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Voltaire (Faguet)/L’homme/VII

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CHAPITRE VII

DEPUIS LA MORT DE MADAME DU CHATELET JUSQU’AU 
DÉPART POUR LA PRUSSE.

(1749-1750)

L’année 1749 porta à Voltaire un coup cruel par lui-même, et qui eut sur la conduite de sa vie, pour un certain temps, une très funeste influence. Il perdit subitement son « amie de vingt ans, » Madame du Châtelet. Ils s’étaient aimés, ils s’étaient disputés, ils s’étaient querellés, ils s’étaient trahis, ils s’étaient quittés, ils s’étaient réconciliés : toutes ces choses sont des liens puissants. La douleur de Voltaire fut profonde. Il écrivait à Madame du Deffand le 10 septembre 1749 :

« Je viens de voir mourir, Madame, une amie de vingt ans qui vous aimait véritablement et qui me parlait, deux jours avant cette mort funeste, du plaisir qu’elle aurait de vous voir à Paris à son premier voyage… C’est à la sensibilité de votre cœur que j’ai recours dans le désespoir où je suis. Je reviens à Paris sans savoir ce que je deviendrai, et espérant bientôt la rejoindre. Souffrez qu’en arrivant j’aie la douloureuse consolation de vous parler d’elle, et de pleurer à vos pieds une femme qui, avec ses faiblesses, avait une âme respectable. »

Il écrivait à M. l’abbé de Voisenon :

« Mon cher abbé, mon cher ami, quelle suite funeste, quelle complication de malheurs, qui rendraient encore mon état plus affreux, s’il pouvait l’être ! Conservez-vous, vivez, et, si je suis en vie, je viendrai bientôt verser dans votre sein des larmes qui ne tariront jamais… Il faudra bien revenir à Paris ; je compte vous y voir. J’ai une répugnance horrible à être enterré à Paris : je vous en dirai, les raisons. Ah ! cher abbé, quelle perle ! »

Il écrivait à Monsieur et à Madame d’Argental :

« Je ne sais combien de jours nous resterons dans cette maison que l’amitié avait embellie et qui est devenue pour moi un objet d’horreur. Je remplis un devoir bien triste, et j’ai vu des choses bien funestes. Je ne trouverai ma consolation qu’auprès de vous… Je meurs dans ce château ; une ancienne amie de cette infortunée femme y pleure avec moi… Mon état est horrible ; vous en sentez toute l’amertume, et vos âmes charmantes l’adoucissent. Que deviendrai-je donc, mes chers anges gardiens ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je vous aime tous deux autant que je l’aimais. Vous portez l’attention de votre amitié jusqu’à chercher à me loger. Pourriez-vous disposer de ce devant de maison ? J’en donnerai aux locataires tout ce qu’ils voudront. Je leur ferai un pont d’or. J’aimerais mieux cela que le palais Bourbon ouïe palais Bacquencourt… »

Ceci est très important, et pour bien entendre le caractère de Voltaire, et pour l’intelligence aussi de ce qui va suivre. En 1749, Voltaire, âgé de cinquante-cinq ans, ne parle plus de la mort de Madame du Châtelet, comme il parlait vingt ans auparavant de la mort d’une autre amie dont il rapportait les dernières paroles en disant qu’elles étaient « à mourir de rire. » Il est vraiment ému, il songe à sa mort à lui-même ; la solitude lui apparaît comme épouvantable, il a besoin d’être aimé et entouré ; il veut à tout prix vivre auprès de gens qui l’aiment, auprès des d’Argental, les plus fidèles en effet, et les plus affectueux des amis qu’il ait jamais eus.

Cet état d’âme expliquera, sans qu’il soit besoin de faire intervenir un motif de vanité, qui du reste a eu encore sa part, la détermination qu’il prendra bientôt d’aller vivre avec Frédéric II.

Il n’y alla pas cependant tout de_suite, quoique très vivement sollicité. Il vint à Paris, puis il fit un séjour à Sceaux chez la duchesse du Maine, et se consola par le travail. Il écrivit coup sur coup Oreste, joué en 1750, le Duc de Foix (transformation d’Adélaïde du Guesclin) qui devait être joué en 1752, et Rome sauvée qui fut représentée la même année.

Mais quelques déboires, qui eussent été légers pour un autre, très pénibles pour son caractère infiniment susceptible et irritable, faisaient qu’il jetait souvent les yeux du côté de Berlin. Madame de Pompadour, qui l’avait protégé très complaisamment, se refroidissait à son égard, sans autre cause très appréciable que la mobilité féminine, qui est presque aussi grande chez les femmes que chez les hommes. Elle se plaisait même à lui faire une guerre sourde en lui opposant Crébillon, le vieux poète tragique, qu’elle avait, pour ainsi dire, ressuscité. C’était le renversement des alliances, jeu auquel on sait que Madame de Pompadour était experte.

Certains signes de défaveur étaient très visibles d’autre part. Un soir, après une représentation d’un poème dialogué, Le Temple de la Gloire, sur le théâtre de Versailles, Voltaire s’approcha du roi et lui demanda : « Trajan est-il content ? » Le roi ne voulut pas sentir le compliment et ne voulut voir que la familiarité. Il tourna le dos. Le départ de Voltaire pour Berlin dut être décidé ce jour-là.

Rien n’était moins philosophique que de quitter une cour pour aller en chercher une autre, et que de s’imaginer que, courtisan en Prusse, on aurait plus d’indépendance, on recueillerait plus d’égards, on essuierait moins d’avanies, on aurait moins de tracas que courtisan en France ; mais le cœur humain est ainsi fait ; ces illusions sont aussi naturelles qu’elles sont absurdes ; et Voltaire est un exemple de cette vérité que ce n’est guère qu’à la soixantaine qu’on devient sage. Il y a toujours quelque bonne leçon à prendre dans la vie des grands hommes.