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Voltaire (Faguet)/L’homme/X

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CHAPITRE X

VOLTAIRE À FERNEY.

(1760-1778)

Voltaire était grand seigneur terrien, il allait devenir une espèce de prince. Il fit de Ferney une petite principauté à peu près indépendante. C’était un domaine de deux lieues carrées, avec un assez pauvre village au milieu. Du village il fit une petite ville ; du domaine il fit une contrée florissante, très bien cultivée, couverte de fabriques et de fermes, et très peuplée. Manufactures d’étoffes de soie, fabriques de montres, grande exploitation agricole, église avec cette inscription un peu fastueuse : « Deo erexit Voltaire, » palais, parcs, jardins, théâtre, population élevée en quinze ans de cinquante habitants à douze cents ; telle fut son œuvre matérielle, dont il faut remarquer, en lui donnant raison, qu’il était au moins aussi fier que de son œuvre intellectuelle.

Il en parlait et en écrivait sans cesse, décrivant avec complaisance et avec bonheur ses fabriques, ses labours, ses soirées théâtrales où il invitait les Genevois, et ses vaches magnifiques, et ses laiteries, et ses basses-cours, et ses canards qui se passent la patte sur le nez de si bonne grâce.

Il avait une activité qui s’augmentait avec les années, ce qui n’est pas fréquent, mais ce qui est très sensible chez un certain nombre d’hommes, et le génie des affaires à un très haut degré. De toutes ses facultés, c’était celle que, sauf quelques procès, notamment avec le Président de Brosses, qu’il eût peut-être bien fait de ne pas engager, il avait eu le moins jusqu’alors l’occasion d’exercer. Il prenait sa revanche sur ce point avec une ardeur incalculable, et une véritable puissance d’organisateur ingénieux et d’administrateur vigilant.

L’œuvre intellectuelle n’en souffrait pas, et, au contraire, ne fut jamais aussi active, et ne fut jamais, sauf les œuvres dramatiques, de meilleure qualité. Nous ne citerons que les principaux de ses ouvrages de 1761 à 1778, et la liste en sera encore très considérable.

C’est, de 1761 à 1765, Olympie, tragédie ; — le Sermon des Cinquante, œuvre de polémique religieuse ; — Saül, tragédie ; — Commentaire sur Corneille, œuvre de critique ; — le Traité sur la Tolérance ; — Ce qui plaît aux Dames, conte en vers ; — Jules César, tragédie ; — Le Dictionnaire philosophique, — Le blanc et le noir ; Jeannot et Colin, contes.

C’est, de 1766 à 1770 : l’Épître à Henri IVle Philosophe ignorant ; — Les Scythes, tragédie ; — l’Ingénu. L’homme aux quarante écus, contes en prose ; — l’Épître à mon vaisseau ; l’Épître à Boileau ; — les Guèbres, tragédie ; — Sophonisbe, tragédie.

C’est, de 1770 à 1775 : Les Pélopides, tragédie ; — Jean qui pleure et Jean qui rit, conte en vers ; — la Bégueule, conte en vers ; — l’Épître à Horace ; — les Lois de Minos, tragédie ; — le Taureau blanc, conte en prose ; — les filles de Minée, conte en vers ; — l’Histoire de Jenni, conte ou plutôt exposition philosophique, en prose.

C’est, de 1775 à 1778 : Sésostris, tragédie ; — Songe creux, conte en vers ; — la Requête au roi pour les serfs de Saint-Claude ; — le Commentaire sur l’esprit des lois ; — Irène, tragédie. Et jusqu’à la fin sa bonne grâce et son heureux tour, même en vers, ne l’avaient point abandonné. C’est dans ses dernières années qu’il écrivait ces stances si gracieuses :

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours ;
Au crépuscule de mes jours

Rcjoiguez, s’il se peut, l’aurore.
 

C’est à l’âge de 78 ans qu’il écrivait cette exquise Épître à Horace, digne de celui à qui elle était adressée :

 
 
Je t’écris aujourd’hui, voluptueux Horace,

À toi qui respiras la noblesse et la grâce,
Qui, facile en tes vers et gai dans tes discours,
Chantas les doux loisirs, les vins et les amours,
Et qui connus si bien cette sagesse aimable
Que n’eut point de Quinault le rival intraitable.
Je suis un peu fâché, pour Virgile et pour toi,
Que tous deux, nés Romains, vous flattiez tant un roi.
Mon Frédéric, du moins, né roi très légitime,

Ne doit point ses grandeurs aux bassesses du crime.
 
Frédéric exigeait des soins moins complaisants ;

Nous soupions avec lui sans lui donner d’encens ;
De son goût délicat la finesse agréable
Faisait, sans nous gêner, les honneurs de sa table.
Nul roi ne fut jamais plus fertile en bons mots
Contre les préjugés, les fripons et les sots.
Maupertuis gâta tout ; l’orgueil philosophique
Aigrit de nos beaux jours la douceur pacifique.
Le plaisir s’envola ; je partis avec lui.

 
 
Tibur était pour toi la cour de l’empereur ;

Tibur, dont tu nous fais l’agréable peinture,
Surpassa les jardins vantés par Épicure.
Je crois Ferney plus beau. Les regards étonnés
Sur cent vallons fleuris doucement promenés,
De la mer de Genève admirant l’étendue,
Et les Alpes, de loin sélevant dans la nue,
D’un long amphithéâtre enferment ses coteaux

Où le pampre en festons rit parmi les ormeaux.
 
Jouissons, écrivons, vivons, moucher Horace.

J’ai déjà passé l’âge où ton grand protecteur,
Ayant joué son rôle en excellent acteur.
Et sentant que la mort assiégeait sa vieillesse,
Voulut qu’on l’applaudit lorsqu’il finit sa pièce.
J’ai vécu plus que toi ; mes vers dureront moins.
Mais au bord du tombeau je mettrai tous mes soins
À suivre les leçons de ta philosophie,
À mépriser la mort en savourant la vie,
À lire tes écrits pleins de grâce et de sens.
Comme on boit d’un vieux vin qui rajeunit les sens.
Avec toi, l’on apprend à souffrir l’indigence,
À jouir sagement d’une honnête opulence,
À vivre avec soi-même, à servir ses amis,
À se moquer un peu de ses sols ennemis,
À sortir d’une vie ou triste ou fortunée.

En rendant grâce aux dieux de nous l’avoir donnée.
 

Et c’est dans les derniers mois de son existence, c’est passé sa quatre-vingt-troisième année, qu’il écrivait ces Adieux à la vie, d’un mouvement si aisé et d’une malice souriante si aimable :

Adieu ! Je vais dans ce pays
D’où ne revint point feu mon père.
Pour jamais adieu, mes amis,
Qui ne me regretterez guère ;
Vous en rirez, mes ennemis,
C’est le Requiem ordinaire.

Vous en tâterez quelque jour,
Et lorsque aux ténébreux rivages
Vous irez trouver vos ouvrages,
Vous ferez rire à votre tour.

Quand sur la scène de ce monde
Chaque homme a joué son rôlet,
En partant il est à la ronde
Reconduit à coups de sifflet.
Dans leur dernière maladie,
J’ai vu des gens de tous états,
Vieux évêques, vieux magistrats,
Vieux courtisans à l’agonie…
Le public malin s’en moquait ;
La Satire un moment parlait
Des ridicules de sa vie ;
Puis à jamais on l’oubliait :
Ainsi la farce était finie…

Petits papillons d’un moment,
Invisibles marionnettes,
Qui volez si rapidement
De Polichinelle au néant,
Dites-moi donc ce que vous êtes !
Au terme où je suis parvenu,
Quel mortel est le moins à plaindre ?
C’est celui qui sait ne rien craindre,
Qui vit et qui meurt inconnu.

Ce n’était pas de cette façon que Voltaire avait vécu, ni qu’il devait mourir. Sa mort devait être aussi éclatante, aussi entourée de gloire et de retentissements que sa vie l’avait été. On n’est jamais sage jusqu’au bout, quand on n’a pas commencé par l’être. Voltaire allait être un récidiviste de la popularité.