Volupté (Sainte-Beuve)/I

La bibliothèque libre.
◄   II   ►




J'avais dix-sept ou dix-huit ans quand j'entrai dans le monde ; le monde lui-même alors se rouvrait à peine et tâchait de se recomposer après les désastres de la Révolution. J'étais resté jusque-là isolé, au fond d'une campagne, étudiant et rêvant beaucoup ; grave, pieux et pur. J'avais fait une bonne première communion et, durant les deux ou trois années qui suivirent, ma ferveur religieuse ne s'était pas attiédie. Mes sentiments politiques se rapportaient à ceux de ma famille, de ma province, de la minorité dépouillée et proscrite ; je me les étais appropriés dans une méditation précoce et douloureuse, cherchant de moi-même la cause supérieure, le sens de ces catastrophes qu'autour de moi j'entendais accuser comme de soudains accidents. C'est une école inappréciable pour une enfance recueillie de ne pas se trouver dès sa naissance, et par la position de ses entours dans le mouvement du siècle, de ne pas faire ses premiers pas avec la foule au milieu de la fête, et d'aborder à l'écart la société présente par une contradiction de sentiments qui double la vigueur native et hâte la maturité. Les enfances venues en plein siècle, et que tout prédispose à l'opinion régnante, s'y épuisent plus vite et confondent longtemps en pure perte leur premier feu dans l'enthousiasme général. Le trop de facilité qu'elles trouvent à se rendre compte de ce qui triomphe les disperse souvent et les évapore. La résistance, au contraire, refoule, éprouve, et fait de bonne heure que la volonté dit Moi. De même, pour la vigueur physique, il n'est pas indifférent de naître et de grandir le long de quelque plage, en lutte assidue avec l'Océan.

Ces chastes années qui sont comme une solide épargne amassée sans labeur et prélevée sur la corruption de la vie, se prolongèrent donc chez moi fort avant dans la puberté, et maintinrent en mon âme, au sein d'une pensée déjà forte, quelque chose de simple, d'humble et d'ingénument puéril. Quand je m'y reporte aujourd'hui, malgré ce que Dieu m'a rendu de calme, je les envie presque, tant il me fallait peu alors pour le plus saint bonheur ! Silence, régularité, travail et prière ; allée favorite où j'allais lire et méditer vers le milieu du jour, où je passais (sans croire redescendre) de Montesquieu à Rollin ; pauvre petite chambre, tout au haut de la maison où je me réfugiais loin des visiteurs et dont chaque objet à sa place me rappelait mille tâches successives d'étude et de piété ; toit de tuiles où tombait éternellement ma vue, et dont elle aimait la mousse rouillée plus que la verdure des pelouses ; coin de ciel inégal à l'angle des deux toits qui m'ouvrait son azur profond aux heures de tristesse, et dans lequel je me peignais les visions du pudique amour ! Ainsi discret et docile, avec une nourriture d'esprit croissante, on m'eût cru à l'abri de tout mal. Cela me touche encore et me fait sourire d'enchantement, quand je songe avec quelle anxiété personnelle je suivais dans l'histoire ancienne les héros louables les conquérants favorisés de Dieu, quoique païens Cyrus par exemple, ou Alexandre avant ses débauches. Quant à ceux qui vinrent après Jésus-Christ, et dont la carrière eut des variations mon intérêt redoublait pour eux. J'étais sur les épines tant qu'ils restaient païens ou dès qu'ils inclinaient à l'hérésie : Constantin, Théodose, me causaient de vives alarmes ; la fausse route de Tertullien m'affligeait, et j'avais de la joie d'apprendre que Zénobie était morte chrétienne. Mais les héros à qui je m'attachais surtout, en qui je m'identifiais avec une foi passionnée et libre de crainte, c'étaient les missionnaires des Indes, les Jésuites des Réductions , les humbles et hardis confesseurs des Lettres édifiantes. Ils étaient pour moi, ce qu'à vous, mon ami, et aux enfants du siècle étaient les noms les plus glorieux et les plus décevants, ceux que votre bouche m'a si souvent cités les Bamave, les Hoche, madame Roland et Vergniaux. Dites aujourd'hui vous-même, croyez-vous mes personnages moins grands que les plus grands des vôtres ?

Ne les croyez-vous pas plus purs que les plus purs ? En fait de vie sédentaire et reposée, j'avais une prédilection particulière pour celle de M. Daguesseau écrite par son fils . Et, à ce sujet, je vous dirai encore : le désir de savoir le grec m'étant venu par suite des récits qu'en font Daguesseau et Rollin, et personne autour de moi ne pouvant guère en déchiffrer que les caractères je l'abordai sans secours, opiniâtrement, et, tout en l'étudiant ainsi, je me berçais dans ma tête d'aller l'apprendre bientôt en ce Paris où seulement on le savait. Paris, pour moi, C'était le lieu du monde où le grec m'aurait été le plus facile ; je n'y voyais que cela. Il y eut à ce début des moments où je mettais tout mon avenir d'ambition et de bonheur à lire un jour couramment Esope, seul, par un temps gris, au retour des leçons savantes, sous un pauvre petit toit qui m'aurait rappelé le mien, en quelqu'une de ces rues désertes où Descartes était resté enseveli trois années . Or, comment avec ces goûts réglés, cette frugalité d'imagination et dans cette saine discipline, l'idée de volupté vint-elle à s'engendrer doucement ? Car elle naquit dès lors, elle gagna peu à peu en moi par mille détours et sous de perfides dissimulations.

J'avais eu pour maître, pour professeur de latin jusqu'à treize ans environ, un homme d'une simplicité extrême, d'une parfaite ignorance du monde, d'ailleurs fort capable de ce qu'il se chargeait de m'enseigner. Le bon M. Ploa, retardé par un événement de famille au moment d'entrer dans les Ordres, n'avait jamais été que tonsuré. En esprit, en mœurs, en savoir, il s'était arrêté justement à cette limite qu'il est dans la loi de toute organisation complète de franchir, afin que l'épreuve humaine ait son cours. Lui, par une exception heureuse, depuis des années qu'un simple contre-temps l'avait retenu, il demeurait sans effort à la modestie de ses goûts à ses auteurs de classe, à ses vertus d'écolier, à son plain-chant dont il ne perdait pas l'usage, aux jugements généraux que l'enseignement de ses maîtres lui avait transmis. Nul doute ne lui était jamais venu, nulle passion ne s'était jamais éveillée en cette âme égale où l'on ne pouvait apercevoir d'un peu remuant qu'une chatouilleuse et bien justifiable vanité dès qu'il s'agissait d'un sens de Virgile ou de Cicéron. La Révolution en le confinant quelque temps au fond de notre contrée, m'avait permis de profiter de ses soins : plus tard quand l'aspect des choses parut s'éclaircir, il nous avait quittés pour devenir professeur de rhétorique au collège de la petite ville d'O… De mon côté, tout soumis que j'aimais à être et plein de confiance en ses décisions j'allais plus loin pourtant que l'excellent M. Ploa, et je me risquais quelquefois avec une pointe de fierté à des lectures qu'il se fût interdites. Sur ce chapitre, au reste, il était d'une candeur singulière. N'ayant jamais lu jusqu'alors par je ne sais quel scrupule aidé de paresse, le quatrième chant de l’Énéide, bien que l’Énéide ne sortît guère depuis dix ans de sa poche ni de ses mains, il imagina, pour lire plus commodément ce livre, de me le faire expliquer ; ce dont je me tirai parfaitement. Il me le fit même apprendre et réciter par cœur. Je traduisis de la sorte, avec lui, les odes voluptueuses d'Horace à Pyrrha, à Lydé ; je connus les Tristes d'Ovide, et, comme il s'y rencontre fréquemment certaines expressions latines que M. Ploa rendait en général par privautés, moi, qui ne savais pas la signification de ce mot, je la lui demandai un jour à l'étourdie ; il me fut répondu que j'apprendrais cela plus tard et je me tins coi, rougissant au vif. Après deux ou trois questions pareilles où se mordit ma langue, je n'en fis plus. Mais quand j'expliquais tout haut devant lui les poëtes, il y avait des passages obscurs et suspects pour moi de volupté qui me donnaient d'avance la sueur au front, et sur lesquels je courais comme sur des charbons de feu.

Un séjour de six semaines que je fis vers quinze ans au château du comte de …, ancien ami de mon père, et durant lequel je me trouvai tout triste et dépaysé, développa en moi ce penchant dangereux à la tendresse, que mes habitudes régulières avaient jusque-là contenu. Un inexplicable ennui du logis natal s'empara de mon être :

J'allais au fond des bosquets récitant avec des pleurs abondants le psaume Super flumina Babylonis ; mes heures s'écoulaient dans un monotone oubli, et il fallait souvent qu'on m'appelât en criant par tout le parc pour m'avertir des repas. Le soir, au salon j'entendais en cercle Clarisse, que l'estimable demoiselle de Perkes se faisait lire à haute voix par son neveu, et ma distraction s'y continuait à l'aise comme au travers d'une musique languissante et plaintive. De retour à la maison après cette absence, j'abordai les élégiaques latins autres qu'Ovide :

Les passages mélancoliques m'en plaisaient surtout, et je redisais à l'infini, le long de mon sentier, comme un doux air qu'on module involontairement, ces quatre vers de Properce :


Ac veluti folia arentes liquere corollas,
  Quae passium calathis strata natare vides,
Sic nobis qui nunc magnum spiramus amantes
  Forsitan includet crastina fata dies.


Je me répétais aussi, sans trop le comprendre, et comme motif aimable de rêverie, ce début d'une chanson d'Anacréon : Bathyle est un riant ombrage. Un nouveau monde inconnu remuait déjà dans mon cœur.

Je n'avais pourtant aucune occasion de voir des personnes du sexe qui fussent de mon âge, ou desquelles mon âge pût être touché. J'eusse d'ailleurs été très sauvage à la rencontre, précisément à cause de mon naissant désir. La moindre allusion à ces sortes de matières dans le discours était pour moi un supplice et comme un trait personnel qui me déconcertait : je me troublais alors et devenais de mille couleurs. J'avais fini par être d'une telle susceptibilité sur ce point, que la crainte de perdre contenance, si la conversation venait à effleurer des sujets de mœurs et d'honnête volupté, m'obsédait perpétuellement et empoisonnait à l'avance pour moi les causeries du dîner et de la veillée. Une si excessive pudeur tenait déjà elle-même à une maladie : cette honte superstitieuse accusait quelque chose de répréhensible. Et en effet, si, devant l'univers je refoulais ces vagues et inquiétantes sources d'émotions jusqu'au troisième puits de mon âme, j'y revenais ensuite trop complaisamment en secret ; j'appliquais une oreille trop curieuse et trop charmée à leurs murmures.

De dix-sept à dix-huit ans, lorsque j'entamai un genre de vie un peu différent, que je me mis à cultiver davantage, et pour mon propre compte, plusieurs de nos voisins de campagne, et à faire des courses fréquentes des haltes de quelques jours à la ville, cette idée fixe, touchant le côté voluptueux des choses ne me quitta pas ; mais en devenant plus profonde, elle se matérialisa pour moi sous une forme bizarre, chimérique, tout à fait malicieuse, qui ne saurait s'exprimer en détail dans sa singularité. qu'il me suffise de vous dire que je m'avisai un jour de me soupçonner atteint d'une espèce de laideur qui devait rapidement s'accroître et me défigurer. Un désespoir glacé suivit cette prétendue découverte. J'affectais le mouvement, je souriais encore et composais mes attitudes, mais au fond je ne vivais plus. Je m'étonnais par moments que d'autres n'eussent pas déjà saisi à ma face la même altération que j'y croyais sentir îles regards qu'on m'adressait me semblaient de jour en jour plus curieux ou légèrement railleurs. Parmi les jeunes gens de ma connaissance, j'étais sans cesse occupé de comparer au mien et d'envier les plus sots visages. Il y avait des semaines entières où je redoublais de déraison et où la crainte de n'être pas aimé à temps, de me voir retranché de toute volupté par une rapide laideur, ne me laissait pas de relâche. J'étais comme un homme au commencement d'un festin qui a reçu une lettre secrète par laquelle il apprend son déshonneur, et qui pourtant tient tête aux autres convives, prévoyant à chaque personne qui entre que la nouvelle va se répandre et le démasquer. Mais ce n'était là, mon ami, qu'un détour particulier, une ruse inattendue de la sirène née avec nous qui s'est glissée à l'origine et veut triompher en nos cœurs ce n'était qu'un moyen perfide de m'arracher brusquement aux simples images de l'idéale et continente beauté ; de m'amener plus vite à l'attrait sensuel en m'opposant la difformité en perspective. C'était une manière moins suspecte et toute saisissante de rajeunir l'éternelle flatterie qui nous pousse à nos penchants et de m'inculquer d'un air d'effroi, sans trop révolter mes principes ces langoureux conseils au fond toujours semblables de se hâter, de cueillir à son temps la première fleur, et d'employer dès ce soir même la grâce passagère de la vie.

L'unique résultat de cette folle préoccupation fut donc de me jeter à l'improviste bien loin du point où elle m'avait trouvé. Mon doux régime moral ne se rétablit pas ; mes habitudes saines s'altérèrent. Cette idée de femme, une fois évoquée à mes regards me demeura présente, envahit mon être et y rompit la trace des impressions antérieures. Ma religion se sentit pâlir. Je me disais que, pour le moment, l'essentiel était d'être homme, d'appliquer quelque part (n'importe où ?) mes facultés passionnées de prendre possession de moi-même et d'un des objets que toute jeunesse désire ; - sauf à me repentir après et à confesser l'abus. Une difficulté particulière . . . . . . . . . . . ... ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . s'étant tout d'un coup révélée à moi par les lectures techniques que je fis à cette époque, ajoutait encore à mon embarras et le compliquait plus que je ne saurais rendre ; j'étais averti d'un obstacle réel, obscur, quand toutes les chimères de l'imagination me criaient de me hâter. Je ne crains pas, mon ami, d'entrouvrir à vos yeux ces misères honteuses pour que vous ne désespériez pas des vôtres qui ne sont peut-être pas moins petites, et parce que bien souvent tant d'hommes qui font les superbe ; n'obéissent pas dans les chances décisives de leur destinée, à des mobiles secrets plus considérables. On serait stupéfait si l'on voyait à nu combien ont d'influence sur la moralité et les premières déterminations des natures les mieux douées quelques circonstances à peine avouables, le pois chiche ou le pied bot, une taille croquée, une ligne inégale, un pli de l'épiderme ; on devient bon ou fat, mystique ou libertin à cause de cela. Dans l'état de faiblesse étrange où, par suite des désordres de nos pères et des nôtres nous est arrivée notre volonté, de tels grains de sable, placés ici ou là, au début du chemin la font broncher et la retournent : on recouvre ensuite cette pauvreté de sophismes magnifiques. Pour moi, qui sais combien d'heures d'ardente manie, en cet âge d'intelligence et de force, j'ai passées seul, navré, à remuer, à ronger de l'ongle, à enfoncer dans ma chair ce gravier imaginaire que j'y croyais sentir ; qui eusse payé joyeusement alors, du prix de mon éternité, l'obstacle évanoui, la séduction facile, la beauté de la chevelure et du visage, répétant avec le poète ce mot du Troyen adultère : Il n'est pas permis de repousser les aimables dons de Vénus, ; - pour moi qui de ces lâchetés idolâtres me relevais par courts accès, jusqu'à l'effort du cloître et aux aspérités du Calvaire ; qui ai donc éprouvé, dans ce désarroi chétif des puissances de l'âme, ce qui se ballotte en nous de monstrueusement contradictoire, ce qui s'y dépose au hasard de contagieux, d'impur, et d'où peut résulter notre perte, à mon Dieu ! je ne crois plus tant aux explications fastueuses des hommes ; je ne vais pas chercher bien haut, même dans les plus nobles cœurs, l'origine secrète de ces misères qu'on dissimule ou qu'on amplifie. Mais, sans trop presser, mon ami, ce qui serait la rougeur de bien des fronts, sans croire surtout dérober ses mystères à Celui qui seul sait sonder nos reins, je ne vous parlerai ici que de moi. A ce premier bouleversement chimérique que nul n'a jamais soupçonné, se rattachent le principe de mes erreurs et la trop longue déviation de ma vie. L'amour-propre fit honte dès lors à la docile simplicité, et, sans entreprendre de révolte en règle, il ne perdit aucune occasion de jeter en se jouant ses doutes comme des pierres capricieuses à travers l'ombrage révéré où s'était nourrie mon enfance. L'activité politique se substitua insensiblement chez moi à la piété, et mes rapports personnels avec les gentilshommes du pays m'initièrent aux tentatives de l'Emigration et des princes.

Ainsi j'allais me modifiant d'un tour rapide, par diversion à mon idée dominante ; et, quand cette espèce d'hystérie morale, qui dura bien un an en tout, fut dissipée, quand je reconnus, en riant aux éclats que j'avais cru en dupe à ma seule fantaisie, mon courant d'idées n'était déjà plus le même, et les impressions acquises me demeurèrent.