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Voltaire (Faguet)/L’homme/VI

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CHAPITRE VI

VOLTAIRE BIEN EN COUR.

Il manquait quelque chose à Voltaire pour que cette universalité à laquelle il tendait fût complète au moins à un moment de sa vie : c’était de se mêler à la politique active. Il s’y mêla à cette époque. Le gouvernement français, qui était en guerre avec Frédéric II, désirait la paix et ne voulait pas la demander. Il songea à profiter de l’amitié personnelle qui semblait unir Frédéric et Voltaire, pour engager une négociation tout officieuse et secrète. Voltaire fît le voyage de Berlin, fut bien reçu et du reste n’obtint rien ; mais il devint ainsi, pour quelque temps, personnage sympathique à la cour de France. Les deux d’Argenson, alors tous les deux dans le ministère, l’employèrent à différents travaux politiques ou diplomatiques.

Enfin il plut à Madame de Pompadour, alors puissante (1745) de la même façon que l’avait été précédemment Madame de Châteauroux. Elle lui commanda une petite pièce de théâtre pour les divertissements de la cour. Ce fut la Princesse de Navarre, qui réussit pleinement. Voltaire fut nommé, en récompense, historiographe et peu après gentilhomme ordinaire du roi. Il se félicita de ces honneurs, tout en souriant un peu :

Mon Henri IV et ma Zaïre,
Et mon Américaine Alzire

Ne m’ont valu jamais aucun regard du roi.
J’eus beaucoup d ennemis avec très peu de gloire.
Les honneurs et les biens pleuvent enfin sur moi
Pour une farce de la foire.

Désormais il pouvait être académicien. Il le fut sans difficulté, surtout après son Poème sur la bataille de Fontenoy. On n’exigea de lui qu’une formalité, qui eût peut-être été pénible à quelque autre, mais qui, il faut bien le dire, lui conta peu : c’était d’écrire au R. P. de la Tour, principal du collège Louis-le-Grand, une lettre pleine de sentiments de soumission à l’Église. Il l’écrivit ; « tantum mortalia pectora cogis, Famæ sacra fames ; » et en voici quelques extraits :

« Mon révérend Père, ayant été longtemps dans la maison que vous gouvernez, j’ai cru devoir prendre la liberté de vous adresser cette lettre, et de vous faire un aveu public de mes sentiments dans l’occasion qui se présente

« À l’égard de certain libelle de Hollande qui me reproche d’être attaché aux Jésuites, je suis bien loin de lui répondre comme à tel autre : Vous êtes un calomniateur ; je lui dirai au contraire : Vous dites la vérité. J’ai été élevé pendant sept ans chez des hommes qui se donnent des peines gratuites et infatigables à former l’esprit et les mœurs de la jeunesse. Depuis quand veut-on qu’on soit sans reconnaissance envers ses maîtres ?… Rien n’effacera dans mon cœur la mémoire du P. Porée qui est également chère à tous ceux qui ont étudié sous lui. Jamais homme ne rendit l’étude et la vertu plus aimables. Les heures de ses leçons étaient pour nous des heures délicieuses, et j’aurais voulu qu’il eût été établi dans Paris comme dans Athènes qu’on pût assister à tout âge à de telles leçons : je serais revenu souvent les entendre…

« Pendant les sept années que j’ai été élevé dans la maison des Jésuites, qu’ai-je vu chez eux ? La vie la plus laborieuse, la plus frugale, la plus réglée, toutes leurs heures partagées entre les soins qu’ils nous donnaient et les exercices de leur profession austère. J’en atteste des milliers d’hommes élevés par eux comme moi : il n’y en aura pas un seul qui puisse me démentir…

« L’auteur du libelle peut, tant qu’il voudra, mettre mon nom dans le recueil immense et oublié de ses calomnies ; il pourra m’imputer des sentiments que je n’ai jamais eus, des livres que je n’ai jamais faits, ou qui ont été altérés indignement par les éditeurs. Je lui répondrai comme le grand Corneille dans une pareille occasion : « Je soumets mes écrits au jugement de l’Église » Je doute qu’il en fasse autant. Je ferai bien plus : je lui déclare, à lui et à ses semblables, que si jamais on a imprimé sous mon nom une page qui puisse scandaliser seulement le sacristain de leur paroisse, je suis prêt à la déchirer devant lui. » Etc.

Grâce à cette déclaration solennelle, et peut-être sincère, Voltaire entra enfin à l’Académie en avril 1746. Il avait cinquante-deux ans. Il pouvait dire, comme le personnage de la Métromanie :

Et j’avais cinquante ans quand cela m’arriva.

Il fut très heureux de cette aventure, quoique tardive, et se laissa aller quelque temps à ce goût du monde et des sociétés brillantes qu’il a toujours eu, toujours combattu par amour du travail, mais que l’amour du travail ne réussit jamais à vaincre quand il est né en nous en même temps que nous.

C’est ainsi qu’on le voit beaucoup, à cette époque, non seulement à la cour, mais à la « petite cour » aussi, chez Madame la duchesse du Maine, au château de Sceaux, dont il faisait les délices toutes les fois qu’il y paraissait. Là il se faisait le soupirant de la duchesse en vers charmants. Elle lui avait donné la chambre occupée auparavant par M. de Saint-Aulaire, qui, dans son extrême vieillesse, toujours aimable, s’était établi dans l’office d’attentif et de « berger » de la duchesse. Voltaire, aussitôt, écrivait :

J’ai la chambre de Saint-Aulaire,
Sans en avoir les agréments ;
Peut-être à quatre-vingt-dix ans
J’aurai le cœur de sa bergère :
Il faut tout attendre du temps
Et surtout du désir de plaire.

Ce qui ne l’empêchait pas d’être aussi galant à l’endroit de Mme du Châtelet, qui était à Sceaux avec lui, et qui jouait la comédie sur le théâtre du château. Mme du Châtelet ayant joué le rôle d’Issé, favorite d’Apollon, dans une pièce mythologique de La Motte, Voltaire écrivait en l’honneur et de Mme du Châtelet et de Mme la duchesse du Maine tout à la fois :

Être Phébus aujourd’hui je désire,
Non pour régner sur la prose et les vers,
Car à du Maine il remet cet empire ;
Non pour courir autour de l’univers,
Car vivre à Sceaux est le but où j’aspire ;
Non pour tirer des accords de sa lyre :
De plus doux chants font retentir ces lieux ;
Mais seulement pour voir et pour entendre
La belle Issé qui pour lui fut si tendre.
Et qui le fit le plus heureux des dieux.

Il s’essayait à la comédie, où il ne réussit jamais complètement, et donnait en 1747 La Prude et en 1749 Nanine, la meilleure de ses pièces du genre comique, ou plutôt du genre souriant. En 1748_il fit jouer la tragédie de Sémiramis, pièce à grand spectacle, dans laquelle il cherchait à briser ou à ployer du moins le moule un peu trop uniforme, selon lui, de la tragédie classique française. La pièce fut très bien accueillie. La beauté de la décoration dont se loue Voltaire lui-même, y fut pour quelque chose. De très pathétiques situations et de beaux vers firent le reste.

Il est à noter que c’est cette même année que Voltaire se hasarda, le plus heureusement du monde du reste, dans un genre nouveau. Le premier de ses charmants romans en prose, Zadig, est de cette époque. Il était colporté sous le manteau. Voltaire le reniait, même dans ses lettres à ses amis, et écrivait à d’Argental :

« Je serais très fâché de passer pour l’auteur de Zadig, qu’on veut décrier par les interprétations les plus odieuses, et qu’on ose accuser de contenir des dogmes téméraires contre notre sainte religion. Voyez quelle apparence !… Vous parlez de Zadig comme si j’y avais part ; mais pourquoi me nomme-t-on ? Je ne veux rien avoir à démêler avec les romans. »

Mais il ne laissait pas d’en être fier, et, au moins au point de vue littéraire, il avait raison.

Cette vie littéraire et mondaine à la fois le charmait, le fatiguait, autant qu’il pouvait n’être pas infatigable, et de temps en temps lui faisait pitié, selon son humeur. Il la peignait joliment, à cette époque même, à la bonne et ingénue Mme Denis, sa nièce, dont le défaut n’était pas de détester la vie mondaine :

Vivons pour nous, ma chère Rosalie ;
Que l’amitié, que le sang qui nous lie
Nous tienne lieu du reste des humains :
Ils sont si sots, si dangereux, si vains !
Ce tourbillon, qu’on appelle le monde,
Est si frivole, en tant d’erreurs abonde,
Qu’il n’est permis d’en aimer le fracas
Qu’à l’étourdi qui ne le connaît pas.
Après dîné l’indolente Glycère
Sort pour sortir, sans avoir rien à faire :
On a conduit son insipidité
Au fond d’un char, où, montant de côté,
Son corps pressé gémit sous les barrières
D’un lourd panier qui flotte aux deux portières.

Chez son amie au grand trot elle va,
Monte avec joie et s’en repent déjà,
L’embrasse et bâille, et puis lui dit : « Madame,
J’apporte ici tout l’ennui de mon âme.
Joignez un peu votre inutilité
Au lourd fardeau de mon oisiveté. »

Si ce ne sont ses paroles expresses.
C’en est le sens
Lors dans la chambre entre Monsieur l’abbé…

Vient à la piste un fat en manteau noir…
Un officier arrive et les fait taire……
D’autres oiseaux de différent plumage,
Divers de goût, d’instinct et de ramage,
En sautillant font entendre à la fois
Le gazouillis de leurs confuses voix…
Ciel ! quels propos ! Ce pédant du palais
Blâme la guerre et se plaint de la paix.
Ce vieux César, en sablant du Champagne,
Gémit des maux que souffre la campagne,
Et, cousu d’or, dans le luxe plongé,
Plaint le pays de tailles surchargé.
Monsieur l’abbé vous entame une histoire
Qu’il ne croit point et qu’il veut faire croire.
On l’interrompt par un propos du jour,
Qu’un autre conte interrompt à son tour.
De froids bons mots, des équivoques fades,
Des quolibets et des turlupinades,
Un rire faux que l’on prend pour gaîté,
Font le brillant de la société.
C’est donc ainsi, troupe absurde et frivole,
Que nous usons de ce temps qui s’envole ?
C est donc ainsi que nous perdons des jours
Longs pour les sots, pour qui pense si courts ?
Mais que ferais-je ? où fuir loin de moi-même ?
Il faut du monde ; on le condamne, on l’aime,
On ne peut vivre avec lui, ni sans lui.

Notre ennemi le plus grand, c’est l’ennui.
 
Ah ! cachons nous ! Passons avec les sages

Le soir serein d’un jour mêlé d’orages,

Et dérobons à l’œil de l’envieux
Le peu de temps que me laissent les dieux.
Tendre amitié, don du ciel, beauté pure,
Porte un jour doux dans ma retraite obscure !
Puissé-je vivre et mourir dans tes bras,
Loin du méchant qui ne te connaît pas !….