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Voltaire (Faguet)/L’homme/IV

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CHAPITRE IV

RETOUR EN FRANCE.

(1729-1734)

Voltaire rapportait d’Angleterre Brutus et les Lettres Anglaises. Mais il ne les publia pas tout de suite. Il commença par se présenter à l’Académie française une première fois, et y échoua une première fois. Il publia sur la mort de la comédienne Lecouvreur une pièce de vers qui lui attira des embarras. On avait refusé la sépulture ecclésiastique à Mlle Lecouvreur, selon les traditions encore en usage. Voltaire s’écria, comme Malherbe au sujet de l’attentat sur la personne d’Henri IV :

Que direz-vous, race future,
Lorsque vous apprendrez la flétrissante injure
Qu’à ces arts désolés font ces hommes cruels ?
Ils privent de la sépulture

Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels.
 
Elle a charmé le monde, et vous l’en punissez !

Non, ces bords désormais ne seront plus profanes.
Ils contiennent ta cendre ; et ce triste tombeau
Honoré par nos chants, consacré par tes mânes.
Est pour nous un temple nouveau !
Voilà mon Saint-Denis. Oui, c’est là que j’adore
Tes talents, ton esprit, tes grâces, tes appas :

Je les aimai vivants, je les encense encore
Malgré les horreurs du trépas,
Malgré Terreur et les ingrats
Que seuls de ce tombeau l’opprobre déshonore.
Ah 1 verrai-je toujours ma faible nation
Incertaine en ses vœux, flétrir ce qu’elle admire ;
Nos mœurs avec nos lois toujours se contredire,
Et le Français volage endormi sous l’empire
De la superstition ?

On trouva ces vers injurieux pour l’autorité ecclésiastique, et Voltaire fut forcé de quitter Paris et de se réfugier à Rouen sous un faux nom.

L’orage apaisé, il revint et fit représenter son Brutus le 11 décembre 1730 avec un assez grand succès. La comédienne Gaussin y était charmante. C’étaient ses débuts ; elle n’avait que quinze ou seize ans. Voltaire lui écrivait :

« Prodige, je vous présente une Henriade ; c’est un ouvrage bien sérieux pour votre âge ; mais il est bien juste que j’offre mes ouvrages à celle qui les embellit… Brutus est indigne de vous ; mais comptez que vous allez acquérir bien de la gloire en répandant vos grâces sur mon rôle de Tullie. Ce sera à vous qu’on aura l’obligation du succès. »

En 1731 il donna l’Histoire de Charles XII, pour laquelle il amassait depuis longtemps des matériaux, qui était « son ouvrage favori, et pour laquelle il se sentait des entrailles de père. » C’était son premier grand ouvrage en prose. Il fut très bien accueilli et est resté entouré de l’admiration générale. Le 7 mars 1732, il rentrait au théâtre avec Eriphyle, qui ne réussit pas. Il le reconnaît lui-même à peu près, dans un billet du 8 mars à M. de Cideville :

«… Eriphyle que vous avez vue naître, reçut hier la robe virile, devant une assez belle assemblée qui ne fut pas mécontente, et qui justifia votre goût. Notre cinquième acte a été critiqué ; mais on pardonne au dessert quand les autres services ont été passables. »

Très blessé, sans en convenir, de cet échec, il se mit avec fureur à écrire une Zaïre. Il avait mis au moins deux ans à composer et à remanier Eriphyle ; il écrivit Zaïre en vingt-deux jours. Elle parut le 13 août 1732 sur le Théâtre français. L’applaudissement fut immense. Cette fois, on mit Voltaire au-dessus de Corneille, de Racine et de l’antiquité. Sans être tout à fait de l’avis du public, Voltaire était très satisfait de sa nouvelle œuvre. Il l’appréciait bien du reste :

« J’ai enfin osé traiter l’amour mais ce n’est pas l’amour galant et français. Mon amoureux n’est pas un jeune abbé à la toilette d’une bégueule ; c’est le plus passionné, le plus fier, le plus tendre, le plus généreux, le plus justement jaloux, le plus cruel et le plus malheureux de tous les hommes. J’ai enfin tâché de peindre ce que j’avais depuis si longtemps dans la tête, les mœurs turques opposées aux mœurs chrétiennes, et de joindre dans un même tableau ce que notre religion peut avoir de plus imposant et même de plus tendre avec ce que l’amour a de plus touchant et de plus furieux. »

Et ailleurs :

« Zaïre est la première pièce de théâtre dans laquelle j’aie osé m’abandonner à toute la sensibilité de mon cœur ; c’est la seule tragédie tendre que j’aie faite. Je croyais, dans l’âge même des passions les plus vives, que l’amour n’était point fait pour le théâtre tragique. Je ne regardais cette faiblesse que comme un défaut charmant, qui avilissait l’art des Sophocle. Les connaisseurs qui se plaisent plus à la douceur élégante de Racine qu’à la force de Corneille, me paraissaient ressembler aux curieux qui préfèrent les nudités du Corrège au chaste et noble pinceau de Raphaël. Le public qui fréquente les spectacles est aujourd’hui plus que jamais dans le goût du Corrège… »

Il était dans tout l’enivrement de la gloire. Il remerciait tout le monde : le public qui, l’apercevant dans une loge, lui battait des mains ; ses amis « dont les avis ne lui avaient pas été inutiles ; » les acteurs et en particulier Mlle Gaussin, à qui il adressait la jolie épître qui suit :

Jeune Gaussin, reçois mon tendre hommage,
Reçois mes vers, au théâtre applaudis ;
Protège-les : Zaïre est ton ouvrage,
Il est à toi, puisque tu l’embellis.
Ce sont tes yeux, tes yeux si pleins de charmes,
Ta voix touchante et tes sons enchanteurs
Qui du critique ont fait tomber les armes ;
Ta seule vue adoucit les censeurs.
L’Illusion, cette reine des cœurs,
Marche à ta suite, inspire les alarmes,
Le sentiment, les regrets, les douleurs
Et le plaisir de répandre des larmes.
Le dieu des vers qu’on allait dédaigner
Est par ta voix, aujourd’hui sûr de plaire ;
Le dieu d’amour à qui tu fus plus chère,
Est par tes yeux bien plus sûr de régner :
Entre ces dieux désormais tu vas vivre.
Hélas ! longtemps je les servis tous deux.
Il en est un que je n’ose plus suivre.
Heureux cent fois le mortel amoureux,
Qui tous les jours peut te voir et t’entendre ;
Que tu reçois avec un souris tendre,
Qui voit son sort écrit dans tes beaux yeux,
Qui pénétré de leur feu qu’il adore,
À tes genoux oubliant l’univers,
Parle d’amour et t’en reparle encore !
Et malheureux qui n’en parle qu’en vers !

L’année suivante (1733) parut le Temple du goût, petit ouvrage, de critique en prose mêlée de vers, où sont décrits et analysés la plupart des écrivains français de la seconde moitié du xviie siècle et de la première partie du xviiie. Les nombreuses malices que contient ce petit livre, moitié art poétique et moitié pamphlet littéraire, augmentèrent le nombre déjà grand des ennemis de Voltaire ; mais il n’en était plus à les compter.

Ç’est cette année aussi que commença sa longue liaison avec la marquise du Châtelet, grande dame éprise de philosophie, de mathématiques, de physique, entêtée de Newton, très intelligente et un peu folle, d’un naturel enfin très analogue à celui de Voltaire, mais qui eut pourtant sur lui une assez bonne influence, parce quelle l’habitua à la précision scientifique, et plus tard, comme nous le verrons, l’arracha au tumulte de Paris et lui donna le goût du travail dans la solitude. Elle fut sa seconde Angleterre.

Au moment où nous sommes, ce n’était pas encore cela. Mme du Châtelet était aussi mondaine et aussi agitée que Voltaire. Elle paraissait partout à la fois, caquetant, disputant, contant, récitant Newton, dansant et jouant la comédie. Voltaire en fut ravi. Il ne jura plus que par Émilie. Il a tracé d’elle le portrait suivant :

« Née avec une éloquence singulière, cette éloquence ne se déployait que quand elle avait des objets dignes d’elle. Ces lettres où il ne s’agissait que de montrer de l’esprit, ces petites finesses, ces tours délicats que l’on donne à des pensées ordinaires, n’entraient pas dans l’immensité de ses talents. Le mot propre, la précision, la justesse et la force étaient le caractère de son éloquence. Elle eût plutôt écrit (remarquez le conditionnel, qui est assez perfide, tout au milieu de l’éloge, et qui avertit qu’il ne faut pas le prendre tout à fait à la lettre), elle eût plutôt écrit comme Pascal et Nicole que comme Madame de Sévigné. Mais cette fermeté sévère, cette trempe vigoureuse de son esprit ne la rendait pas inaccessible aux beautés de sentiment. Les charmes de la poésie et de l’éloquence la pénétraient, et jamais oreille ne fut plus sensible à l’harmonie. »

Mettons en regard, pour corriger ce qu’il y a de trop complaisant dans ce portrait, le croquis suivant de Mme du Deffand, inspiré par des sentiments tout contraires, et nous aurons, en prenant l’entre-deux, une image exacte de « l’incomparable Émilie. » — « Elle travaille avec tant de soin à paraître ce qu’elle n’est pas, qu’on ne sait plus ce qu’elle est en effet. Elle est née avec assez d’esprit ; le désir de paraître en avoir davantage lui a fait préférer l’étude des sciences abstraites aux connaissances communes. Elle croit, par cette singularité, parvenir à une plus grande réputation et à une supériorité décidée sur toutes les femmes. » Cette supériorité, en tous cas. Voltaire la lui attribuait sans hésitation. Il fit à son usage cette devise qui ne fut jamais tout à fait la sienne et qui devrait être celle de toute femme et de tout homme raisonnable :

Des repos, des riens, de l’étude,
Peu de livres, point d’ennuyeux,
Un ami dans la solitude :
Voilà mon sort ; il est heureux.

Il lui écrivait, avec cette grâce dans l’art de complimenter, qui fut toujours si grande chez lui, sans être parfaite, parce qu’il y mêle toujours quelque exagération qui l’alourdit un peu :

Je voulais, de mon cœur éternisant l’hommage,
Emprunter la langue des dieux
Et vous parler votre langage :
Je voulais dans mes vers peindre la vive image

De ce feu, de cette âme et de ces dons des cieux
Qu’on sent dans vos discours et qu’on lit dans vos yeux
Le projet était grand ; mais faible est mon génie :
Aussitôt j’invoquai les dieux de l’harmonie,
Les maîtres qui d’Auguste ont embelli la cour ;
Tous me devaient aider et chanter à leur tour.
Leur cœur les fait parler, leur muse est naturelle ;
Vous les connaissez tous ; ils sont vos favoris ;
Des auteurs à jamais ils sont l’heureux modèle,
Excepté de vos beaux esprits
Et de Bernard de Fontenelle

(Il faut bien que le coup de patte soit jeté, en passant, et le coup de griffe contre le confrère. Poursuivons :)

J’eus l’art de les toucher ; car je parlais de vous ;
À votre nom divin, je les vis tous paraître.
Virgile, le premier, mon idole et mon maître,
Virgile s’avança d’un air égal et doux ;
On voyait près de lui, mais non pas sur sa trace,
Cet adroit courtisan et délicat Horace…

Et c’est Ovide, et puis Tibulle. Tous se présentent, chacun avec son trait caractéristique…

Vous parûtes alors, adorable Émilie :
Je vis soudain sur vous tous les yeux se tourner ;
Votre aspect enlaidit les belles,
Et de leurs amants enchantés
Vous fîtes autant d’infidèles.
Je pensais qu’à l’instant ils allaient m’inspirer ;
Mais, jaloux de vous plaire et de vous célébrer,
Ils ont bien rabaissé ma téméraire audace.
Je vois qu’il n’appartient qu’aux maîtres du Parnasse
De vous offrir des vers et de chanter pour vous ;
C’est un honneur dont je serais jaloux
Si jamais j’étais à leur place.

Adélaïde du Guesclin parut au théâtre l’année suivante (1734). Elle fut sifflée depuis cinq heures jusqu’à huit sans un relâche. Ce fut, comme dit Voltaire lui-même, une « agonie » et un « enterrement. » Ce qu’il y a de curieux, c’est que la pièce, remaniée, mais très semblable à ce qu’elle était en sa nouveauté, réussit, trente ans plus tard, excellemment. Généralement c’est le contraire ; et non seulement il ne faudrait pas conseiller à nos auteurs de remettre au théâtre après trente ans leurs pièces sifflées, mais même il faut les dissuader d’y remettre après dix ans leurs pièces applaudies.

C’est alors que Voltaire se décida à lancer ses Lettres philosophiques sur l’Angleterre, ou, comme on les a appelées par abréviation et par analogie avec les Lettres Persanes, les Lettres anglaises, écrit es huit ans auparavant, et qu’il avait fait paraître l’année précédente (1733), en anglais, à Londres. Elles étaient très audacieuses, contenaient force, opinions hétérodoxes et firent scandale. Le Parlement les condamna à être brûlées par la main du bourreau, le 10 avril 1734. Voltaire, entraîné par une sorte d’accès d’audace, redoubla en publiant coup sur coup les trois premiers Discours sur l’homme, moins hardis mais aussi compromettants que les Lettres, et ce Pour et Contre avait scandalisé J.-B. Rousseau et à qui il donnait le titre nouveau de Lettre à Uranie.

L’orage fut terrible. Voltaire, avec ces alternatives de hardiesse et de faiblesse qu’il eut toujours, crut même devoir et crut pouvoir renier l’ouvrage, et l’attribuer à Chaulieu, qui était mort. Pour comble, quelques chants, plus ou moins falsifiés, de la Pucelle, très méprisable ouvrage à tous les points de vue, que Voltaire écrivait, avec beaucoup trop de complaisance, pour l’amusement de ses amis et pour le sien, furent colportés dans Paris ; et encore Voltaire lançait sa petite satire du Mondain, assez innocente, mais où l’hostilité sut trouver des crimes :

Regrettera qui veut le bon vieux temps
Et l’âge d’or et le règne d’Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents ;
Moi, je rends grâce à la nature sage,
Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs ;
J’aime le luxe et même la mollesse ;
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :

Tout honnête homme a de tels sentiments.
 
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.

Ah ! le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,

A réuni Fun et l’autre hémisphère.
 
Or maintenant, Monsieur du Télémaque,

Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente et vos murs malheureux.
Où vos Crétois, tristement vertueux,
Pauvres d effets, et riches d’abstinence,
Manquent de tout pour avoir l’abondance.
J’admire fort votre style flatteur
Et votre prose, encor qu’un peu traînante ;
Mais, mon ami, je consens de grand cœur
D’être battu dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Et vous, jardin de ce premier bon homme.
Jardin fameux par le diable et la pomme,
C’est bien en vain que par l’orgueil séduits,
Huet, Calmet, dans leur savante audace.
Du Paradis ont recherché la place :
Le Paradis terrestre est où je suis.

Inquiété, et surtout inquiet, Voltaire s’exila cette fois lui-même et se réfugia en Hollande en répétant le mot célèbre : « Voilà bien du bruit pour une omelette. »