Voltaire (Lanson)/Chap 11

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 202-222).


CHAPITRE XI

L’INFLUENCE DE VOLTAIRE

L’influence de Voltaire sur son siècle et sur le xixe siècle siècle est certaine, mais impossible actuellement à déterminer avec quelque précision. Je ne sais s’il sera jamais possible de le faire : Voltaire reçoit sûrement de son temps la plupart des suggestions qu’il renvoie, et son influence en beaucoup de cas est celle d’un agent de transmission qui met la puissance contagieuse de sa passion et la puissance séductrice de son talent au service des idées qu’il sert et qu’il n’a pas créées. Il devient malaisé de distinguer son action du mouvement collectif et des autres efforts individuels qui vont dans le même sens.

Peut-être a-t-il servi surtout en son temps à fixer l’ordre du jour de l’opinion. Par les coups de cloche ou les pétards de ses écrits, il rassemblait tous les esprits et en faisait converger toutes les forces vers un même point. Il disciplinait, coordonnait les aspirations que ses contemporains avaient en commun avec lui ; et l’on ne pourrait pas aisément décider s’il était le général de l’armée du progrès, ou s’il en était le tambour.

La difficulté s’accroît de toute l’aversion de Voltaire pour les constructions systématiques. La présence de Montesquieu et de Rousseau dans une intelligence est vite décelée par les traces des partis pris doctrinaux qui leur sont propres. Voltaire souvent ne fait que fouetter des sentiments sans imposer aucune préférence dogmatique.

Peut-être parviendra-t-on un jour à se tirer de ces embarras : en tout cas, actuellement, il serait vain de s’en flatter. L’histoire des idées, de leur formation et de leurs modes de propagation, aux xviiie et xixe siècles, n’est pas suffisamment faite ; on n’a point jusqu’à ce jour étudié assez exactement la relation des faits politiques et sociaux aux faits moraux et littéraires. Il serait nécessaire de regarder de près la formation et le développement de beaucoup d’individus, distingués ou médiocres, illustres ou obscurs. Mais on n’a point rassemblé encore un assez grand nombre d’observations de ce genre pour qu’il soit possible de dégager des conclusions générales. Ce n’est pourtant que lorsque tout ce travail sera fait, qu’il pourra être question de définir l’influence de Voltaire.

Sans donc prétendre à une précision ni à une certitude actuellement illusoires, je présenterai quelques remarques sur ce qui me paraît le plus vraisemblable.

Et d’abord, si l’on ne peut établir rigoureusement le détail ni la mesure de l’influence voltairienne, on ne peut guère mettre en doute la réalité de cette influence. Voltaire a été la nourriture intellectuelle de beaucoup d’hommes pendant plusieurs générations, et s’est ainsi mêlé dans une multitude de consciences.

Dans la dernière génération du xviiie siècle, presque personne ne lui échappe, et des chrétiens comme Joseph de Maistre et Chateaubriand ne feront souvent que retourner contre lui ce qu’ils auront appris chez lui.

Il serait intéressant de savoir combien il a été lu aux diverses époques. La bibliographie peut nous renseigner sur ce point. De 1740 à 1778 il se lit 19 recueils des œuvres, sans compter les éditions séparées, très nombreuses pour les principaux écrits[1]. De 1778 à 1815, Quérard indique 6 éditions des œuvres complètes, sans compter deux éditions incomplètes et déjà copieuses. Enfin, pour la période de 1815 à 1835, en vingt ans, Bengesco rencontre 28 éditions des œuvres complètes[2]. Puis rien de 1835 à 1852. De 1852 à 1870, 5 éditions, dont l’édition de propagande du journal le Siècle.

Depuis 1870, une édition, celle de Moland, de caractère purement littéraire et historique, et tout à fait sans rapport avec la conservation ou la diffusion du voltairianisme.

Au total, grande consommation jusqu’à la Révolution, puis ralentissement jusqu’en 1815. Prodigieuse recrudescence de la demande sous la Restauration, puis de nouveau ralentissement. Reprise sensible sous le second Empire. Cette courbe correspond assez à celle des mouvements libéraux ; on imprime ou réimprime Voltaire surtout aux époques où ces mouvements rencontrent le plus de résistance et prennent le plus de violence. Cependant il faut aussi tenir compte du fait que, sous la Révolution, après l’édition encadrée de 1775 et les deux éditions de Kehl, et sous Louis-Philippe, après les 28 éditions qui se succédaient depuis vingt ans, le marché put être encombré : il fallut donner au public le temps d’absorber la production de la librairie. Toujours est-il que l’abondance même de l’offre, de la part des éditeurs, indique une demande considérable de l’opinion libérale.

Il faudrait connaître le tirage de ces éditions. Le gouvernement de la Restauration a essayé de se rendre compte de la diffusion des « mauvais livres ». D’un rapport officiel qui fut alors analysé par les journaux[3] il résulte que, de 1817 à 1824, douze éditions de Voltaire se sont imprimées, formant un total de 31 600 exemplaires et de 1 598 000 volumes. En même temps, 13 éditions de Rousseau donnaient 24 500 exemplaires et 480 500 volumes. Les éditions séparées d’écrits de l’un et de l’autre jetaient sur le marché 35 000 exemplaires et 81 000 volumes. Au total c’étaient 2 159 500 volumes philosophiques qui étaient lancés en sept ans contre la réaction légitimiste et religieuse, et de ce nombre effrayant de projectiles, Voltaire fournissait plus des trois quarts.

Essayons d’entrevoir quelques-unes des applications de cette force incontestable.

Voltaire agit comme artiste et comme philosophe : l’un portant l’autre le plus souvent, mais cependant l’un sans l’autre quelquefois. Les deux actions doivent s’étudier séparément.

Sur la littérature, il agit en général par son goût et sa langue : comme excitateur d’abord et initiateur, mais bien vite, et dès avant sa mort, comme gardien et conservateur des principes classiques. Les esprits qu’il forme ont le goût étroit et fin, la phrase claire et sèche ; ils sont méticuleux sur la correction et la pureté du langage, s’alarment des nouveautés ou des hardiesses d’images. Ils sont prompts à jeter du ridicule sur le détail de l’expression des ouvrages dont la pensée les étonne ou les choque. Les voltairiens s’effareront de Chateaubriand et détesteront le romantisme. Il y aura de ces voltairiens de goût pendant tout le xixe siècle, en particulier dans l’Université et la magistrature. Thiers représenterait assez bien cet esprit.

Pour la tragédie, Voltaire sera mis par ses contemporains à côté de Racine et de Corneille. Toute une génération de tragiques, hélas ! médiocres, sortira de lui : Marmontel, La Harpe, Lemierre, etc. Ses meilleurs disciples seront à l’étranger, et l’on a le droit d’y compter le misogallo Alfieri, qui s’est approprié le cadre de la tragédie voltairienne. Mais son influence sera mise en échec, d’une part par les partisans du théâtre anglais et du drame bourgeois, qui dépasseront ses audaces, puis par les classiques purs de l’époque révolutionnaire et impériale, qui, au nom de Racine et des Grecs, réagiront contre ses innovations. Cependant les tentatives modérées qui se feront sous la Restauration pour incorporer à la tragédie quelques éléments romantiques, — ainsi chez Casimir Delavigne, — continueront l’effort voltairien.

Voltaire demeurera le maître de la poésie légère : mais Delille se substituera à son autorité pour la poésie didactique, et J.-B. Rousseau restera avec Malherbe le patron de l’ode. L’action de son clair et ironique génie sera limitée surtout par le progrès de la mélancolie et de l’ossianisme, qui feront dominer la note élégiaque dans la poésie entre 1770 et 1820. Mais, malgré les essais de Delille et de Roucher, le vers fluide, égal et monotone de Voltaire conservera toute sa séduction et se transmettra jusqu’à Lamartine.

En histoire, l’influence de Voltaire a rayonné hors de France. Il a créé une école d’historiens philosophes à qui l’on reproche d’avoir sacrifié les faits aux réflexions, et les recherches critiques aux partis pris dogmatiques : il y a du vrai dans ce reproche, et Mably ni Raynal ne sont pour nous satisfaire aujourd’hui. Mais il faudrait faire ici la part de Montesquieu et de ses Considérations. Voltaire, avec toutes ses rapidités et ses légèretés, avec toutes ses passions et ses préjugés, conseillait l’étude sérieuse et l’exposé véridique des faits. Il avait donné des modèles de composition et de simplification, des chefs-d’œuvre de narration. On retrouve sa leçon et sa manière dans les historiens anglais, Robertson et Gibbon ; en France, à vrai dire, dans tous les meilleurs ouvrages qui précèdent l’histoire romantique ou n’en relèvent pas. Beaucoup ont tâche de lui prendre sa claire méthode d’exposition et d’expression, en lui laissant sa philosophie, ou en lui ajoutant de l’érudition. Si Rulhière sort tout entier de Voltaire, il a passé quelque chose de Voltaire dans Anquetil, dans Daunou, dans Daru, et dans Thiers. Michelet même, qui l’a bien lu, se souvient de lui dans sa jeunesse, lorsqu’il veut faire un précis sommaire et net de l’histoire moderne ; et il transporte même sans changement dans son œuvre un chapitre de l’Essai sur les mœurs, n’espérant pas faire mieux.

Dans le roman, ses contes philosophiques ont été imités au xviiie siècle. Mais la Nouvelle Héloïse et Werther, et le torrent de la sensibilité ont fait que réellement Voltaire a très peu modifié le développement du genre. Même dans le conte, on voulut autre chose que du sarcasme, et il fallut écrire pour le âmes sensibles : Marmontel lui-même échappa à Voltaire.

Au xixe siècle. Chateaubriand, George Sand et Balzac entraînèrent le roman dans des voies de plus en plus éloignées de Candide et de l’Ingenu. Stendhal, qui se rattache nettement au xviiie siècle, a plus de rapport à Laclos et Duclos qu’à Voltaire, et Mérimée, peut-être, ne lui doit pas sa sobriété artistique. La trace de Voltaire pourtant se suit dans des conteurs de style leste et piquant, comme Mme de Girardin, ou comme l’auteur nivernais de Mon oncle Benjamin, ce Tillier qu’on ne connaît pas encore assez chez nous, ou bien encore comme Edmond About et son ami Sarcey. À la fin du xixe siècle, le roman rien a un renouveau inattendu par un grand artiste, Anatole France, et par un certain nombre d’écrivains plus jeunes qui, entre le naturalisme, le lyrisme et le symbolisme, tâchent de conserver l’expression légère, spirituelle, mordante, un peu sèche et très claire ; je nommerai Veber, Hermant et Beaunier.

Mais où l’influence de Voltaire a été immense, évidente et continue, c’est sur le pamphlet et le journalisme, sur toutes les formes de la polémique. Il a été le maître de l’ironie agressive et du ridicule meurtrier. Il a enseigné les tours malins, les fictions imprévues, les transpositions facétieuses qui forcent l’inattention du public ; il a montré comment une question considérable se désosse, se simplifie, se réduit à quelques vérités de bon sens, comment les thèses des adversaires se traduisent en propositions absurdes qu’on n’a pas besoin de réfuter, comment on se répète sans lasser pour faire entrer l’idée dans la tête du lecteur en se répétant, par l’inépuisable renouvellement des formes piquantes et des symboles drôles qui la manifestent. Il a été un grand artiste dans des écrits d’où la note d’art, à l’ordinaire, était absente, et c’est de lui que procèdent les polémistes du xixe siècle qui ont relevé l’actualité par l’invention artistique. Il a formé Paul-Louis Courier sous la Restauration, Tillier sous Louis-Philippe ; Prévost-Paradol l’a étudié, et sans doute aussi Henri Rochefort. About et Sarcey, dans leur XIXe Siècle, sous la troisième République, sont aussi voltairiens de style que d’esprit. Et lorsque Anatole France, en ces dernières années, a passé du pur roman à la satire sociale et politique, il a encore accentué la physionomie voltairienne de son œuvre dans ces dialogues exquis de l’Orme du Mail et de l’Anneau d’améthyste où la critique des idées rejette à l’arrière-plan l’action dramatique.

Polémique à part, on peut dire qu’au xixe siècle Voltaire a été le principal maître de style des Français lettrés que leur tempérament ne portait pas à s’assimiler les procédés romantiques ou parnassiens, et qui ne cherchaient ni l’effervescence sentimentale, ni l’intensité pittoresque ou le relief plastique. Partout où le style est surtout intellectuel, sans devenir oratoire et dialectique (je fais cette réserve pour M. Brunetière, qui n’a certes rien pris à Voltaire), on y aperçoit aisément des éléments voltairiens : Cherbuliez, M. Boissier, M. Lemaître et M. Faguet, beaucoup d’universitaires en fourniraient la preuve. Voltaire, sans le créer, a confirmé le besoin français d’aisance, de légèreté, de netteté, de finesse, de « gaieté » claire dans l’expression : sa prose est devenue le symbole des qualités que nous appelons françaises, et dont elle a consacré l’obligation pour les écrivains : on peut leur ajouter tout ce qu’on veut, mais il faut les avoir d’abord. Flaubert ne reniait pas Voltaire en admirant Chateaubriand et Hugo, et tandis qu’il réalisait dans son style une beauté si peu voltairienne, il prenait garde d’éviter les défauts que Voltaire ne pardonnait pas. Un peu de Voltaire, — c’est-à-dire du goût qui se résume en lui, — se mêle encore dans Renan, et fait apparaître dans sa prose frémissante et colorée, parmi les jeux aventureux de la métaphysique subtile et de l’imagination mystique, le sourire lumineux du bon sens alerte qui garde toujours la mesure, et qui sait éviter la pesanteur et l’obscurité. Plus d’un voltairien s’est converti à la foi chrétienne en restant voltairien de style et d’intelligence, et plus d’un catholique s’est trouvé en affinité de goût avec lui.

Longtemps toutefois, et le plus souvent, la séduction littéraire de Voltaire a été le véhicule de ses idées et de ses sentiments. Mais ici, pour le xviiie siècle, il est particulièrement difficile de préciser. La force de Voltaire a été en grande partie de donner la forme charmante de son esprit aux opinions et aux aspirations de ses contemporains. La duchesse de Choiseul nous explique très bien ce qui fait que son action est aussi malaisément discernable que certainement considérable.

Malgré les défauts qu’on peut reprocher à Voltaire, écrivait-elle le 21 septembre 1779, il sera toujours l’écrivain que je lirai et relirai avec le plus de plaisir, à cause de son goût et de son universalité. Que m’importe qu’il ne me dise rien de neuf, s’il développe ce que j’ai pensé, et s’il me dit mieux que personne ce que d’autres m’ont déjà dit ? Je n’ai pas besoin qu’il m’en apprenne plus que ce que tout le monde sait, et quel autre auteur pourra me dire comme lui ce que tout le monde sait ?

Il y a là un peu d’illusion, et c’était une partie de l’art de Voltaire de faire croire à son lecteur que tout le monde, que lui-même savait et pensait ce que Voltaire voulait l’amener à savoir et à penser. Mais, tout de même, il y a beaucoup de vrai dans le propos de Mme de Choiseul. On peut estimer que Montesquieu, Rousseau, Buffon, Diderot sont de plus grands génies : Voltaire est l’individu le plus largement représentatif, celui en qui le génie de la société française du xviiie siècle se ramasse le plus complètement et se porte à sa plus délicate perfection. Il en rassemble le bien et le mal, les grâces et les tares, la largeur et les limites, les élans et les reculs.

Les mémoires de Bachaumont nous montrent fort bien jusqu’où va cet accord de Voltaire et de la société, qui donne à celui-là tant de prise sur celle-ci. Les gens du monde ne suivent pas Voltaire dans ses violences antichrétiennes : ils sont trop indifférents au vrai, trop détachés de la foi, pour s’échauffer contre les dogmes. En bons Français, il ne leur coûte rien d’aller à la messe, de se marier devant le prêtre, et de faire baptiser leurs enfants : toutes cérémonies sans importance, qui sont des convenances respectables.

Voltaire a déchristianisé beaucoup d’esprits sans leur inoculer la virulence de sa haine. Il y eut, au xviiie siècle et au début du xixe, même des femmes voltairiennes, tranquillement, sereinement incroyantes, et qui se passaient fort bien d’émotion religieuse et de foi : la duchesse de Choiseul, la vicomtesse d’Houdetot, Mme Quinet, Mme Dumesnil (l’amie de Michelet), etc. Je ne sais si l’espèce en fut jamais nombreuse : Rousseau sans doute fit plus de prosélytes parmi les femmes.

Mais où toute la France, ou à peu près, applaudit et suit Voltaire, c’est quand il établit le déisme et rejette l’athéisme ; quand il combat les abus de l’Église, les privilèges financiers et la tyrannie de Rome, quand il veut soumettre le clergé à l’impôt, diminuer ou abolir les moines, quand il s’indigne contre le fanatisme et la persécution : là même beaucoup d’ecclésiastiques et de moines, même les plus légers des gens du monde sont avec lui.

On marche encore derrière lui quand il accepte le système de la monarchie absolue, à condition qu’elle se mettre au service de la nation ; quand il dénonce tous les abus de la justice et en secourt les victimes ; quand il combat les abus de l’administration et signale des réformes utiles ; quand il déteste la guerre, et veut une royauté pacifique, qui développe la prospérité publique par de bons règlements en faveur du commerce de l’agriculture.

En général, Voltaire agit sur son temps par le développement de l’esprit critique dans le public. Il porte devant lui toutes les questions d’administration et de gouvernement, questions religieuses, politiques, judiciaires, économiques : il habitue le bon sens public à se déclarer compétent sur toutes les matières, et il fait de l’opinion des forces directrices des affaires publiques. Sans doute le mouvement ne date pas de lui, et n’a pas été renfermé en lui. Dans les affaires de la Constitution Unigenitus et dans les conflits du Parlement et du ministère, on entendait depuis la Régence les mêmes appels à l’opinion, les mêmes voix de l’opinion ; et tous les « philosophes » auront pour principale fonction ce maniement, cette excitation des sentiments collectifs de la nation. Cependant, ici. Voltaire me paraît avoir le rôle le plus actif et le plus caractérisé. C’est lui qui, par excellence, comme je l’ai dit, fait l’office d’un journal, de toute une presse. Il forme, par ses innombrables écrits, l’esprit qu’on appelle alors patriotique ou républicain, et qui consiste dans l’intérêt que prend le citoyen, le simple particulier, à tous les objets d’utilité commune, à tous les moyens de la prospérité publique, dans sa participation active, même en monarchie absolue, aux affaires de l’État, par la critique incessante des abus et l’infatigable recherche des améliorations pratiques.

C’est en très grande partie le voltairianisme qui a désarmé la noblesse en 1789, et l’a livrée à la Révolution, complice par l’esprit de sa propre dépossession. Montesquieu était pour une élite : Rousseau trop paradoxal et excessif. Voltaire donnait aux privilégiés ce qu’ils aimaient, en bien et en mal, et ainsi il les imprégna, les pétrit si bien qu’il leur fit une raison qui d’avance adhérait aux entreprises de leurs ennemis. Il faudra l’émigration pour refaire une noblesse conservatrice, catholique, défiante de la critique et des idées.

Évidemment, l’influence de Voltaire fut suspendue par la Révolution. Les choses allèrent d’un tel train que toutes les idées de Voltaire furent vite dépassées. Les abus qu’il avait combattus furent déracinés avec les institutions qu’il conservait, et les réformes qu’il croyait réalisables vers 1760 ou 75, ou furent vite faites, ou n’eurent plus d’application dans la France nouvelle. Peut-être a-t-il contribué à la définition des nouveaux rapports de l’Église et de l’État, à l’établissement du mariage civil, de l’unité de poids et mesures, de l’unité de législation. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne vient pas de lui plus que d’un autre : elle est le produit de tout le mouvement du siècle. On peut seulement remarquer que si Montesquieu y paraît davantage à l’article 16, les articles 7, 9, 10, 11 correspondent aux objets qui ont le plus occupé Voltaire. Mais, encore une fois, les parts ici ne peuvent se faire.

Sous la Révolution aussi, l’esprit voltairien est hors d’usage. Il faut alors de l’enthousiasme, de la passion, des sentiments et un langage excessifs : Rousseau est, mieux que Voltaire, monté au ton des circonstances et des âmes.

Le Consulat et l’Empire rappellent l’esprit voltairien à l’activité. Toute une partie de Voltaire, sans nul doute, n’a pas d’emploi sous Bonaparte : le contrôle et la critique de l’autorité publique, et la haine de la guerre. Mais, dans le journaliste d’opposition qu’était Voltaire sous Louis XV, il y avait l’étoffe d’un préfet de l’Empire : scepticisme éclairé, haine de l’idéologie métaphysique et des systèmes politiques, conception du despotisme bienfaisant et actif qui met en valeur les ressources du pays, matérialisme administratif qui s’applique aux améliorations pratiques et à l’accroissement du bien-être, indifférence religieuse et maxime précise sur la subordination de l’Église au pouvoir civil. Le Concordat, avec les articles additionnels, n’est pas contradictoire aux aspirations de Voltaire.

Mais c’est de 1815 à 1830, sous la Restauration, que le voltairianisme triomphe. Il mène la lutte contre la réaction légitimiste et catholique. Il fournit des armes, une tactique, des arguments, un arsenal de faits, de vues, de plaisanteries aux journalistes et pamphlétaires libéraux. Il est la lecture favorite de la bourgeoisie libérale qui y trouve des idées à sa mesure et un esprit à son goût. Comme l’Église s’est faite la protectrice et la directrice de la monarchie, le libéralisme tend à se confondre avec le voltairianisme. Et dans le voltairianisme une partie émerge, et finit par le constituer à elle seule, c’est la haine de l’Église et le mépris de la religion. D’ailleurs, depuis la Révolution, presque toute la politique de Voltaire est inutile, sauf en ce qui regarde la liberté de la presse : l’état de la France nouvelle rétrécit Voltaire au voltairianisme anti-clérical.

Ce sera pendant tout le reste du xixe siècle le rôle de Voltaire, de nourrir l’anticléricalisme. Aussi sa faveur correspondra-t-elle aux époques où le cléricalisme paraîtra le plus menaçant. Le voltairianisme gouvernera après 1830, instruira la jeunesse par l’université. Mme Ackermann, née en 1828, s’en imprégnera auprès de son père.

1848, comme la grande révolution, rejettera Voltaire, qui n’est pas suffisant pour la situation. Mais, sous le second Empire, sous la troisième République, on le retrouvera dans les polémiques du Siècle et du XIXe Siècle.

Cependant l’influence voltairienne, après 1850, ira s’affaiblissant, se perdant dans la masse de la tradition du xviiie siècle, qui elle-même s’amincit et s’use. Par la Révolution, Voltaire avait perdu la noblesse. La loi Falloux, la peur du socialisme, en ramenant la bourgeoisie à la religion, lui ôtent au xixe siècle les lecteurs qui le sentaient le mieux, et pour qui il était exactement fait. Plus l’anticléricalisme descend de la bourgeoisie dans le peuple, moins il devient capable de s’alimenter dans Voltaire et de s’armer de l’esprit voltairien : il lui faut une nourriture moins fine, et des armes plus brutales.

Même dans la classe lettrée que l’Église n’a pas reprise, Voltaire a perdu du terrain. La riche et forte littérature du xixe siècle nous a donné des besoins de goût, un idéal d’art que Voltaire ne satisfait plus ; son influence sur nos esprits a diminué de toutes les prises qu’ont le romantisme, le Parnasse, le symbolisme, et les écrivains d’aujourd’hui. Mais surtout un homme instruit de nos jours, et qui sait les conditions de la recherche de la vérité, ne se munit plus de connaissances chez Voltaire. Outre les inadvertances et les erreurs matérielles auxquelles nos méthodes exigeantes ne pardonnent plus, le progrès des sciences philosophiques et historiques, celui de la psychologie et l’exégèse religieuse en particulier, ont fait apparaître des aspects des questions que Voltaire n’a pas soupçonnés. Si Renan, qui le remplaçait, le déclassait déjà, à plus forte raison ne pouvons-nous plus considérer comme il faisait le phénomène de la croyance et l’histoire des religions, et nous ne pouvons plus en parler comme il faisait. Ainsi, tout en nous rendant compte que nous continuons Voltaire, que nous faisons en notre temps ce qu’il a fait dans le sien, nous ne voyons plus dans toute sa polémique antichrétienne, arguments et forme, qu’un musée historique. Cela pouvait servir à combattre l’Église en 1770 : cela n’a plus guère d’usage au xxe siècle.

L’Église, d’ailleurs, n’est plus ce qu’elle était alors.

Son organisation a changé. Ses positions ne sont plus les mêmes ; elle a, dans une certaine mesure, renouvelé son apologétique, abandonné certaines thèses, réformé son érudition. Même contre les théologiens conservateurs, ceux qui, par exemple, défendent encore l’authenticité du Pentateuque, il faut autre chose que la polémique voltairienne.

De tout cela il résulte qu’on lit moins Voltaire, ou qu’on le lit autrement. Il y a pourtant encore, en dehors des lettrés, un certain nombre de lecteurs qui chez Voltaire ne séparent pas la forme du fond, qui ne s’embarrassent pas non plus du point de vue historique, et qui appliquent tout Voltaire à la vie d’aujourd’hui. Il y en a : mais combien y en a-t-il ? que représentent ces voltairiens dans l’ensemble du mouvement des esprits de notre temps ?

Il me paraît hors de doute que si Voltaire a encore quelque action à exercer dans notre France, ce doit être surtout une action littéraire et intellectuelle de pure forme. Les définitions et les servitudes du goût de Voltaire ne reprendront jamais autorité ; mais à mesure que se dissipera et s’éloignera le romantisme, il se pourra que l’on reprenne le désir des idées claires et bien filtrées, l’amour de l’expression simple et fine, et qu’on demande quelques leçons d’analyse et de style aux parties de l’œuvre voltairienne les plus dégagées des règles et des ornements classiques, aux Mélanges, aux Romans et à la Correspondance. Il semble que depuis la chute du naturalisme et la crise symboliste, l’évolution de la prose se fasse vers l’aissance et la lumière, c’est-à-dire vers le xviiie siècle et Voltaire.

Dirai-je un mot de l’étranger ? Là aussi on ferait plus aisément l’histoire de la réputation de Voltaire que celle de son influence[4]. Il faudrait d’ailleurs que l’action de la civilisation française en Europe au xviiie et au xixe siècles fût exactement connue, pour qu’on pût se flatter de distinguer nettement la part de Voltaire.

Si je m’aventure à indiquer ce qui m’apparaît actuellement, je me représente l’influence de Voltaire comme très faible en Angleterre, sauf en ce qui regarde la littérature historique. La pensée philosophique en ce pays a devancé Voltaire, et n’a pas eu grand chose à prendre chez lui. Il choquait aussi par trop de côtés la conscience et la décence anglaises. Enfin le temps où nos formes classiques marquaient de leur empreinte la littérature anglaise, finissait au moment où Voltaire débutait, et l’Angleterre se rendait à son propre génie. Ce n’est pas qu’on ne lui ait fait justice en ce pays, peut-être mieux que chez nous : mais on l’a plutôt jugé que suivi.

Sur le continent, au contraire, en tout pays, même en Espagne et Portugal, il y eut vers le milieu et dans la seconde moitié du xviiie siècle une nombreuse génération d’esprits voltairiens, princes, grands seigneurs et bourgeois d’esprit sceptique, railleur et mordant, étrangers au sentiment du respect et charmés de l’expression claire et légère. Frédéric II est le plus illustre représentant de cette catégorie d’hommes dans la formation desquels Voltaire eut une part qui semble prépondérante : on retrouve le même type intellectuel chez toute sorte de gens, Allemands, Hongrois, Russes, Italiens, etc.

La naissance et le développement de la littérature nationale en Allemagne barra la route au voltairianisme dans ce pays, et par rayonnement, dans d’autres pays de l’Europe orientale. C’était Voltaire que les « bardes » de Gœttingue honnissaient en Wieland. Le romantisme vint ensuite grossir l’obstacle.

Comme en France, le libéralisme et la nécessité de lutter contre la puissance de l’Église prolongèrent en certains pays l’influence voltairienne.

Elle fut forte en Italie, où les aspirations aux réformes sociales, à la liberté et à l’unité, la haine des moines et des prêtres trouvèrent chez Voltaire leur nourriture. À des degrés divers, et de façons diverses, en dépit de toute sorte de divergences, Gorani, Beccaria, Pietro Verri, plus tard et au xixe siècle, Foscolo, Monti, nombre d’écrivains et de journalistes, reçoivent et transmettent des empreintes de l’esprit voltairien.

On trouverait en Espagne, chez les libéraux « afrancesados », des polémistes formés à l’école de Ferney, qui cultivèrent la phrase nette, troussée et caustique : je ne nommerai que Mariano de Larra.

En général, à l’étranger, à mesure que les circonstances historiques s’éloignent davantage de celles où naquit en France l’œuvre de Voltaire, son influence ne reste aisément perceptible que sur certaines intelligences lucides en désharmonie avec leur groupe social, en révolte contre ses exigences et ses préjugés. En Allemagne, c’est le sceptique Wieland, c’est plus tard l’ironiste Henri Heine, qui s’appelle un « rossignol allemand niché dans la perruque de Voltaire ».

Et n’y a-t-il pas aussi un peu d’humeur voltairienne dans le sarcasme de Byron ? Il ne voulait pas qu’on dît du mal de Voltaire, « le plus grand génie de la France, l’universel Voltaire » : il lui donnait une stance de Childe Harold où il dessinait son portrait avec une sympathie qui atteste une connaissance précise et familière de l’homme comme de l’œuvre :

The one was fire and fickleness, a child,
Most mutable in wishes, but in mind
A wit as various, — gay, grave, sage or wild, —
Historian, bard, philosopher combined ;
He tnultiplied himself among mankind,
The Proteus of their talents : but his own
Breathed most in ridicule, — which, as the wind,
Blew where it listed, laying ail things prone,

Now to o’erthrow a fool, and now to shake a throne[5].

  1. Bengesco, t. IV, nos 2122-2141.
  2. T. IV, nos 2145-2174.
  3. L’Étoile, jeudi 9 juin 1825.
  4. V. Rossel, Histoire des relations entre la France et l’Allemagne. — Eug. Bouvy, Voltaire et l’Italie.
  5. « L’un n’était que feu et caprice : un enfant, mobile à l’excès dans ses désirs, mais l’esprit aussi le plus divers, gai, grave, sage, fou, à la fois historien, poète et philosophe ; il se multipliait parmi les hommes, Protée de tous leurs talents ; mais le sien s’épanouissait surtout dans la raillerie ; c’était un vent qui soufflait où il lui prenait fantaisie, renversant tout, tantôt pour culbuter un sot, et tantôt pour ébranler un trône. » (I, 106).