être né sous sa loi ?
Il étendra son bras et calmera l’Empire.
Déjà Vienne se tait, déjà Londres l’admire.

La Bavière confuse au bruit de ses exploits,
Gémit d’avoir quitté le protecteur des rois.
Naple est en sûreté, Turin dans les alarmes.
Tous les rois de son sang triomphent par ses armes ;
Et de l’Ebre à la Seine en tous lieux on entend :
Le plus aimé des rois est aussi le plus grand. »

Voilà ce qu’a été Voltaire comme historien, tant en prose qu’en vers. Par sa curiosité toujours en éveil, par le soin extrême de rassembler tous les documents imprimés, manuscrits, oraux, par une conscience de savant qui a fait que chacun de ses ouvrages d’histoire a été écrit presque tout entier dix fois à force de remaniements et de corrections, par une « intelligence, » cette première qualité de l’historien, comme a dit Thiers, pénétrante, souple, incisive et compréhensive, par une constante application à rechercher, non seulement, comme on faisait autrefois, la succession exacte des faits, mais l’état des mœurs, des institutions, des idées, des préjugés, des caractères, des âmes aux différentes époques de la vie de l’humanité. Voltaire est un grand historien, l’un des pères de l’histoire, de la science historique telle que nous l’entendons de nos jours, et il ne partage cette gloire qu’avec Bossuet et Montesquieu. Ajoutez qu’il écrit l’histoire avec son style, c’est-à-dire avec le style d’un grand écrivain, le style le plus approprié soit au récit, soit à l’exposition claire des grands ensembles qui se soit jamais rencontré.



  1. Louis XIV.
  2. L’Académie des sciences, fondée en 1666 par Colbert.
  3. Le Parlement : députés des communes, — lords, — ministres représentant la couronne.
  4. La lune. Les périphrases classiques ont quelquefois besoin de traduction.
  5. Son gendre.
  6. Allemand, domestique de la maison de Guise.