Il y a un Amour qui aime l'oubli, le silence, les bois, ou indifféremment un lieu solitaire quelconque, dans la présence, ou dans la pensée de l'être aimé. Que lui importent, à cet amour vrai, l'ignorance où l'on est de lui, les discours ou l'insouciance du monde, ses interprétations malignes, l'admiration du vulgaire ou les compassions fausses des égaux, les rivaux en gloire qui disent de l'amant qu'il s'alanguit et s'évapore, les rivales en beauté qui insinuent de l'amante qu'elle dépérit secrètement dans l'ennui et l'abandon ? Que lui importent les soirées tourbillonnantes du plaisir, les midis resplendissants au gré du clairon des victoires, les spectacles toujours renouvelés où s'égare la curiosité de l'esprit ou des yeux ? S'il est ignoré des autres, cet amour est compris et a sa couronne dans un cœur. S'il ignore le reste, il lit toute une science infaillible dans son abîme chéri. S'il se fixe durant des saisons sans bouger, devant un regard il y voit naître et passer des bois et des sources étincelantes et des paradis d'Asie. S'il fait un pas, s'il voyage, tout également s'enchante, mais parce qu'il voit tout à travers une même larme. Il ne m'a pas été donné de ressentir un tel amour, mon ami ; mais il m'a été donné d'en savoir plus d'un trait et d'y croire. Deux amants qui s'aiment de véritable amour, a écrit un être simple qui avait le génie du cœur, au milieu du monde et des choses qui ne sont pour eux qu'une surface mouvante et sans réalité, ressemblent à deux beaux adolescents aux épaules inclinées, les bras passés autour du cou l'un de l'autre, et regardant des images qu'ils suivent nonchalamment du doigt : ce ne sont pour eux que des images. Un tel amour existe, Dieu a permis qu'il s'en rencontrât çà et là des exemples sur terre ; que quelques belles âmes en fussent atteintes, comme d'une foudre choisie qui éclate sur les temples par un temps serein. Il en est sorti de bien tendres et souvent douloureux prodiges. Car ces célestes amours ne tombent que pour remonter bientôt, au risque sans cela de se perdre et de s'altérer ; ils ne naissent qu'à condition de mourir vite et de tuer leurs victimes. Rémission soit faite par vous, Dieu du ciel, à vos créatures consumées !
Mais il est un autre amour plus à l'usage des âmes blasées et amollies, et qui usurpe communément le nom du premier ; vain, agréable, mêlé de grâce et de malice, qui s'accommode et aspire à tous les raffinements de la société, et n'est qu'un prétexte plus ingénieux pour en parcourir les jouissances, un fil de soie tremblant et souvent rompu à travers le dédale du monde. Cet amour-là n'ignore rien d'alentour ; il s'inquiète, il épie au contraire, il frissonne et flotte au vent du dehors. Il préfère se montrer à être, et faire allusion ou envie aux autres à se posséder en effet. Au lieu de ne voir en tout que des images, il n'est lui-même qu'une image mobile, qu'il étale et promène devant d'autres plus ou moins pareilles qu'il se pique d'égaler ou d'effacer. Hors des regards de la foule et des occasions agitées, ne le cherchez pas ! il désire sans but, il invente misérablement, et, se supportant mal, s'ingénie à se distraire. Sève, torrents et flamme, rajeunissement perpétuel d'une même pensée, ardeur ennoblie de sacrifice, oubli criminel même, mais éperdument consommé, il ne vous connaît pas ! Il n'est pas de l'amour.
Malheureuses sont les âmes que cette démangeaison appauvrit et ronge ! Plus malheureuses encore celles qui, faites pour concevoir l'autre amour, et sentant quelques vraies étincelles, ne les gardent pas ; qu'un éclair soulève comme une poussière électrisée, et qui retombent ; en qui pourtant les soucis médiocres et secondaires n'excluent pas un souvenir errant de la région brûlante ! Ce souvenir les suit et les contriste au sein des inquiètes vanités ; ces vanités les ressaisissent au début des projets meilleurs. Elles veulent aimer, elles veulent se faire croire l'une à l'autre qu'elles s'aiment, et elles ne le peuvent. Madame R. et moi, nous étions un peu de ces âmes.
Elle surtout, si je l'ose dire. - Je voudrais vous la peindre au complet sans faire injure à sa douce mémoire, et j'y parviendrai avec justice pour sa sensibilité et tant de vertus aimables, si je sais être narrateur fidèle. Ce qui me piquait le plus de sa part, après ses premières tristesses vaincues et sous son évidente satisfaction de captiver et de plaire, C'était quelque chose de timoré, de méfiant, de dissimulé par habitude et par crainte, un calice qui doutait de ses parfums, une tige qui doutait de tous zéphyrs, une source longtemps contrainte et restée avare. Si je la suppliais de répondre à mes lettres, qui s'entassaient entre ses mains par quelques pages familières et épanchées, elle me le promettait et le faisait à peine. Mais je découvrais qu'elle détruisait presque tout ce qu'elle avait d'abord écrit dans un moment de passion ; elle déchirait chaque matin au réveil ses billets d'après minuit. Un jour, j'en surpris un, non achevé, et le lui arrachai de force ; C'était exalté et comme délirant. Mais le sang-froid revenait vite et resserrait tout. Le peu qu'elle me donnait de ces billets, elle trouvait moyen encore de me les retirer au fur et à mesure sous quelque prétexte. l'obéissais en frémissant et rougissais pour elle autant que pour moi de ce mesquin affront.
Soit sentiment de sa faiblesse et prévoyance de vertu, soit apprêt de coquetterie, soit plutôt mélange indéterminé de tout cela, elle me refusait constamment la facilité des entrevues en des lieux sûrs et sans témoins. Nous étions bien libres de longue causerie à la campagne ; sa tante nous gênait peu ; mais, à Paris, nous étions moins à nous. Il lui arrivait souvent de me faire faute au sujet des sorties que nous arrangions ensemble. Le commencement d'ordinaire allait bien, nous nous rencontrions ; mais, entrée seule quelque part pour une visite, au lieu de reprendre ensuite le coin où je l'attendais, elle m'esquivait par un autre.
Etant venus un jour au petit couvent chez madame de Cursy, comme nous passions devant ma chambre, je voulus la lui montrer ; mais elle s'y opposa, en laissant voir un soupçon obstiné et irritant ; madame de Couaën innocente et large de cour, y serait mille fois entrée. En revanche, madame R. semblait pleine de confiance, d'abandon et presque de fragilité, là où nous n'avions qu'une minute rapide. à la traversée d'une chambre dans une autre, au détour d'un bosquet de Clarens, ou sur un seuil où il fallait se séparer. Si je lui reprochais ces contradictions blessantes, elle en convenait, accusant sa nature trop faible et insuffisante pour le bien comme pour le mal. Mes lettres passionnées lui étaient chères ; elle se demandait en les relisant, disait-elle, si elle en était digne ; elle s'avouait fière du moins de les inspirer ; et elle en était fière en effet vis-à-vis d'elle-même, plutôt encore que naïvement comblée et heureuse. Mais son affection avait aussi des accents de bien simple langage. Elle souhaitait presque que je fusse malade, assez pour être au lit, sans danger pourtant : Oh ! comme elle me soignerait alors elle-même de ses mains !
Comme elle me prouverait son dévouement sans contrainte ! Madame R. était bien touchante et pardonnée, quand elle disait ces choses, le front soyeux et tendre, penchée sur ses pâles hortensias.
— “ Où couriez-vous tout à l'heure, me disait-elle un soir que, ne l'ayant pas vue de la journée, j'avais couru d'abord en entrant, dans le parc où elle était, mais vers un bosquet où elle n'était pas, passant assez près d'elle sans l'apercevoir ; où couriez-vous donc ainsi ? ” - “J'avais aperçu là-bas, répondis-je, une forme fine et blanche dans l'ombre, et je croyais que c'était vous ; mais ce n'était qu'un lys, - un grand lys, que, d'ici, voyez, à sa taille élancée et à sa blancheur dans le sombre de la verdure, on prendrait pour la robe d'une jeune fille. ” - “ Ah ! vous cherchez maintenant à raccommoder cela avec votre lys, s'écriait-elle vivement et d'un air de gronder : je veux bien vous pardonner pour cette fois d'avoir passé si près sans m'apercevoir. Mais prenez garde ! celui à qui pareille faute arriverait deux fois de suite, ce serait preuve qu'il n'aime pas vraiment ; il y a quelque chose dans l'air qui avertit. ”
— Plus tard, en hiver déjà, comme un soir je l'avais suivie de loin au sortir d'une maison d'où on la ramenait sans que je dusse l'aborder, elle me dit le lendemain qu'elle m'avait bien reconnu.
— “ Et comment. lui demandai-je, sous mon manteau, à cette distance et dans l'ombre ? ”
— “ Oh ! je ne m'y trompe pas, moi, répliquait-elle : je ne vous ai pas vu, mais je vous ai senti ! ”
— De tels mots, comme vous pouvez croire, rachetaient en moi l'effet de bien des médiocrités. Je les racontais à mon nouvel ami, arbitre sûr en ces gracieuses matières. Il me montrait en échange des lettres humides encore du langage dont s'écrivent les amants, et je rapportais de ces conversations sensibles, toutes pétries de la fleur des poisons, un surcroît de chatouillement et une émulation funeste.
Madame R. m'entraînait sans peine aux fêtes militaires, aux cérémonies de cet hiver du Couronnement où nous entrions, et qui fut si radieux. A la vue de ces groupes d'élite, de tant de jeunesses héroïques et fameuses, il m'était clair qu'elle aurait désiré et aurait été flattée que j'en fusse. Elle me citait des noms illustres de mon parti qui avaient cessé de dédaigner ce service de périls et d'honneur. Les saluts légers que les sabres nus adressaient, en défilant, aux femmes des estrades et des balcons, nous allaient au cœur. Pourquoi n'étais-je pas là en bas pour passer aussi à la tête des miens, déjà décoré et glorieux, pour la saluer de l'éclair de l'épée, et pour qu'elle me reconnût et me montrât d'une main sans effort qui prend possession, d'un geste qui veut dire à tous : Il est à moi !
J'étais ébranlé ; je rongeais mon frein, comme un coursier immobile qui entend des escadrons : “ Oh ! avant ces derniers événements, répondais-je, que c'eût été là ma place et mon vœu ! mais après, maintenant, comment est-ce possible ? Après d'Enghien, - après Georges, jamais ! ” Et je baissais la tête comme un vaincu obscur ; elle gardait le silence, et le reste de la fête se passait jalousement. Au théâtre, à la représentation des opéras les plus recherchés, C'était de même. Moi, j'y aurais volontiers été heureux ; mais, elle, témoin des élégances et des triomphes de son sexe, voyant quelquefois une salle entière se lever et applaudir idolâtrement à l'arrivée tardive des femmes, Reines alors de la beauté, elle tombait à son tour en jalousie et en tristesse. Au lieu d'être à nous seuls et enivrés dans ces loges étroites où sa tante, bien que présente, nous interrompait à peine, et qui semblaient comme une image exacte de notre situation en ce monde, isolés que nous étions, à demi obscurs, pas trop mal à l'aise et voyant sans être vus, - au lieu de cela, nous nous regardions avec souffrance et des pleurs d'envie qui n'étaient pas pour nous. Etait-ce donc là de l'amour ?
Ce n'était guère de ma part qu'un goût vif, né de l'occasion prolongée, d'une convenance apparente, et de ce projet que je formais, hélas ! de ne plus dédoubler mon âme et mes sens ; C'était de sa part une langueur affectueuse assaisonnée de vanité. Nous n'avancions qu'à l'aide de mille pointes et de ces ruses qui aiguisent, tiennent en haleine et harcèlent. Dans les bals, elle se plaisait par moments à me donner des craintes de rivalité et des impatiences. Une fois, au mariage d'une de ses parentes où elle m'avait fait inviter, elle s'entoura bruyamment, toute la nuit, de jeunes gens et de cousins de province, jouant la reine de ces lieux. Quoique j'eusse facilité entière pour la visiter ou l'accompagner chaque soir, nous avions imaginé, par quelque réminiscence romanesque, que je serais régulièrement à minuit sous une de ses fenêtres qui donnait dans une rue peu fréquentée et que là, penchée une minute à son petit balcon, elle me jetterait quelque adieu, un geste, un billet au crayon ou le bouquet de son sein. Je ne manquais pas au rendez-vous, et veillais sous cette croisée en sentinelle opiniâtre, par la neige ou la pluie et toutes les lunes de ciel, immobile ou rôdant, objet suspect pour les rares passants qui s'écartaient de mon ombre avec prudence. Le plus souvent donc l'ayant quittée vers onze heures, je la retrouvais là bientôt après. J'avais suivi, durant l'intervalle, les moindres mouvements de lumières dans sa maison et la sortie des visiteurs, et sa demi-heure d'étude solitaire sur la harpe, comme un prélude au lever de l'étoile d'amour ; j'avais saisi des sons même du chant de sa voix, et son ombre, et celle de sa femme de chambre qu'on devinait s'agitant autour d'une chevelure dénouée, et ce coin de rideau entrouvert par où elle s'assurait, un peu avant, de ma présence. Mais, à peine apparue et saluée, et le gage tombé de ses mains, je lui faisais signe de rentrer sans plus de retard à cause du froid de la saison. Sa vitre alors se refermait ; il ne restait à mes yeux que son toit tout blanc de neige ou de rayons, et le tremblement de l'ardoise argentée. d'autres soirs pourtant elle oubliait, je pense, un peu à dessein que j'étais là ; son étude de harpe durait bien longtemps, et les sons qui jaillissaient avec plus de prodigalité et d'éclat semblaient d'en haut insulter à mon attente. Il lui arriva même, une ou deux fois que je ne l'avais pas vue de la journée, de ne pas du tout paraître, comme si ce n'avait pas été convenu ; et moi, dans mon acharnement, j'attendais toujours. J'avais comme gagné, à force de marcher le long de ce mur, la stupidité d'un factionnaire qu'on ne relève pas. Mes pieds retombaient imperturbables sur les mêmes traces ; mais je ne savais plus à quelle fin j'étais dans ce lieu. Puis, me le rappelant tout d'un coup, et voyant sa lumière éteinte, la colère, l'indignation contre ces ruses cruelles ou contre un oubli non moins outrageux me bouleversaient ; je rêvais, par ce balcon trop inaccessible, quelque moyen d'invasion prochaine, et m'en revenais à travers tout Paris, la tête agitée de projets entreprenants et d'escalades violentes. Oh ! L'ardeur d'âme noblement exhalée ! ne trouvez-vous pas ? Quel hiver glorieux ce fut, et quel couronnement de ma jeunesse !...
Cependant je n'avais plus aucune excuse auprès de mes amis de Blois pour prolonger à Paris ce séjour sans interruption. Dans une des lettres que le marquis m'écrivait (car depuis quelques mois c'était lui qui écrivait plutôt qu'elle), il disait : “ On craint ici que vous ne nous négligiez un peu, mon cher Amaury : madame de Couaën vous accuse d'être facile aux habitudes nouvelles, et je me demande moi-même si madame R. ou quelque autre accueil aimable ne nous a pas supplantés près de vous. ” En recevant ces mots, j'aurais voulu partir, donner huit jours au moins au passé, à l'amitié veuve, aux regrets et au soutien d'une illusion croulante, à la réparation trop incomplète d'un mausolée sacré. Mais madame R. restait principalement en garde sur ce point : c'était un ressort qui, à peine touché, resserrait en elle toutes les langueurs et les sourires, tendait brusquement toutes les méfiances.
Huit jours à Blois eussent reculé et anéanti l'effort de mes huit mois parjures. Si seulement elle me voyait triste d'une certaine tristesse, elle soupçonnait cette cause et devenait à l'instant d'une altération de ton et d'une aigreur singulière.
Je remettais donc chaque jour d'ouvrir la bouche sur ce court voyage, et je n'osais jamais.
Il y avait un an bientôt qu'ils avaient quitté Paris. Il y en avait déjà deux que, sortant pour la dernière fois de la Gastine, j'avais demandé, en langage embarrassé et couvert, à mademoiselle Amélie ce terme de deux ans pour voir clair dans ma destinée et me résoudre sur les futurs liens. l'apprenais qu'elle devait venir prochainement passer quelques semaines chez une amie de sa mère. Qu'allais-je avoir à lui dire, et comment masquer tant de confusion ?
Quelle clarté si nouvelle avais-je donc acquise durant ces deux années ? quelle ouverture avais-je pratiquée à travers les choses ? Une volonté vacillante et bégayant, plus inarticulable que jamais ; une situation plus fausse et plus déloyale, non seulement vis-à-vis d'elle, mais envers deux autres cœurs également blessés ! Pas un acte d'énergie, pas une direction tentée en vue du bonheur d'autrui ni du mien, pas une droite issue ! Noble jeune fille qui, debout, sans vous lasser, si fermement enchaînée au seuil d'une première espérance, ressembliez à une jeune Juive, au bord d'une fontaine ou d'un puits, les mains dans vos vêtements, attendant que le serviteur peu fidèle revînt placer sur votre tête l'urne pesante, ou déjà ne l'attendant plus, mais restant, regardant toujours, n'appelant jamais, jamais importune même dans le plus secret désir, appuyée sur votre gentille Madeleine qui grandit moins folâtre et qui n'a pas surpris une seule de vos larmes ! ô sublimité simple de la volonté et du devoir ! quel retour il se faisait en moi.
Même, chaque fois qu'ainsi vous m'apparaissiez ! Il me semblait en ce moment que, malgré le terme échu des deux années, et quand je devais me prononcer sur son avenir, ce n'était pas d'elle encore que m'entretenait cette personne de sacrifice, ce cœur voué au service des autres et à son propre oubli. C'était de madame de Couaën et des reproches et des hontes de cet abandon. C'était de cette vive peine que me parlait le plus le souvenir de mademoiselle Amélie. Je ne lui prêtais, croyez-le, que des pensées dignes d'elle ; j'interprétais ce qu'elle sentait en vérité, ce qu'elle aurait senti si elle avait tout su ; je croyais par moments l'entendre, qui me disait : " Ah ! pour elle du moins, pour elle, je ne me fusse plainte jamais de mon délaissement, je n'eusse point mugi de vous, à mon ami ; mais elle aussi quittée, elle aussi peut-être en proie à mes douleurs ! Ah ! pitié pour ce sein maternel qui n'a pas de place à cacher de telles angoisses, pitié pour ce front d'épouse qu'aucune ombre suspecte ne doit obscurcir !
Oubli sur moi, pitié et bonheur pour elle, si j'ai encore quelque droit ! ” Dans les dernières lettres du marquis, il était plus question de la santé de sa femme, et les expressions de vague crainte s'y reproduisaient fréquemment. Madame de Cursy m'en parlait sans cesse, et sa petite communauté priait pour la chère absente. Le nom de madame de Couaën, prononcé par hasard dans le monde que je voyais, m'était devenu une cuisante épine et un supplice. Plusieurs fois, des personnes, qui nous avaient aperçus l'an dernier toujours ensemble, s'informaient où en était aujourd'hui une amitié si inséparable, et souvent, quand j'arrivais dans une compagnie, j'entendais qu'on adressait tout bas cette question à madame R., laquelle, au reste, ne manquait pas de me le venir rapporter d'un certain air de dépit, et comme si je lui eusse valu un affront. Un jour, à un dîner chez elle, où il y avait bon nombre d'invités, la conversation générale s'étendit sur madame de Couaën. Une dame qui l'avait rencontrée, en passant récemment à Blois, disait qu'elle était à ne pas reconnaître, fort maigre, et d'un moment à l'autre très pâle ou avec des plaques vives aux joues. Je restai fixe et consterné à ces détails. Madame R.s'était levée sous un prétexte, et avait quitté la chambre.
En rentrant, elle me trouva le visage tout noyé et luttant avec des pleurs que je m'efforçais de dérober aux convives.
Quelques instants après, comme on passait au salon, elle s'approcha de moi et me dit dans un éclair irrité : “ Oh ! vous l'aimez bien ! ” En ces moments jaloux, le plus subit changement se faisait en elle ; ce n'était plus rien du nom d'Herminie ; à la soie onctueuse et cendrée de son front, à l'ivoire mat et tiède de sa joue, succédait une légère et dure verdeur comme métallique. Ses lèvres avaient des accents clairs et vibrants, le rire lui sortait d'un gosier moqueur ; elle frit d'une coquetterie folle toute cette soirée. Je ne pouvais mieux la comparer alors qu'au malicieux sphinx de bronze que je vous ai dit. Je le lui écrivais à elle-même le lendemain ; je me justifiais de mes pleurs, et m'attachais à lui prouver que celui-là ne serait pas digne d'elle, qui, en ma place, ne les eût pas sentis déborder. Elle en convenait sans peine, et se désarmait, et reprenait les molles couleurs. Mais la confiance vraie ne se rétablissait pas à fond ou plutôt elle ne fut jamais, en aucun temps, établie entre nous.