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Voltaire (Faguet)/L’œuvre/V

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CHAPITRE V

LE SOCIOLOGUE.

L’histoire mène à la sociologie, c’est-à-dire à l’étude de l’organisation de la société telle qu’elle est et telle qu’on souhaiterait qu’elle fût. À la vérité, il y a des sociologues qui ne sont pas historiens et qui réforment la société et l’humanité sans savoir comment les sociétés se sont formées et déformées jusqu’à nos jours et sans savoir comment l’humanité s’est comportée depuis qu’elle a laissé des souvenirs d’elle. Mais ils ont tort ; et la base de toute sociologie doit être l’histoire bien connue et bien pratiquée.

Ce fondement. Voltaire l’avait. Voyons ce qu’il a essayé de bâtir dessus.

Peu de chose, à vrai dire, et il n’est rien dont on doive plus le féliciter. Voltaire n’est pas un systématique ; il n’est pas de ceux qui prétendent changer toute la société de la base au faîte et lui donner en un tournemain une nouvelle forme. Il est essentiellement conservateur. Il vit dans une monarchie. Il ne songe pas, à renverser la monarchie absolue. Il a même pour la monarchie absolue entourée d’hommes intelligents, lettrés et artistes et gouvernant sagement, pour le despotisme intelligent d’un Louis XIV, d’un Frédéric II, dune Catherine II, un véritable penchant, un goût très vif, une constante inclination. Il n’est partisan d’aucun de ces obstacles, chers à Montesquieu, qui sont destinés à borner le pouvoir central et à prévenir les périls de son omnipotence. Il n’aime pas les parlements. Il a dit du bien, il faut le noter, du gouvernement anglais, mais il n’a jamais semblé souhaiter que la royauté constitutionnelle, limitée et contrôlée par des chambres ou populaires ou aristocratiques, s’établît chez nous. Il n’aime pas, inutile de le dire, le « pouvoir spirituel » qui est la limite la plus ferme et la plus forte qu’on puisse opposer à l’omnipotence du pouvoir central. Bref, il est absolutiste, en souhaitant que e pouvoir absolu ait de la sagesse et de l’esprit.

Mais il a donné à l’absolutisme de très bons conseils, et c’est là sa sociologie.

Elle n’est pas mauvaise, quoique elle ne soit pas ambitieuse, et c’est précisément parce qu’elle n’est pas ambitieuse, qu’elle est fort bonne. Il regarde l’état de la France à son époque et y voit un certain nombre de choses à réformer, et faciles à réformer. C’est à cela qu’il s’attache exclusivement, laissant à d’autres les grandes réédifications. — Par exemple il remarque que la France est divisée en une foule d’états différents au point de vue de la répartition des charges. Il y a des Douanes intérieures. On paye pour faire passer une marchandise de Bourgogne en Champagne comme pour la faire passer d’Allemagne en France. Nulle entrave plus grave ni plus absurde pour le commerce, nulle mesure plus destructrice, aussi, de l’idée de patrie. C’est s’opposer à l’unité morale de la France et retarder le moment où elle sera accomplie. Voilà une réforme à faire, et elle est facile à réaliser.

Autre cause de désunion, autre obstacle à l’unité : la multiplicité des coutumes, c’est-à-dire des lois. La France est une nation, elle n’a qu’un gouvernement, et elle a plusieurs lois ! Il y a des « pays d’élection » d’un côté, et des « pays d’État » de l’autre, ce qui est dire qu’il y a plusieurs pays ! Le méridional n’est pas gouverné par les mêmes lois que l’homme du nord ! Cela ne doit pas être. Cela rompt, ou relâche, le lien qui doit unir les citoyens de la même nation. Cela est contraire à l’égalité, et Voltaire n’est pas démocrate ; il ne l’est nullement ; mais il est égalitaire. Ce qu’il faut en France, c’est l’uniformité légale et l’uniformité administrative, en un mot l’égalité.

Remarquez du reste qu’à cette égalité, la liberté elle-même, une certaine forme de liberté, du moins, trouve son compte. L’égalité ainsi entendue n’empêche point le despotisme, et même peut le favoriser ; mais elle permet à chaque homme de dire : « Personne au moins n’est plus libre que moi, » ce qu’il ne faut pas considérer comme une consolation misérable ; c’est peut-être la plus réelle que les hommes aient trouvée dans leur misère éternelle. — Il est même vrai que ce que la régularité, l’uniformité, l’égalité assurent dans un pays, c’est une espèce de liberté individuelle, au fond un peu illusoire, mais réelle encore, et dont, au reste, l’illusion est douce. Le citoyen dans un pays centralisé rencontre partout les mêmes lois, dures peut-être, mais les mêmes, les même règlements, vexatoires peut-être, mais les mêmes, la même administration, oppressive peut-être, mais la même ; cela rend la vie plus aisée, « l’aller et le venir » plus commodes ; met dans l’existence une plus grande facilité, un moindre souci, une sorte de tranquillité et de sécurité. Cela est encore une liberté d’une certaine espèce. Comptez quelle citoyen de Marseille ou de Carthagène qui traverse tout l’Empire romain en trouvant partout le même code et les mêmes formes de procédure, et des agents administratifs obéissant au même esprit, peut passer tout sa vie en se croyant un citoyen suffisamment libre.

C’est là la liberté que Voltaire a désirée pour les Français. Ce n’est pas la vraie ; mais il est incontestable qu’elle est un progrès.

Sur une foule de questions qui paraissent être des questions de détail, mais qui sont d’une extrême importance dans l’administration d’un peuple, il a donné à son temps d’excellents conseils. Il a plaidé pour l’hygiène ; contre la coutume funeste d’enterrer les morts au milieu des villes, autour des églises et dans les églises mêmes ; contre les persécutions à l’égard des protestants considérés encore comme hors la loi à certains égards et dont les mariages n’avaient pas le caractère légal ; contre les rigueurs à l’égard des sorciers, pauvres fous qu’on se donnait encore la peine de brûler, au lieu de prendre le soin de les doucher.

Il a poursuivi point par point toute une réforme de la magistrature et toute une réforme de la jurisprudence criminelle. Il a attaqué très vivement la vénalité des charges de la magistrature. On peut discuter, comme on sait, sur ce point. Les magistrats qui achetaient le droit de juger ou qui en héritaient de leurs pères, et qui avaient leur siège au tribunal comme une propriété, étaient évidemment hautains, superbes, infatués, avaient tous les défauts des privilégiés. Mais ils étaient indépendants à l’égard du pouvoir central ; car on n’est indépendant que quand on est chez soi dans sa charge, comme le notaire ou l’avoué dans son étude, et que lorsque le pouvoir, même si vous lui désobéissez, n’a pas le droit de vous en faire sortir. Or l’indépendance des magistrats est une garantie pour le citoyen. Seulement Voltaire était plus frappé des inconvénients de la vénalité des offices de magistrature que de ses avantages, parce qu’il n’était nullement l’ennemi de l’omnipotence du gouvernement, et au contraire.

Quant à la réforme de la justice criminelle, il n’y a pas à discuter, et Voltaire a eu pleinement raison sur tous les points en cette affaire.

On torturait encore pour arracher à un coupable présumé l’aveu de son crime supposé : il a attaqué la torture.

On rouait un homme pour un sacrilège, pour un blasphème : il a soutenu que c’était un peu exagéré.

On punissait de mort le vol domestique : il a crié que c’était d’une rigueur monstrueuse.

On fusillait le déserteur même en temps de paix : il a plaidé les circonstances atténuantes.

On confisquait le bien des condamnés, ce qui ruinait les enfants pour le crime des pères : il a montré que cette réversibilité était une iniquité stupide.

On prodiguait, en général, la peine de mort : il a soutenu énergiquement que c’était une chose dont il ne fallait pas abuser. — Il a eu cet immense honneur que Beccaria a été son élève.

Il ne s’est pas borné, en ces matières, à la théorie. Avec son esprit pratique, son goût pour les polémiques, où il était passé maître, son activité prodigieuse qui cherchait toujours de nouvelles matières où s’exercer, cette conviction aussi, très juste, qu’il n’y a que les exemples bien choisis, les faits actuels et palpables qui frappent fortement les esprits ; il s’est attaché à plusieurs reprises à relever les erreurs ou les rigueurs excessives de la justice d’alors, et à sauver, ou à faire réhabiliter ceux qui en avaient été les victimes.

Le comte de Lally-Tollendal, gouverneur des possessions françaises dans les Indes, après les plus beaux états de service et les plus brillants exploits, assiégé dans Pondichéry avec 700 hommes par une armée anglaise de 22,000 hommes, sans vivres, sans argent, au bout de plusieurs mois de résistance, avait capitulé. Il fut condamné à mort et exécuté le 9 mai 1766. Voltaire publia plusieurs factums, lettres et brochures, et n’eut pas de cesse que l’arrêt ne fût revisé. Il le fut, comme nous l’avons vu plus haut, à la veille même de la mort de Voltaire.

Le chevalier de La Barre, âgé de 19 ans, avait eu le très grand tort de mutiler un crucifix. Il fut condamné par le tribunal d’Abbeville à être brûlé vif. Le Parlement de Paris ne lui accorda que le triste adoucissement d’être décapité avant d’être jeté au bûcher. Voltaire le défendit de tout son pouvoir, et rappela sans relâche cette cruauté pour essayer d’obtenir qu’elle ne se renouvelât plus.

Sirven, protestant, commissaire terrier à Castres, fut accusé d’avoir fait périr sa fille pour l’empêcher d’embrasser la religion catholique ; et, après un procès trop légèrement mené, fut condamné à mort par le Parlement de Toulouse. Il réussite s’échapper, à gagner la Suisse et à se réfugier sous la protection de Voltaire. Voltaire prit en main sa cause, écrivit plaidoyer sur plaidoyer, et avec l’aide du célèbre avocat Elie de Baumont, réussit à prouver son innocence et à le faire acquitter.

Calas, également protestant, négociant à Toulouse, son fils ayant été trouvé étranglé chez lui, fut accusé, comme Sirven, de l’avoir fait mourir parce que ce jeune homme avait abjuré. Il fut condamné par le Parlement de Toulouse et exécuté. Voltaire fit pendant trois ans retentir l’Europe de ses réclamations éloquentes et de ses démonstrations péremptoires. Il réussit encore à faire éclater l’innocence de ce malheureux, et la mémoire de Calas fut officiellement et solennellement réhabilitée.

« Avocat des gens mal jugés, » dit à ce propos Alfred de Musset. Il n’y a pas là de quoi rire, et ce titre est le plus beau que l’on puisse porter, et ce rôle est le plus beau qu’où puisse tenir. Ou se surprend à souhaiter que Voltaire n’en eût jamais joué d’autre.

On voit que Voltaire, sans grandes théories politiques à la Montesquieu ou à la Rousseau, a touché un certain nombre de points importants et donné toute une série de bons conseils d’où toute une réforme pratique pouvait sortir. Il a résumé ce qu’il serait ambitieux d’appeler son programme politique, mais ce qu’on pourrait nommer ses vœux sur l’avenir de la France en 1774, à l’avènement de Louis XVI, dans une page très curieuse, peu citée d’ordinaire, et qui montre bien le dernier état de sa pensée à cet égard. C’est dans une espèce de conte intitulé l’Éloge historique de la Raison que Voltaire met en scène la Vérité et la Raison de la façon suivante :

« Enfin la Raison et la Vérité passèrent par la France : elles y avaient déjà fait quelques apparitions et en avaient été chassées : « Vous souvient-il, disait la Vérité à sa mère, de l’extrême envie que nous eûmes de nous établir chez les Français dans les beaux jours de Louis XIV ?… J’entends à présent les acclamations de vingt millions d’hommes qui bénissent le ciel. Les uns disent : « Cet avènement est d’autant plus joyeux que nous n’en payons pas la joie[1]. Les autres crient : « Le luxe n’est que vanité. Les doubles emplois, les dépenses superflues, les produits excessifs vont être retranchés. » — Et ils ont raison — « Tout impôt va être aboli, disent les autres. — Et ils ont tort ; car il faut que chaque particulier paye pour le bonheur général. — « Les lois vont être uniformes. » — Rien n’est plus à désirer ; mais rien n’est plus difficile. — « On va répartir aux indigents qui travaillent et surtout aux pauvres officiers les biens immenses de certains oisifs qui ont fait vœu de pauvreté. Ces gens de mainmorte n’auront plus eux-mêmes des esclaves de mainmorte… »

« N’entendez-vous pas, ma mère, toutes ces voix qui disent : « Les mariages de cent mille familles utiles à l’État ne seront plus réputés non avenus, et les enfants de ces mariages ne seront plus hors la loi ? « — La nature, la justice, et vous, ma fille, tout demande sur ce grand objet un règlement sage, qui soit compatible avec le repos de l’État et avec les droits de tous les hommes. — « On rendra la profession de soldat si honorable que l’on ne sera plus tenté de déserter. « — La chose est possible mais délicate.

« Les petites fautes ne seront point punies comme de grands crimes, puisqu’il faut de la proportion en tout. Une loi barbare, obscurément énoncée, mal interprétée, ne fera plus périr sous des barres de fer et dans les flammes des enfants indiscrets et imprudents, comme s’ils avaient assassiné leurs pères et leurs mères. » — Ce devrait être le premier axiome de la justice criminelle.

« Les biens d’un père de famille ne seront plus confisqués, parce que les enfants ne doivent pas mourir de faim par la faute de leurs pères, et que le roi n’a nul besoin de cette misérable confiscation. » — À merveille, et cela est digne de la majesté du souverain. — « La torture, inventée autrefois par les voleurs de grands chemins pour forcer les volés à découvrir leurs trésors, et employée aujourd’hui chez un petit nombre de nations pour sauver le coupable robuste et pour perdre l’innocent faible de corps et d’esprit, ne sera plus en usage que dans les crimes de lèse-société au premier chef, et seulement pour avoir révélation des complices. » — On ne peut mieux.

« J’entends encore proférer autour de moi, dans tous les tribunaux, ces paroles remarquables : « Nous ne citerons plus jamais les deux puissances, parce qu’il ne peut en exister qu’une : celle du roi ou de la loi dans une monarchie ; celle de la nation dans une République. »…

La Raison lui répondit : « Ma fille, vous sentez bien que je désire à peu près les mêmes choses que vous… Tout cela demande du temps et de la réflexion. J’ai toujours été très contente quand, dans mes chagrins, j’ai obtenu une partie seulement des soulagements que je voulais…. J’avoue que je n’ai que du bien à dire du temps présent, en dépit de tant d’auteurs qui ne louent que le passé. Je dois instruire la postérité que c’est dans cet âge qu’on s’est appliqué en Europe aux arts et aux vertus nécessaires qui adoucissent l’amertume de la vie. Il semble en général qu’on se soit donné le mot pour penser plus solidement qu’on n’avait fait depuis des milliers de siècles… On a fait plus en morale : on a osé demander justice aux lois contre des lois qui avaient condamné la vertu au supplice, et cette justice a été quelquefois obtenue. Enfin on a osé prononcer le mot de Tolérance. Eh bien ! ma chère fille, jouissons de ces beaux jours ; restons ici, s’ils durent ; et, si les orages surviennent, retournons dans notre puits. »

Telle est la « révolution » telle que la souhaite Voltaire en 1774. Elle est modeste. Elle sent un peu son « feuillant. » Plût à Dieu qu’il n’y en eût pas eu de plus ambitieuse ! La Vérité mise en scène ici par Voltaire était la vérité des hommes sensés, judicieux et sagement éloignés de tout « système ; » et sa Raison nous semble à bien peu près avoir raison.



  1. Louis XVI avait refusé le don de « Joyeux avènement. »