Voltaire (Lanson)/Chap 10

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 192-201).


CHAPITRE X

LA FORMATION
DE LA LÉGENDE VOLTAIRIENNE.
LES DERNIÈRES ANNÉES ET LA MORT[1]

La caractéristique de l’action de Voltaire, c’est de n’être pas seulement littéraire. Par là, il diffère de Montesquieu, de Diderot, de Rousseau qui se contentent d’éclairer ou d’enflammer les esprits par leurs ouvrages. Voltaire, maintenant qu’il est tranquille, ou à peu près, pour lui-même dans son canton de Gex, s’occupe des autres, non des hommes en général, mais de tous les cas individuels où il peut voir un effet ou un indice des abus sociaux.

C’est d’abord en 1759 l’affaire petite et peu bruyante des six frères de Crassy, dont il arrache l’héritage aux jésuites d’Ornex.

C’est, en 1762, l’affaire Calas. Le 10 mars, Jean Calas, marchand d’indiennes, rue des Filatiers, à Toulouse, fut roué après un long procès instruit d’abord par les capitouls, puis par le Parlement. Il était accusé du meurtre de son fils aîné, Marc-Antoine, qui, le 13 octobre 1761, avait été trouvé pendu dans la boutique paternelle : on rendait compte du crime par l’horreur de la famille calviniste à l’idée que Marc-Antoine voulait se faire catholique. Jean Calas mourut en protestant de son innocence.

Voltaire, averti dès le 22 mars par le négociant Audibert, crut d’abord à un excès du fanatisme huguenot. Mais bientôt convaincu d’être en présence d’une erreur judiciaire, il prit en main la cause de Calas. Il se heurta à l’indifférence, au scepticisme ou à l’hostilité du ministère, des courtisans, des parlementaires. Il se tourna vers le public : par toute sorte d’écrits, discutant les charges et les faits de la cause, développant les principes de tolérance, il remua la grande force de l’opinion. Il appuya, dirigea de Ferney toutes les démarches de Mme Calas, assista les avocats Élie de Beaumont et Loyseau de Mauléon. Dès le 7 mars 1764, un premier arrêt du Conseil engageait la revision ; le 4 juin 1764 le jugement de Toulouse était cassé. Le 9 mars 1765, les 40 juges des requêtes de l’Hôtel, à l’unanimité, réhabilitèrent Calas.

De temps à autre, depuis, on a essayé d’infirmer cette réhabilitation, soit par passion catholique, soit pour l’honneur de la magistrature, soit par aversion pour Voltaire : on n’a rien produit qui démontrât la culpabilité de Calas ; et l’on n’a pu, en négligeant toutes les preuves à décharge, que faire valoir quelques circonstances obscures, qui, sans justifier la sentence, font comprendre que des juges prévenus, mais qui n’étaient pas des scélérats, aient trouvé dans la cause matière à rouer un innocent. Rien, absolument rien n’a valeur de preuve contre Calas.

Le public en fut convaincu. Il applaudit à la réhabilitation avec enthousiasme. De là date la transfiguration de Voltaire dans l’esprit de ses contemporains. Il fut le « défenseur de Calas ». On commença à voir en lui autre chose que de l’esprit, et dans sa gloire prodigieusement multipliée par cette affaire, se mêlèrent des sentiments de chaude dévotion et de respect que Voltaire jusque-là n’avait jamais inspirés.

Après les Calas, les Sirven : c’était la même histoire. Une fille huguenote se jette dans un puits ; le père est condamné par le procureur fiscal de Mazamet (1764). Heureusement il a pu fuir, ainsi que sa femme et ses deux filles survivantes. Voltaire, avec sa netteté pratique, ne veut pas marcher pour Sirven, tant que l’affaire Calas n’est pas terminée. Il s’en occupe alors avec chaleur, et finit par faire réhabiliter Sirven et sa femme en 1771 par la Tournelle de Toulouse, par quelques-uns des juges de Calas.

Ce sont encore des protestants qu’il veut tirer des galères ou dont il s’occupe de faire valider les mariages. C’est l’affaire La Barrre : un crucifix mutilé à Abbeville (9 août 1765), quelques jeunes gens soupçonnés, le chevalier d’Étallonde en fuite, le chevalier de La Barre arrêté, et convaincu seulement de ne pas s’être découvert devant la procession du Saint-Sacrement, d’avoir chanté des chansons impies et obscènes, d’avoir récité la Pucelle, et possédé des livres tels que la Religieuse en chemise ou le Dictionnaire philosophique portatif. Pour cela, des haines privées s’en mêlant, la sénéchaussée d’Abbeville le condamna à avoir la langue coupée et à être décapité. La sentence fut confirmée par le Parlement de Paris. On lui épargna la mutilation de la langue ; le corps et la tête furent brûlés sur un bûcher où l’on jeta aussi le Dictionnaire philosophique. Voltaire fut atterré. Il appela au public. Il s’intéressa à d’Étallonde, le fit entrer au service de Prusse. Il essaya plus tard de faire casser l’arrêt qui le condamnait par défaut. Il ne réussit pas. Il ne put que maudire dans tous ses écrits, et il n’y manqua pas, les juges d’Abbeville.

Le 9 mai 1766 le comte de Lally, ancien commandant de Pondichéry, était décapité en place de Grève, bâillonné pour qu’il ne pût faire entendre sa protestation. Le vague des termes de l’arrêt inquiéta Voltaire : il s’enquit, se convainquit de l’innocence de Lally, et prêta sa plume et sa popularité au fils du condamné. Il vit, avant de mourir, la réhabilitation de Lally assurée.

Il s’occupait encore en 1769 de faire réhabiliter Martin, un cultivateur du Barrois roué pour un assassinat dont l’auteur avait ensuite avoué. En 1770, c’était la méprise d’Arras : une vieille ivrognesse qu’on accusait ses enfants d’avoir tuée. Montbailli fut roué ; sa femme se déclara enceinte. Voltaire la fit reconnaître innocente, et innocent aussi le roué.

En 1772, il prenait en main la cause de Mlle Camp, une protestante que le vicomte de Bombelles avait épousée au désert, devant un pasteur, et qu’il laissait pour faire un riche mariage catholique, après en avoir eu un enfant : il soutenait la nullité de sa première union. Voltaire ne put réussir qu’à faire obtenir quelque argent à la victime.

Moins heureux et moins clairvoyant fut-il quand il se prit à défendre le comte de Morangiés contre ses créanciers. Le public, cette fois, fut rebelle. Il ne s’agissait que d’argent, et, si les créanciers avaient bien mine de fripons, le débiteur n’était certainement pas un honnête homme. Il fut d’ailleurs parfaitement ingrat pour son officieux défenseur.

Quoique Voltaire se défendît d’être le « Don Quichotte de tous les roués et de tous les pendus », il ne savait guère résister aux apparences d’injustice de cruauté. Il criait et faisait crier.

Lorsqu’il apprit qu’il y avait encore des mainmortables en France et qu’à quelques pas de chez lui, 12 000 hommes étaient les serfs de vingt chanoines de Saint-Claude, il fut stupéfait. Depuis 1770, il assiégea de ses requêtes le conseil du Roi, Turgot ; il soutint et encouragea l’avocat Christin, de Besançon, qui avait pris en main la cause des habitants du mont Jura ; il travailla l’opinion. Ses clients ne furent affranchis que par la Révolution.

De la même ardeur, ne pouvant libérer la France de la gabelle, il s’occupa d’en décharger son petit pays de Gex, où les commis et les contrebandiers étaient également des fléaux pour les gens paisibles. Il négocia longuement afin d’obtenir des fermiers généraux un abonnement pour le sel et le tabac. Il travailla Trudaine et Turgot ; il fit agir l’abbé Morellet, Dupont de Nemours, cette Mme de Saint-Julien qu’il appelait Papillon-philosophe. Il excitait et calmait tour à tour les syndics et les États du pays de Gex. Il leur prêchait les concessions nécessaires. Enfin il aboutit. Il offrait 20 000 livres par an pour l’abonnement, les fermiers en voulaient 60 000 : on convint de 30 000.

Une scène extraordinaire eut lieu, lorsque les États de Gex se réunirent à l’hôtel de ville pour discuter la convention. Voltaire s’y rendit le 12 décembre 1775, « bien empaqueté ». On le fit asseoir ; il fit « un bon discours », lut des lettres de Turgot et de Trudaine : les trois ordres du pays de Gex approuvèrent le traité. « Alors il ouvrit la fenêtre et cria : Liberté ! » On lui répondit par des cris Vive le roi ! Vive Voltaire !

Il avait avec lui douze dragons de Ferney qui se tinrent sur la place devant la maison où était l’assemblée… Les douze dragons mirent l’épée à la main pour célébrer notre ami, qui partit tout de suite et fut de retour pour dîner. En passant dans quatre ou cinq villages, on jetait des lauriers dans son carrosse. Il en était couvert. Tous ses sujets se mirent en haie pour le recevoir, et le saluèrent avec des boîtes, pots à feu, etc. Il était très content et ne s’apercevait pas qu’il avait quatre-vingt-deux ans[2].

Toutes ces interventions généreuses, la prospérité croissante de Ferney, tant d’écrits consacrés au bien public prenaient peu à peu le dessus dans l’imagination des contemporains, effaçaient l’impression des travers d’humeur, des querelles sans dignité, des singeries avilissantes. Malgré la haine irréconciliable de l’Église et des croyants, malgré l’antipathie mal déguisée des athées, la grande masse du public était bien conquise, et vénérait le vieillard de Ferney. Mme Necker, en 1770, prenait l’initiative d’une souscription pour lui élever une statue ; mais Pigalle, en modelant ce vivant squelette, fit un chef-d’œuvre de réalisme anatomique qui représentait mal l’idéal de la dévotion voltairienne. En 1772, Mlle Clairon, chez elle, devant des amis, couronnait le buste du philosophe en récitant une ode de Marmontel.

À Genève même il triomphait. Il n’y pouvait plus venir sans qu’une foule immense l’entourât : en 1776, il pensa y être étouffé. La défense de Calas prévalait sur la Guerre de Genève.

Rien ne donne une plus vive idée de la transfiguration légendaire du patriarche de Ferney que les lettres de Mme Suard. Cette jeune femme de vingt-cinq ans éprouve devant le malin et pétillant vieillard « les transports de Sainte-Thérèse ». Elle ne ressent près de lui que de l’attendrissement et de l’enthousiasme. Elle lui demande sa bénédiction. Elle nous montre un Voltaire, bon, indulgent, attendri, adouci, le Voltaire des âmes sensibles.

Il mourait d’envie d’aller jouir de sa gloire. Le gouvernement n’était pas réconcilié : sur le bruit de sa maladie (en juillet 1774), l’intendant de Bourgogne recevait ordre de Versailles de saisir tous ses papiers, aussitôt qu’il serait mort. Mais on n’osait rien contre lui, tant qu’il vivait. La reine pleurait à Tancrède et manifestait le désir d’« embrasser » l’auteur. D’Argental, le marquis de Villette l’appelaient à Paris ; Mme Denis avait envie d’y revenir. Le 5 février 1778, il partit « dans sa dormeuse, avec un petit poêle dedans ».

Il arriva à Paris le 10 février sur les trois heures et demie du soir, et se logea chez le marquis de Villette, rue de Beaune, à l’angle du quai dés Théatins. On sait ce qui advint : il se grisa de sa gloire, et il en mourut.

Si le roi trop dévot ne permit pas à la reine de le voir, Paris l’en consola. Les visites affluaient rue de Beaune : les amis, les écrivains, les députations de l’Académie et de la Comédie-Française, Gluck, Mme Necker, la comtesse de Polignac, Mme du Barry, l’ambassadeur d’Angleterre, la loge maçonnique des Neuf-Sœurs, Franklin dont il bénissait le petit-fils en disant : God and liberty, toute sorte d’hommes et de femmes de tous les états. Le 16 mars avait lieu la première représentation de sa tragédie d’Irène, devant la reine et le comte d’Artois.

Remis d’une maladie qui avait fermé sa porte pendant trois semaines, il sortait en voiture au milieu d’une foule enthousiaste qui acclamait « l’homme aux Calas ». Il allait voir Turgot. Il se rendait le 30 mars à l’Académie, et de là, en magnifique habit, avec sa grande perruque, enveloppé de la pelisse que lui avait envoyée l’impératrice de Russie, il allait à la Comédie assister à la sixième représentation d’Irène. Un des acteurs lui posait sur la tête une couronne de laurier, et, à la fin de la pièce, toute la troupe assemblée sur la scène, son buste était couronné par Brizard en robe de moine, et baisé par les comédiennes. Il sortait à pied. Il visitait les princes d’Orléans, Sophie Arnould, et la marquise de Gouvernet, cette jolie Suzanne de Livry qui lui avait été infidèle cinquante ans auparavant.

Au milieu de toute cette agitation, il travaillait. Il avait fait adopter à l’Académie un nouveau plan du dictionnaire, et s’était mis aussitôt à l’exécution. Il absorbait 25 tasses de café en un jour, perdait le sommeil, se bourrait d’opium, délirait. Le 25 mai il était perdu. Il ressuscita un instant pour féliciter Lally-Tollendal de l’arrêt du Conseil qui cassait la sentence portée contre son père.

Les médecins Lorry et Tronchin n’avaient plus d’espoir. Tronchin épiait malignement comment le philosophe passerait ce « fichu moment ». Le philosophe voulait vivre. Il enrageait de n’avoir pas suivi le conseil de retourner à Ferney, il suppliait Tronchin de le « tirer de là ». Il souffrait d’horribles douleurs. Il avait peur de ce qu’on ferait de lui après sa mort. Il se souvenait de la Lecouvreur : il voulait éviter la voirie. Des prêtres s’agitaient : un abbé Gautier, le curé de la paroisse, qui était Saint-Sulpice. Il signa une confession de foi, et une rétractation qui fut ensuite jugée insuffisante : on lui apporta une autre déclaration. « Laissez-moi mourir en paix », dit-il.

Dès le 28 février à la première alerte, il avait mis sa vraie confession aux mains de Wagnière :

Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, et en détestant la persécution.

Il semble qu’il se soit rasséréné, quand il comprit que c’était bien fini, et qu’il ait accepté la nécessité. Il mourut le 30 mai 1778, sur les onze heures du soir.

L’archevêque de Paris et le curé de Saint-Sulpice lui refusèrent la sépulture. Le roi dit ou passa pour avoir dit : « Laissez faire les prêtres » ; ni le ministère ni le Parlement ne voulurent intervenir. Voltaire avait désigné pour sa sépulture l’étoile de la charmille de Ferney. Mais Ferney était loin : l’évêque d’Annecy était à craindre. Il fallait agir vite, prévenir la vengeance ecclésiastique. L’abbé Mignot mit le corps dans un carrosse, enveloppé de sa robe de chambre et coiffé d’un bonnet de nuit. Il l’emporta à l’abbaye de Scellières en Champagne dont il était abbé commendataire. Là, Voltaire fut mis en bière et enseveli (1er-2 juin). Le prieur qui l’avait permis fut destitué par l’évêque de Troyes.

Voltaire n’attendit pas longtemps sa revanche. La Révolution le ramena à Paris en juillet 1791. Un cortège triomphal, — municipalité, députés, magistrats, Académiciens, jeunes filles vêtues de blanc, canonniers et chœurs de l’opéra, — le conduisit au Panthéon au milieu de l’enthousiasme universel. Déjà pourtant l’évolution politique de la France laissait Voltaire en arrière : mais le peuple se souvenait du défenseur de l’humanité. C’était Calas qui conduisait Voltaire au Panthéon dans une apothéose.

  1. Desnoiresterres, t. VIII. — Eug. Asse, Lettres de Mmes de Graffigny…), Suard, etc., 1883. — Voltaire, Recueil des particularités curieuses de sa vie et de sa mort (par Harel), 1782. — (Longchamp et) Wagnière, Mémoires sur Voltaire et ses ouvrages. — Ath. Coquerel, Jean Calas et sa famille, 1858 (2e éd., 1869). — C. Rabaud, Sirven, étude historique sur l’avènement de la tolérance.
  2. Lettre de Mme de Gallatin (Zeitschrift f. fr. Sp. u. L., VII, 207). Cf. la lettre de M. Hennin (Desnoiresterres, VIII, 76).