Aller au contenu

Voltaire (Faguet)/L’homme/III

La bibliothèque libre.

CHAPITRE III

VOLTAIRE EN ANGLETERRE.

(1726-1729)

L’exil fut très salutaire à Voltaire. Jusque-là il était uu poète brillant, un causeur très spirituel, un mondain délicieux ; mais, malgré sa puissance intellectuelle et son activité incroyable d’esprit, il était trop dispersé, trop entraîné dans le tourbillon parisien pour avoir le loisir de penser beaucoup. En Angleterre, où il alla tout d’abord, au milieu d’une nation réfléchie, grave, très savante, tournée à cette époque, plus que la France, aux études philosophiques, politiques, historiques, scientifiques, il apprit à porter son intelligence sur des objets plus sérieux qu’il n’avait accoutumé de faire. Il y apprit la littérature anglaise, et la philosophie de Locke, qui, désormais, fut son guide et l’on peut dire même l’objet de son idolâtrie.

Il découvrit Shakespeare, que les Anglais, après un long oubli, venaient eux-mêmes de s’aviser de ressusciter.

Il découvrit Swift, « le Rabelais de l’Angleterre, mais un Rabelais sans fatras. » Il vit et goûta Pope, qu’il devait imiter plus tard dans ses Discours sur l’homme. Il continua ses bonnes relations avec Bolingbroke, qu’il avait connu en France de 1714 à 1723 ; car à cette époque Bolingbroke était exilé en France, et il était rentré en Angleterre presque juste à temps pour y recevoir Voltaire exilé à son tour. Il ne négligeait point, du reste, le soin de sa gloire et de ses intérêts, et on le voit, dans la même lettre, rendre hommage au génie de Swift et prier Swift de lui gagner quelques souscripteurs pour son poème :

« Vous serez surpris, Monsieur, de recevoir d’un voyageur français un Essai en anglais sur les Guerres civiles de France qui font le sujet de la Henriade. Ayez de l’indulgence pour un de vos admirateurs qui doit à vos écrits de s’être passionné pour votre langue au point d’avoir la témérité d’écrire en anglais.

« Vous verrez, par l’Avertissement, que j’ai quelque dessein sur vous et que j’ai dû parler de vous pour l’honneur de votre pays et pour l’avantage du mien : ne me défendez pas d’orner ma narration de votre nom. Laissez-moi jouir de la satisfaction de parler de vous de la même manière que la postérité en parlera. Me sera-t-il permis en même temps de vous supplier de faire usage de votre crédit en Irlande pour procurer quelques souscripteurs à la Henriade, qui est achevée et qui, faute d’un peu d’aide, n’a pas encore paru ? La souscription n’est que d’une guinée payée d’avance. »

Cette Henriade, enfin achevée en 1727, c’était ce poème sur Henri IV, imprimé frauduleusement sous le titre de la Ligue en 1723 et 1724, et commencé vers 1716. Elle fut publiée en 1728 avec un succès prodigieux. Il s’en vendit, seulement en France, plus de 300,000 exemplaires, et Voltaire en tira 150,000 livres, qui équivalent à 500,000 francs d’aujourd’hui environ. La Henriade est certainement le premier des poèmes épiques au point de vue commercial.

L’admiration fut du reste sans bornes et presque unanime. Marais résume bien l’opinion générale de ses contemporains en disant : « C’est un ouvrage merveilleux, un chef-d’œuvre d’esprit, beau comme Virgile, et voilà noire langue en possession du poème épique comme des autres poésies. On ne sait où Arouet, si jeune, en a pu tant apprendre. C’est comme une inspiration. Ce qui surprend, c’est que tout y est sage, réglé, plein de mœurs ; on n’y voit ni vivacité, ni brillants, et ce n’est partout qu’élégance, correction, tours ingénieux et déclamations simples et grandes, qui sentent le génie d’un homme consommé, et nullement le jeune homme. »

Ce succès rouvrit à Voltaire les portes de France. Il fut autorisé officieusement à y rentrer (1729). Il était resté en Angleterre trois ans.