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Voltaire (Faguet)/L’homme/IX

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CHAPITRE IX

DE BERLIN À FERNEY.

(1753-1760)

Ce n’est pas que Voltaire eût perdu son temps en Prusse. Il y avait achevé plusieurs ouvrages. Il en avait commencé d’autres. Il y avait écrit deux contes très jolis : Memnon ou la sagesse humaine, et Micromégas ; une dissertation de philosophie politique : Pensées sur le gouvernement une tragédie : Rome sauvée ; le fameux Poème sur la Loi naturelle ; et enfin il y avait terminé et publié le Siècle de Louis XIV, ce qui était, d’abord un très bel ouvrage, ensuite, comme il l’écrivait à ses amis, une belle porte ménagée pour sa rentrée en France, au cas où il deviendrait nécessaire ou expédient qu’il y revînt. Il avait commencé à collaborer à l’Encyclopédie, qui venait de se fonder et où il publia un très grand nombre d’articles, qui devinrent, dans la suite, remaniés et augmentés, le fameux Dictionnaire philosophique.

Il ne rentra pas à Paris, dont le séjour n’eût pas été très sûr pour lui. Il s’arrêta à Colmar pendant quelque temps, puis erra en Alsace, évidemment désemparé, inquiet, et ne sachant plus où fixer sa vie. C’est ainsi qu’il songe à s’enterrer tout un hiver et qu’il s’enterra en effet pendant quelques semaines, à Luttenbach. C’est de là qu’il écrit à d’Argental cette lettre très caractéristique de son état d’esprit à cette époque :

« Au pied d’une montagne, le 10 octobre (1753).

« Mon cher ange, il me semble que je suis bien coupable : je ne vous écris point, et je ne fais pas de tragédies. J’ai beau être dans un cas assez tragique, je ne peux parvenir à peindre les infortunes de ceux qu’on appelle les héros des siècles passés, à moins que je ne trouve quelque princesse mise en prison pour avoir été secourir un oncle malade[1]. Cette aventure me tient plus au cœur que toutes celles de Denys et d’Hiéron… Tout ce que je peux faire, c’est de soutenir tout doucement mon état et ma mauvaise santé. Je ne me pique point d’avoir du courage ; il me semble qu’il n’y a à cela que de la vanité. Souffrir patiemment sans se plaindre à personne, cacher ses douleurs à tout le monde, les répandre dans le sein d’un ami comme vous : voilà à quoi je me borne…. Je ne sais pas trop ce que je deviendrai et où j’irai finir mes jours. Que ne puis-je, au moins, mon cher ange, vous revoir avant de sortir de cette vie ! J’ai la mine de passer l’hiver dans une solitude des montagnes des Vosges… »

C’est de là encore qu’il écrivait à la comtesse de Lutzelbourg, en s’efforçant de sourire, mais d’un ton, malgré tout, assez mélancolique :

« J’ai été, madame, chercher dans les Vosges la santé qui n’est pas là plus qu’ailleurs. J’aimerais bien mieux être encore dans votre voisinage ; cette petite maisonnette dont vous me parlez m’accommoderait fort. Je serais à portée de vous faire ma cour… Tout mal arrive avec des ailes et s’en retourne en boitant. Prendre patience est assez insipide… Portez-vous bien, madame ; supportez la vie. Lorsqu’on a passé le temps des illusions, on ne jouit plus de cette vie, on la traîne. Traînons donc. J’en jouirais délicieusement, madame, si j’étais dans votre voisinage. »

Il retourna à Colmar vers la fin de 1753, et y resta jusqu’au 8 juin 1754.

À cette époque, sans doute pour qu’il n’y eût aucune façon de vivre par laquelle Voltaire n’eût passé au moins un moment, il se retira au couvent, chez les Bénédictins de Senones ; il « se fait bénédictin, » comme il dit en riant. Il faut entendre, comme on le pense bien, qu’il entra chez les Bénédictins de l’abbaye de Senones comme pensionnaire, pour y profiter d’une savante et immense bibliothèque. Il y travaillait à son Histoire générale, c’est-à-dire à son Essai sur les mœurs, incessamment remis sur le chantier, et qui ne fut, dans sa forme définitive, tel que nous l’avons maintenant, terminé qu’en 1754.

Il resta à l’abbaye jusqu’au 2 juillet, et se rendit aux eaux de Plombières.

À la fin de juillet, il était revenu à Colmar, où il demeura jusqu’au 10 novembre. C’est alors que, toujours incertain, il partit pour Lyon, où le duc de Richelieu son très ancien et assez fidèle ami, lui donnait rendez-vous. Sa carte de visite aux habitants de Lyon est jolie :

Il est vrai que Plutus est au rang de vos dieux
Et c’est un riche appui pour votre aimable ville :
Il n’est point de plus bel asile ;
Ailleurs il est aveugle, lia chez vous des yeux.
Il n’était autrefois que dieu de la richesse ;
Vous en faites le dieu des arts :
J’ai vu couler dans vos remparts
Les ondes du Pactole et les eaux du Permesse.

Du reste, il savait moins que jamais où il irait « finir ses jours. » Pour Paris il n’y fallait pas songer. De nouvelles affaires, assez graves, l’en écartaient. La Pucelle, en partie au moins, lui avait été dérobée, et circulait, et faisait un scandale épouvantable. Voltaire avait la manie de montrer à tous ses amis ceux de ses ouvrages qu’il voulait tenir secrets, et s’étonnait ensuite qu’ils courussent le monde. Il fallait donc continuer de se tenir dans un demi-exil.

Encore fallait-il s’établir quelque part. Où donc ? À cette date encore (20 novembre 1754), Voltaire n’en savait rien : « Je ne sais où je vais, ni où j’irai, » Cependant on voit qu’il songe déjà à la Suisse : « Je pourrai bien aller passer l’hiver sur quelque coteau méridional de la Suisse. »

En effet, dans les premiers jours de décembre, il était établi au château de Prangins, près du lac de Genève, dans le pays de Vaud. Ces contrées lui plurent tout de suite, malgré quelques ennuis qu’en ces lieux mêmes la liberté de sa plume lui attira. Il les a chantés tout d’abord dans des vers où le sentiment de la nature se montre peu, il faut le reconnaître, mais où la philosophie d’Horace d’une part et le sentiment de la liberté d’autre part inspirent à Voltaire les premiers accents vraiment lyriques, et peut-être les seuls, qu’il ait eus jamais.

Ô maison d’Aristippe ! ô jardins d’Epicure !
Vous qui me présentez, dans vos enclos divers,
Ce qui souvent manque à mes vers,
Le mérite de l’art soumis à la nature,
Empire de Pomone et de Flore sa sœur,
Recevez votre possesseur !
Qu’il soit, ainsi que vous, solitaire et tranquille !
Je ne me vante point d’avoir en cet asile
Rencontré le parfait bonheur :
Il n’est point retiré dans le fond d’un bocage ;
Il est encor moins chez les rois ;
Il n’est pas même chez le sage :
De cette courte vie il n’est point le partage.

Il y faut renoncer ; mais on peut quelquefois
Embrasser au moins son image.
Que tout plaît en ces lieux à mes sens étonnés !
D’un tranquille océan l’eau pure et transparente
Baigne les bords fleuris de ces champs fortunés ;
D’innombrables coteaux ces champs sont couronnés.
Bacchus les embellit ; leur insensible pente
Vous conduit par degrés à ces monts sourcilleux

Qui pressent les enfers et qui fendent les cieux.
 
Mon lac est le premier ; c’est sur ses bords heureux

Qu’habite des humains la déesse éternelle,
L’âme des grands travaux, l’objet des nobles vœux
Que tout mortel embrasse, ou désire, ou rappelle,
Qui vit dans tous les cœurs, et dont le nom sacré
Dans la cour des tyrans est tout bas adoré.
La liberté 1 J’ai vu cette déesse altière,
Avec égalité répandant tous les biens,
Descendre de Morat en habit de guerrière.
Les mains teintes du sang des fiers Autrichiens

Et de Charles le Téméraire.
 
Liberté ! Liberté ! ton trône est dans ces lieux.

La Grèce où tu naquis t’a pour jamais perdue
Avec ses sages et ses dieux.
Rome, depuis Brutus, ne t’a jamais revue.
Chez vingt peuples polis à peine es-tu connue.
Le Sarmate à cheval l’embrasse avec fureur ;
Mais le bourgeois à pied rampant dans l’esclavage

Te regarde, soupire, et meurt dans la douleur.
 
Descends dans mes foyers en tes beaux jours de fête,

Viens m’y faire un destin nouveau ;
Embellis ma retraite où l’amitié t’appelle ;
Sur de simples gazons viens l’asseoir avec elle.
Elle fuit, comme toi, les vanités des cours.
Les cabales du monde et son règne frivole.
deux divinités, vous êtes mon recours.
L’une élève mon âme et l’autre la console.
Présidez à mes derniers jours !

Il resta à Prangins jusque vers la fin de février 1755. Puis ayant acheté, coup sur coup, le château des Délices près de Genève, et celui de Monrion près de Lausanne, il vint s’établir aux Délices dans les premiers jours de mars. « Il faut, disait il, que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre, contre les chiens qui courent après eux. »

Il fit, du reste, de ces « tanières » de magnifiques résidences seigneuriales où tout le luxe intelligent dont il avait le goût et le sens plus que personne au monde, était rassemblé. « Les Délices sont mon tombeau, » écrivait-il ; mais c’était aussi «une maison charmante, commode, spacieuse, entourée de jardins délicieux où il serait assez agréable de vivre. »

Les goûts de propriétaire lui venaient avec l’âge, et il s’y livrait avec la fougue mêlée de prévoyance qu’il mettait à tout ce qui sollicitait sa prodigieuse activité : « Je me suis fait maçon, charpentier, jardinier… Prangins était un véritable palais ; mais l’architecte des Délices a oublié d’y faire une maison (c’est-à-dire un château). C’est le prince de Saxe-Gotha qui l’a habité avant moi. Mais le prince était alors un écolier, et d’ailleurs les princes n’ont guère à donner de chambres d’amis. »

Il y resta jusqu’à la fin de l’année 1756, bâtissant, plantant, tapissant, ornant son tombeau avec complaisance, comme on fait un tombeau où l’on sent bien, quoique malade souvent, qu’on vivra encore de longues années.

Inutile de dire que, tout en maçonnant, il continuait d’écrire. L’Orphelin de la Chine, tragédie, est de cette époque ; car Voltaire aimait à varier au moins les « lieux de la scène » et à étendre la géographie dramatique :

Oui, ma muse est trop libertine ;
Elle a trop changé d’horizon ;
Elle a voyagé sans raison
Du Pérou jusques à la Chine.
Je n’ai jamais pu limiter
L’essor de cette vagabonde ;
J’ai plus mal fait de l’imiter,
Comme elle j’ai couru le monde.
Les girouettes ne tournent plus
Lorsque la rouille les arrête.
Après cent travaux superflus,
Qu’il en soit ainsi de ma tête.

Il avait aussi donné deux contes : l’Histoire des voyages de Scarmentado et le Songe de Platon ; plus une foule de feuilles volantes parmi lesquelles il faut marquer une Épître au duc de Richelieu sur la conquête de Mahon, et une épître au roi de Prusse où l’ancien admirateur se retrouve encore par endroits, mais non plus du tout le courtisan :

Salomon du Nord, ô philosophe-roi,
Dont l’univers entier contemplait la sagesse !
Les sages empressés de vivre sous ta loi
Retrouvaient dans ta cour l’oracle de la Grèce ;
La terre en t’admirant se baissait devant toi ;
Et Berlin à ta voix sortant de la poussière,
À l’égal de Paris levait sa tête altière,
À l’ombre des lauriers moissonnés à Molvitz.
Appelés sur tes bords des rives de la Seine,
Les arts encouragés défrichaient ton pays ;
Transplantés par leurs soins, cultivés et nourris,
Le palmier du Parnasse et l’olive d’Athène
S’élevaient sous tes yeux enchantés et surpris.
La chicane à tes pieds avait mordu l’arène,
Et ce monstre, chassé du palais de Thémis,

Du timide orphelin n’excitait plus les cris…
 

Que deviendront les fruits de tes nobles travaux ?
L’Europe retentit du bruit de ton tonnerre ;
Ta main de la Discorde allume les flambeaux ;
Les champs sont hérisses de tes fières cohortes,
Et déjà de Leipzig tu vas briser les portes.
Malheureux ! sous les pas tu creuses des tombeaux.
Tu viens de provoquer deux terribles rivaux.
Le fer est aiguisé, la flamme est toute prête,
Et la foudre en éclats va tomber sur ta tête.
Tu vécus trop d’un jour, monarque infortuné !
Tu perds en un instant ta fortune et ta gloire ;
Tu n’es plus ce héros, ce sage couronné.
Entouré des beaux arts, suivi de la victoire !
Je ne vois plus en toi qu’un guerrier effréné,
Qui, la flamme à la main, se frayant un passage,
Désole les cités, les pille, les ravage,
Foule les droits sacrés des peuples et des rois,
Offense la nature et fait taire les lois.

Au commencement de 1757, il alla s’établir à Monrion où, du reste, il était venu plusieurs fois dans le courant de l’été 1756. L’hiver lui paraissait plus supportable dans « le palais » de Monrion que dans la maison des Délices à peine rebâtie ; et, pendant quelques années, désormais, Monrion fut son palais d’hiver» et les Délices son « palais d’été. » Il était revenu de tout projet de séjour auprès des grands de ce monde et même de tout projet d’excursion lointaine. Comme il était question d’aller rendre visite à Catherine II, qui le désirait, il écrivait à d’Argental :

« Moi, aller à Pétersbourg, mon cher ange ! Savez vous bien que ma petite retraite est plus agréable que le palais de l’autocratrice ! Si Dosmont joue la comédie, je la joue aussi, et je fais le bonhomme Lusignan [dans Zaïre] dans huit jours…

« Le roi de Prusse m’a écrit de Dresde une lettre très touchante. Je ne crois pas pourtant que j’aille à Berlin plus qu’à Pétersbourg ; je m’accommode fort de mes Suisses et de mes Genevois. On me traite mieux que je ne mérite. Je suis bien logé dans mes deux retraites. On vient chez moi ; on trouve bon qu’en qualité de malade je n’aille chez personne. Je leur donne à dîner et à souper, et quelquefois à coucher. Mme Denis gouverne la maison. J’ai toujours mon temps à moi. Je griffonne des histoires, je songe à des tragédies, et quand je ne souffre point, je suis heureux... »

Ainsi s’écoulèrent les années 1756, 1757, 1758, partagées à peu près également entre les Délices et Monrion. Il ne publia guère pendant ces deux dernières années que le Galimatias dramatique, les Torts, stances, et le Pauvre Diable, conte ou plutôt satire en vers, bien amusante, que nous retrouverons plus loin.

Vers la fin de 1738 il avait avisé « en terre de Gex, » c’est-à-dire en France, deux domaines, Tourney et Ferney, qu’il acheta. La terre de Gex était en France, mais, canton très reculé, suisse géographiquement, car elle est de l’autre côté des montagnes, sur le versant oriental du Jura, elle était, au point de vue administratif, presque indépendante de la France, jouissait d’un grand nombre de privilèges ou tolérances. On n’y était en réalité ni en France ni en Suisse. Voltaire se dit que c’était là le meilleur des « terriers, » celui d’où l’on peut aussi facilement sortir qu’on y peut entrer, selon la nature et la provenance des alertes.

Il y fit quelques séjours en 1759 et 1760 ; puis, en 1760, il s’établit définitivement à Ferney, vendant Monrion, gardant les Délices pour le plaisir ou le besoin, et Tourney à cause du titre de comte qui y était attaché, chose à laquelle Voltaire n’était pas absolument indifférent.

En 1759 et 1760 il avait publié beaucoup de petits ouvrages, et, parmi ceux qu’il faut mentionner, Candide ou l’optimisme, l’Histoire d’un Bon Brahmine, le Russe à Paris, conte en vers ; l’Écossaise, comédie ; Tancrède, tragédie.

  1. Mme Denis avait partagé la captivité de son oncle à Francfort.