Volupté (Sainte-Beuve)/XVI

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On était aux premières haleines du printemps. Aussitôt arrivé, je visitai madame R. Elle me reçut bien amicalement, avec cette teinte de tristesse amollie, qui lui était familière, et d'humides nuages sur le front. J'y retournai le lendemain et les jours suivants, dans l'après-midi ; encore la même tristesse et les mêmes nuages, avec un éclair aussi doux. Nous renouâmes le passé peu à peu, et sans qu'il en fût question. Elle ne vivait plus seule, et une tante qui l'avait élevée était venue demeurer à Paris près d'elle. Mais c'était seule d'ordinaire que je la voyais à ces heures, dans son étroit salon bleuâtre, aux jalousies souvent à demi fermées. Notre conversation dès les premières fois, et à travers les sujets du moment, s'établit au fond et s'accoutuma volontiers à retomber sur son découragement, à elle, son ennui profond d'une existence sans but, et sur l'espoir aimant que je voulais lui persuader de ressaisir. Derrière les circonstances insignifiantes et dans nos moindres manières de juger les choses, nous savions sans nous y méprendre, répondre à nos pensées. Je lui offris des livres à lire ; je lui apportai pour commencer, s'il m'en souvient, quelques productions touchantes d'une madame de Charrière, et nous nous animions en causant des personnages et d'une certaine Caliste particulièrement. Un jour qu'elle s'était livrée avec une sorte de sérénité au courant de l'entretien, comme je me levais pour sortir après quelques mots moins indirects de mes sentiments, je m'approchai par hasard d'une des fenêtres entrouvertes sur laquelle était un lilas, je crois, un lilas blanc et déjà passé, quoiqu'à peine en fleurs ; elle me le fit remarquer avec intention et retour sur elle-même : “ Mais ouvrez cette jalousie, lui dis-je, et le soleil entrera. ” Elle alla bientôt à Auteuil, et ces voyages de chaque jour que j'y avais faits l'an dernier pour une autre, je les refis, hélas ! pour elle : tout m'y parlait de mon infidélité. J'en souffrais, mais j'amortissais le plus possible ce contraste injurieux des souvenirs. Elle aimait peu à sortir et à marcher dans le bois ; et, quand nous y étions, j'évitais constamment certaines allées trop pleines de témoignages inviolables et de murmures. Il y avait dans la maison qu'elle habitait un parc à l'anglaise assez étendu, et qui suffisait à une promenade paresseuse. Un jour, dans les commencements, nous nous étions entretenus selon notre thème favori, du désabusement précoce des passions, de cette langueur d'âme et de cette fuite du soleil que je lui reprochais. Mais elle prétendait que, quand on a passé, à regretter et à pleurer, certaines années de la vie les plus décisives et les plus belles, peu importe que l'on continue les regrets et les pleurs plus ou moins de temps encore, car le charme brillant est à jamais rompu, et il y a d'avance une ombre froide sur tout ce qui pourrait venir ; mieux vaut donc que ce quelque chose qui demande éclat et fraîcheur ne vienne pas. C'était là, ou à peu près, la pensée qu'elle m'exprimait. - “ Oui, vous voulez dire, reprenais-je, qu'il est dans la vie une robe de grâce et d'illusions charmantes qu'on ne revêt qu'une fois ; que les sentiments, qui ont manqué des rayons du dehors dans la saison propice, même quand ils mûriraient plus tard mûrissent mollement et ne se dorent pas ; que les âmes trop longuement baignées dans leurs propres larmes sont comme ces terres imbibées de pluie, et qui restent toujours humides et un peu froides même après le soleil reparu. Vous croyez qu'il n'est pas en elles de buissons altérés ni de gerbes toutes prêtes ; que la foudre, en tombant, n'y allume rien et qu'elles ne deviendront jamais un autel. Ah ! vous dites vrai en partie ; vous dites ce que j'ai senti souvent et ce que j'ai craint de moi !

Mais je me suis dit aussi qu'on n'arrive pas de sitôt à ce degré désespéré ; qu'une ou deux ou trois années de larmes ne sont qu'une rosée dans la jeunesse ; une matinée meilleure essuie tout, une fraîche brise nous répare. On oublie, on s'exhale, on se renouvelle. On a véritablement en soi, songez-y, plusieurs jeunesses. Bien souvent on croit que c'en est fait des belles années et de leurs dons ; on se dépouille, on se couche au cercueil, on se pleure. Puis le rayon venu, on renaît, le cœur fleurit et s'étonne lui-même de ces fleurs faciles et de ces gazons qui recouvrent le sépulcre des douleurs d'hier. Chaque printemps qui reparaît est une jeunesse que nous offre la nature, et par laquelle elle revient tenter notre puissance de jouir et notre capacité pour le bonheur. Y trop résister n'est pas sage. Sur le coteau mystérieux où voltigent des danses inconnues, où luit un astre si charmant, on est monté une fois ou deux peut-être, sans rien y voir de ce qu'on se figurait d'en bas ; on s'est lassé, et l'on est redescendu, le cœur et les pieds saignants, dans les ronces. Et l'astre désormais a beau luire, le bouquet d'en haut a beau s'éclairer, des voix plus émues, des blancheurs plus légères ont beau en sortir et inviter ; on regarde d'en bas d'un air incrédule, on ne veut risquer aucun essor, et l'on s'interdit ce que tout inspire ! ” - Ce dernier mot la frappa, et, le reprenant avec un sourire moins triste encore que malicieux et tendre, elle s'en appliqua la vérité : “ Eh bien ! soit ! on ne veut plus risquer de monter ”, dit-elle.

Ceci se passait dans son salon et je dus la quitter pour sa toilette et quelque visite qu'elle avait à faire. Une demi-heure après environ de retour du village et du bois où j'avais erré, je rentrai chez elle, et, ne l'y croyant pas encore revenue, j'allai dans le parc continuer à pas lents mon attente. Mais je l'aperçus elle-même au bout d'une allée du fond pensive, arrêtée, et semblant contempler avec attention un effet singulier de lumière, qui, au milieu d'un paysage assez obscurci, illuminait juste le sommet d'une petite butte verdoyante et le bouquet d'acacias qui la couronnait. On était sur la fin d'avril, et il faisait un doux ciel de cette saison à demi voilé en tous sens d'un rideau de nuages floconneux et peu épais un ciel très bas légèrement cerné de toutes parts à l'horizon comme un dais enveloppé, mais diminuant d'opacité et de voile à mesure qu'on approchait du centre, et là seulement, tout à fait dégagé au milieu, à l'endroit où les rayons verticaux de l'astre avaient la force de percer, un vrai ciel de demi-fête et d'espérances naissantes ; un de ces ciels comme on accuserait un peintre, qui le ferait, de le faire peu naturel et bizarre, et qui peut-être serait tel en peinture immobile, tandis que c'est un charme et une pure beauté au sein de la nature qui harmonise tout. Elle était donc à admirer le reflet de cette unique chute de lumière, et son jeu magique sur le petit tertre verdoyant ; et moi, j'accourus par-derrière, et au moment où elle se retournait à son approche, je lui demandai vivement :

“ Est-ce que vous voulez y venir ensemble ? ”

— “ Où donc ? ” dit-elle avec surprise.

— “ Eh bien ! là-bas, sur la colline éclairée ”, répondis-je en la lui montrant ; et d'un mouvement rapide, comme saisie de l'à-propos, elle me prit la main que je lui tendais, et nous courûmes comme deux enfants pour gagner l'endroit ; mais avant que nous fussions à mi-pente, l'éclair du sommet avait disparu.

Voilà bien mon ami, voilà en abrégé toute la fortune de l'erreur principale qu'il me reste à vous conter. Je pourrais m'en tenir à cette course déçue comme emblème, pour vous marquer que la tentative de passion avorta ; mais ce serait vous en laisser une trop souriante idée, et j'ai à vous faire sentir de près les efforts et l'impuissance d'atteindre, les déchirements et les ronces.

En toutes ces passions qui commencent, il semble qu'il ne s'agisse que d'avancer sur une pente légère ; que, si l'on est las, on s'arrêtera toujours assez tôt ; que ce qui est si gracieux à monter ne saurait être bien pénible à redescendre ; que ces mains qu'on se donne l'un à l'autre, ne sont pas des nœuds ni des chaînes et qu'elles pourront cesser à temps de se tenir, sans qu'il en résulte pour chacun des traces sanglantes. Il n'en est rien et l'expérience l'apprend trop vite aux imprudentes âmes. Quoi qu'on en juge d'abord toutes ces liaisons à l'accès riant, toutes ces épreuves de tendresse nous sont rudement comptées ; elles ne se succèdent pas en nous impunies ; si l'engagement est léger, le changement est accablant et amer ; quand l'essai rompt, la marque demeure et fait cicatrice avec souffrance ou endurcissement. Passé un certain nombre très petit d'images premières, le cœur devient un miroir tout rayé où les objets les plus heureux ne se réfléchissent plus qu'à travers un réseau ineffaçable.

Il était un souvenir contre nous qu'elle et moi ne pouvions abolir, mais que nous évitions d'éveiller, le souvenir d'une amie absente et trahie. J'en trouvais en mainte occasion madame R. sensiblement occupée et comme empêchée à mon égard non seulement par scrupule et reproches d'amitié infidèle qu'elle devait s'adresser, mais aussi par crainte que, malgré toutes mes avances je ne fusse lié en effet ailleurs. Un soir, qu'après un chant de romance ossianique sur la harpe (le chant fait courir aux lèvres les secrets de l'âme), elle s'approchait de la fenêtre ouverte où j'étais debout, et, du doigt, me montrait au ciel une étoile brillante, je lui demandai si elle voulait être la mienne et guider ma vie. - “ A quoi bon le demander, me dit-elle, si c'est à une autre que cela dès longtemps est accordé ? ” Mais, reniant alors celle qui n'aurait jamais dû s'éclipser en moi, je déclarai qu'il n'y avait point eu jusque là de telle étoile dans ma nuit, et que personne n'avait accepté de me verser cette lumière, bien que je l'eusse tant cherché. Pendant qu'elle écoutait avec un regard inexprimable, un vif rayon (était-ce d'orgueil ou d'amour ?) semait de lueurs nouvelles son front moite et douloureux ; mes instances et mes serments redoublèrent ; je reniai encore :

En face et plus près du mien son doux oeil noyé luisait d'une seule larme... l'étoile au ciel ne se voila pas ! - A partir de ce jour, je l'entretins directement de ce qu'elle m'inspirait. Mes aveux remontèrent au passé. Je lui racontais, moyennant de certaines omissions, mes longs combats à son sujet, et cette lettre écrite un soir au fort de la crise de Georges : “ Je me sentais si malheureux alors lui disais-je, et si peu aimé à mon gré, que j'avais hâte de mourir. ” Pour diminuer ses craintes de rivalité en les portant sur plus d'un point à la fois pour lui montrer que précédemment j'avais toujours été plus partagé d'affections qu'elle n'avait cru, je lui révélai quelque chose de mon attache à mademoiselle de Liniers, mais comme d'un nœud tout à fait détruit. Elle aimait à écouter et suivait mes récits avec une finesse ingénieuse et patiente, heureuse évidemment de l'influence conquise, exprimant son triomphe par un fréquent et malin sourire, et plus flattée même de ce genre de confiance qu'il ne convenait à l'amour. C'est que, malgré un fond mélancolique et cette langueur pleine de promesses, elle n'était pas une nature naïve où l'amour seul pouvait tout. Si, dans les allées du parc ou au retour de quelque soirée, marchant avec elle un peu à l'écart, je lui murmurais mille fois le mot qu'elle m'avait permis de dire, et lui serrais une main qui ne se retirait pas, elle était la première à s'étonner, à être surprise d'elle-même, et de son changement si prompt, et de sa docilité à un tel langage. Là où une autre, en proie au sentiment que j'exprimais eût été muette ou balbutiante, elle avait le loisir de se regarder et de s'observer jusqu'au sein du trouble. A chaque pas furtif où je l'induisais, elle se rendait compte aussitôt et se mettait au point de vue du dehors, se comparant sans cesse à ce qui l'entourait, touchée, attendrie sans doute, mais non pas subjuguée.

Aux aveux les plus pressants et les plus faits à provoquer l'abandon, elle ne répondait que par des traits sentis, mais discrets et rares. Elle avait été aimée, une fois, d'une grande passion, du moins quelques mots d'elle le faisaient entendre ; mais elle se taisait obstinément sur les particularités et l'issue. Son mari s'était-il éloigné à cette occasion ?

Les premiers torts en ce refroidissement singulier, partaient-ils de lui ou d'elle ? Je ne pénétrai rien de clair sur cette histoire. Quant à lui, il passait assez souvent à Auteuil, dans ses retours à Saint-Cloud où il accompagnait son ministre ; il venait dîner une ou deux fois la semaine, et toujours dans de parfaites, mais froides apparences. J'étais bien avec lui, quoique sans intimité, et il ne semblait surpris ni choqué de nos rencontres.

Et qu'était devenue ma foi aux choses de Dieu, la foi qui tout précédemment en mon cœur s'annonçait comme renaissante ? qu'elle était loin en fuite et au néant, chassée sans plus de bruit qu'une ombre ! A certains moments d'intervalle paisible ou morne dans la vie, il n'est pas rare qu'il s'élève et se forme autour de nous comme une atmosphère religieuse, et qu'une espèce de nuage nourricier s'assemble et s'abaisse aux environs. On y baigne, on le sent déjà qui arrose ; les jeunes rameaux s'ouvrent et boivent aux sucs invisibles. Mais que vienne la tempête, ou seulement une bouffée trop hardie du printemps, un flot plus ardent du soleil, et voilà la nuée dissoute et balayée.

Ainsi mes sentiments avaient fui. La foi durable et vivante se compose de l'atmosphère et du rocher, et je n'avais eu que l'atmosphère.

L'étude malgré tout renouée, un ou deux cours sérieux dont je suivais les leçons assez de lectures au hasard mais principalement philosophiques sauvaient chaque matin quelques heures de la dissipation des journées. Dès mon lever pourtant d'ordinaire, dans cette première fleur du désir, j'écrivais pour madame R. une lettre à la Saint-Preux, que moi-même je lui remettais plus tard ; et, quoiqu'il n'y eût aucune difficulté de nous voir ni de causer, j'avais plaisir à ne lui rien laisser perdre du frais butin que j'amassais dans la courte absence, et de toutes ces perles folles que secoue, en le voulant, une imagination tant soit peu amoureuse. A ce collier des perles du réveil, à ce bouquet cueilli des matinales pensées, succédaient des diversions plus graves, le Jardin des Plantes, le Collège de France, la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Vers deux heures seulement, quitte du Novum Organum ou des récents écrits de Bichat, des Sentiments moraux d'Adam Smith ou des Entretiens métaphysiques de Malebranche, je raccourais à la maison de la Chaussée-d'Antin ou d'Auteuil, vers cette Herminie pensive que je comparais à celle du Tasse, dont en effet elle portait le nom, son caprice, pour le reste du temps, disposait de moi. Souvent nous restions au logis, même par les plus engageants soleils de mai ; elle aimait peu la campagne, quoiqu'elle se hâtât d'y être, et quand j'arrivais, ayant parfois déjà dîné, je la trouvais encore, les pieds assoupis, les sourcils doucement obscurs, ses demi-jours baissés et dans les voiles du matin.

Mais ce n'était pas comme chez madame de Couaën une vague et montante rêverie, dont un lac mystérieux pouvait seul donner l'image : en y regardant mieux chez madame R., cette langueur se composait d'une multitude de petites tristesses positives, de petits désirs souffrants et de piqûres mal fermées sur mille points. Elle avait regret au monde, elle portait envie aux situations entourées d'hommages ; elle jugeait la sienne médiocre et trop inférieure à celle de tant d'autres à qui elle avait tout droit de s'égaler.

Naturellement peut-être, et si elle s'était vue dès l'abord plus consolée dans ses affections, elle aurait moins ajouté de prix à ces vanités d'apparences mais leurs misères avaient eu le temps de filtrer goutte à goutte dans sa solitude, comme les pluies à travers un toit peu habité, et elles y avaient creusé de lents sillons et des taches humides.

Du seuil de cette vie de silence et d'ombre, elle était donc secrètement jalouse de se produire, de regagner son rang de jeunesse et de beauté. Aux parades militaires, aux spectacles et aux soirées, où peu à peu, et de plus en plus, nous allâmes, je lui voyais des velléités de s'épanouir, comme à la fleur étiolée qui croit reconnaître une aurore dans chaque lumière tardive. Mais ses longs matins restaient assiégés des habituelles et trop chétives douleurs qui corrompaient pour elle plus d'une brise heureuse et plus d'une vraie jouissance. J'attribuais d'abord au seul manque d'amour ce voile de vapeur qui, à certains jours, ne se levait pas ; bientôt j'en discernai mieux tous les points serrés et la trame moins simple.

Les débats du procès de Georges allaient s'ouvrir. Je m'étais bien promis, et à nos amis de Blois, d'y assister ; C'était même le prétexte allégué pour mon séjour. Je ne saurais vous dire par quel frivole enchaînement je ne le fis pas. Je manquai la première séance plutôt que de retarder ma visite à Auteuil et une sortie avec madame R. Ainsi de la seconde fois et des suivantes, jusqu'à ce qu'enfin il y eut en moi une sorte de parti pris par inertie et par honte. Je me le reprochais comme une lâcheté de cœur et une ingratitude ; il me semblait que je faussais un rendez-vous d'honneur. Il fallut pour rompre cet inexplicable éloignement, que madame R. elle même désirât assister à une séance et me requît d'autorité pour l'y conduire. Nous tombâmes précisément le jour des plaidoyers. Quoiqu'elle apportât tout l'intérêt de compassion que les femmes mettent d'ordinaire à ces sortes de drames, ce n'était pas dans cet esprit de curiosité un peu vaine et dans cet accompagnement mondain, que je m'étais juré de venir recueillir les derniers actes de mon ami, de mon général, comme je l'avais nommé. Les discours des avocats furent sans grandeur et au-dessous du rôle ; celui du défenseur de Georges surtout me sembla petit de subterfuges. Georges le subissait évidement avec une résignation chrétienne qui comprimait l'ironie. Mais le spectacle de cette triple rangée d'accusés était solennel et relevait tout ; ma pensée y errait ; Georges en tête du premier rang, Moreau en tête du second, le cadavre absent de Pichegru ?, sur qui la conjecture alors ne s'épargnait pas, d'Enghien massacré, C'était là un sinistre concours. Quelle proie royale et guerrière tombée dans un même filet ! Quel groupe chargé seul des sorts funestes, quand de partout ailleurs s'apprêtait l'Empire et qu'on regorgeait d'heureux augures et de messages fastueux ! Je me figurais cet Empire naissant, comme un grand Carrousel, un Champ-de-Mars illimité, par-delà l'arène consulaire ; et à l'entrée de cette carrière nouvelle, en passant par l'arc triomphal massif qui servait de porte, le Consul-Empereur se trouvait en ce moment sous une voûte obscure et resserrée, et il s'y arrêtait assez de temps pour laisser écraser, à droite, à gauche, par ses s, et sans avoir l'air de l'ordonner, toutes les têtes gênantes tandis que le cortège et lui-même allaient sortir plus radieux aux acclamations de la multitude. Il y a ainsi, mon ami, des voûtes obscures étroites, commodes aux violences qu'elles couvrent et qu'elles semblent commander, des voûtes aisément sanglantes qui font le dessous des arcs de triomphe sur le passage des ambitions humaines ; et c'est par là qu'entrent et se poussent fatalement tous les Césars !

Quand l'avocat de Georges eut fini, l'accusé se leva pour lui tendre la main et le remercier de ses efforts ; mais, au même moment, nos regards qui jusque-là ne s'étaient pas échangés se rencontrèrent, et, Georges prolongeant ses remerciements et son geste dans la direction de son avocat, qui était la mienne, je pus croire qu'il m'en revenait une part et que c'était un adieu reconnaissant. Tout suffoqué, je tirai à moi madame R., et nous sortîmes. Je ne revis Georges que cette fois-là.

Et cependant madame R. brusquait à tout propos un deuil politique qu'elle comprenait peu. Je dus assister quelque temps après avec elle à la première grande fête impériale qui eut lieu aux Invalides. Elle inclinait vers ces pompes de l'Empire, elle essayait par degrés de m'y réconcilier, et je l'entrevoyais déjà ambitieuse pour moi dans le même esprit qu'elle l'était pour elle. La vertu politique s'attiédit vite au souffle d'une bouche qui parle à demi-voix. Mais comme c'était le moment où retentissait encore sur le pavé de la Grève la tête de Georges et des siens, je ressentais en y songeant, une confusion douloureuse et de vifs élans contre ma faiblesse. d'autres troubles s'y joignaient. Je reçus vers ce temps des nouvelles qui m'émouvaient toujours de mademoiselle Amélie et de sa grand-mère. Je les eus par une de leurs connaissances de campagne en Normandie, qu'elles m'adressèrent, un homme de dix ans au moins mon aîné, mais avec qui me lia du premier jour une conformité périlleuse de penchants et d'humeur. Il venait à Paris sans but apparent, mais en effet pour une passion dont il poursuivait l'objet, d'ailleurs peu rebelle. C'était une âme charmante et pour qui la nature avait beaucoup fait, d'une sensibilité affable et prompte à s'offrir, d'une première fleur en toutes choses, un peu mobile, légèrement gâté, non pas au fond par la fortune et les plaisirs ; il avait été de la jeunesse dorée et de ces folles ivresses ; mais aimable, exquis rompu au monde, sachant les Lettres aussi et versifiant même délicieusement ; un mélange enfin de tendresse facile et d'esprit français du meilleur temps avec des ouvertures de cœur singulières vers la religion. Il m'allait à merveille, et je lui convins ; nous en fûmes vite aux confidences. Je lui dis mes perplexités ; il y entrait avec un intérêt plein de fraîcheur, et comme il sied à une amitié qui ne veut pas rester fade, même à côté de l'amour ; il jetait dans mes sentiments embarrassés des mots pénétrants avec sa supériorité d'expérience. Cette liaison et cet exemple ne furent pas sans influence sur moi, et m'enhardissaient près de madame R.

Mais je ne parvenais pas, quoi que je fisse, à affranchir ma pensée de l'exil de Blois. Tous les deux ou trois jours en revoyant au petit couvent madame de Cursy, quand je l'entendais, inquiète et bonne, m'entretenir, comme d'habitude, de la santé et des mérites de sa nièce, ne doutant pas que je ne fusse le même, quel reproche cruel ces confiantes paroles étaient à mon inconstance ! Chaque lettre qu'il me fallait leur écrire ou que je recevais d'eux, ou que madame R. aussi recevait parfois, remettait en mouvement cette corde fondamentale dont la plus faible vibration éteignait en moi tout le reste. Je leur parlais du procès de Georges, comme y assistant ; mais, ne pouvant en aucun cas exprimer par lettres mes libres sentiments à ce sujet, j'avais le droit d'être sommaire. Souvent, au milieu des démonstrations factices, il m'échappait, en écrivant, des signes d'affection en détresse et des appels bien sincères.

Cela m'arrivait surtout à la suite de cette comparaison inégale qui s'établissait malgré moi entre les deux âmes, et à l'idée des manques fréquents, et de ce je ne sais quoi de médiocrement profond et de frêle, que je découvrais déjà chez madame R. Combien de fois, revenant, le soir, des quartiers bruyants avec l'aimable ami, confident trop complice de mes détestables progrès, sur ce Pont-des-Arts, alors tout nouveau, où nous nous séparions, je m'écriai en lui désignant l'absente : " Ah ! C'est Elle, C'est Elle encore que j'aime le mieux, et qui saurait le mieux aimer ! ”