Volupté (Sainte-Beuve)/II

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Dans le trajet de ces fréquentes allées et venues, et durant mes courses à cheval de chaque jour à la campagne, je m'étais accoutumé volontiers à rabattre par la Gastine, grande et vieille ferme à deux petites lieues de chez nous.

La famille de Greneuc, qui en était propriétaire, y habitait depuis quelques années, et son bon accueil m'y ramenait toujours. Je n'oserais dire toutefois que l'attrait de cette compagnie dût être uniquement attribué à M. et à madame de Greneuc vénérable couple, éprouvé par le malheur, offrant le spectacle d'antiques et sérieuses vertus bon à entendre sur quelques chapitres des choses d'autrefois la femme sur Mesdames Royales, auxquelles, dans le temps, elle avait été présentée, le mari sur M. de Penthièvre, qu'il avait servi en qualité de second écuyer, et dont il érigeait en culte la sainte mémoire. M. de Greneuc du reste, avec sa haute taille parfaitement conservée, sa tête de loup blanc qui fléchissait à peine, son coup d'oeil ferme et la justesse encore vive de ses mouvements faisait un excellent compagnon de chasse qui redressait à merveille mon inexpérience et lassait souvent mes jeunes jambes.

Mais ce qui me le faisait surtout rechercher, je le sens bien c'est que dans sa maison sous la tutelle du digne gentilhomme et de sa femme, habitait, âgée de dix-sept ans leur petite-fille, mademoiselle Amélie de Liniers. Il y avait aussi une autre petite fille, cousine germaine de celle-ci, mais tout enfant encore, la gentille Madeleine de Guémio, ayant de six à sept ans au plus à laquelle sa jeune cousine servait de gouvernante et de mère. Les parents de ces orphelines étaient tombés victimes de l'affreuse tourmente, les deux pères, ainsi que madame de Guémio elle-même, sur l'échafaud : madame de Liniers avait survécu deux ans à son mari, et ses yeux mourants s'étaient du moins reposés sur sa fille déjà éclose et à l'abri de l'orage. Ainsi deux vieillards et deux enfants composaient cette maison ; entre ces âges extrêmes une révolution avait passé, et la florissante génération destinée à les unir s'était engloutie :

Quatre têtes dans une famille, et les mieux affermies et les plus entières, avaient disparu. C'était une vue pleine de charme et de fécondes réflexions que celle de mademoiselle Amélie entre les fauteuils de ses grands-parents et la chaise basse de sa petite Madeleine, occupée sans cesse des uns et de l'autre, inaltérable de patience et d'humeur, d'une complaisance égale, soit qu'elle répondît aux questions de l'enfant, soit qu'à son tour elle en adressât pour la centième fois sur le cérémonial de !770 ou sur les aumônes de M. de Penthièvre. Je vois encore la chambre écrasée, sombre, au rez-de-chaussée (le bâtiment n'avait pas d'étage), ou même plus bas que le rez-de-chaussée, puisqu'on y descendait par deux marches avec des croisées à tout petits carreaux plombés donnant sur le jardin et des barreaux de fer en dehors. En choisissant ce lieu assez incommode pour résidence, M. de Greneuc dont la fortune était restée considérable, avait voulu surtout éviter le péril d'un séjour plus apparent en des conjectures encore mal assurées. C'est au fond de cette chambre bien connue qu'à chaque visite, en entrant, j'admirais dès le seuil le contraste d'une si fraîche jeunesse au milieu de tant de vétusté, et la réelle harmonie de vertus, de calme et d'affections, qui régnait entre ces êtres unis par le sang et rapprochés plus près même qu'il n'était naturel, par des infortunes violentes.

Quand j'entrais ma chaise était déjà mise, prête à me recevoir, tournant le dos à la porte, vis-à-vis de M. de Greneuc à gauche de madame, à droite de la petite Madeleine qui me séparait de mademoiselle Amélie : celle-ci, en effet, avait entendu le pas du cheval dans la cour, quoique les fenêtres de la chambre ne donnassent pas de ce côté ; elle avait placé la chaise d'avance et s'était rassise, de sorte que, lorsque je paraissais, j'étais toujours attendu et qu'on ne se levait pas. En réponse à mon profond salut, un signe gracieux de la main me montrait la place destinée.

Ainsi accueilli sur un pied de familiarité douce et d'habitude affectueuse, il me semblait dès l'abord que ce n'était que la conversation de la veille ou de l'avant-veille qui se continuait entre nous. Je disais les récentes nouvelles de la ville, les grands événements politiques et militaires qui ne faisaient pas faute, ou les actives combinaisons de nos amis dans la contrée. J'apportais quelques livres à mademoiselle Amélie, de piété, de voyages ou d'histoire ; car elle avait l'esprit solide, orné, et, grâce aux soins de sa languissante mère, sa première éducation avait été exquise, quoique nécessairement depuis fort simplifiée dans cette solitude.

Après un quart d'heure passé dans ces nouveautés et ces échanges, c'était d'ordinaire à notre tour d'écouter les récits des grands-parents et de rentrer dans le détail des anciennes mœurs ; nous nous y prêtions, mademoiselle Amélie et moi, avec enjouement, et nous y poussions même de concert par une légère conspiration tant soit peu malicieuse. Dans cette espèce de jeu de causerie où nous étions partners, nos vénérables vis-à-vis n'avaient garde de s'apercevoir du piège, et puis leur mémoire d'autrefois y trouvait trop son compte pour qu'ils eussent à s'en plaindre. Mais quand de proche en proche, étendant leurs souvenirs, M. et madame de Greneuc en venaient à toucher ces circonstances funèbres où une si large portion d'eux-mêmes s'était déchirée, là, par degrés, expirait tout sourire et se brisait toute question. Unis en un même sentiment d'inexprimable deuil, nous écoutions comme à genoux ; des larmes roulaient à toutes les paupières, et il n'y avait que la petite Guémio qui sût rompre cet embarras par quelque innocente et naïve gentillesse.

Ne vous étonnez pas mon ami, de m'entrevoir déjà sous un jour si différent de ce que mon âge et ma condition actuelle autorisent à supposer. J'ai subi la loi commune. A moins d'avoir été soustrait tout à fait au monde, d'avoir passé sans intervalle de la première retraite studieuse de l'enfance aux engagements successifs et aux redoutables degrés du ministère, à moins d'avoir été élevé, édifié, consacré dans la même enceinte et de n'avoir connu jamais pour extrêmes plaisirs, après l'allégresse divine de l'autel, que la partie de paume deux fois le jour et les longues promenades du mercredi ; hors de là, je ne conçois guère que des cas de fragilité qui, presque tous, par leur marche et leur début, se ressemblent. Il est difficile à une organisation sensible, dans sa plus courte entrevue avec le monde, de n'en pas recevoir de tendres empreintes, de ne pas rendre aux objets certains témoignages. Les yeux une fois dirigés vers ce genre d'attrait, le reste suit ; l'éveil est donné ; le cœur s'engage en se flattant de rester libre. C'est bientôt une blessure qui s'irrite, qui triomphe, ou qu'on ne guérit qu'en la traitant par d'autres blessures : on se trouve ainsi jeté loin de la douceur légère et de l'insouciance des commencements.

Mademoiselle de Liniers n'était pas une de ces beautés dont la simple apparition confond les sens et enlève, bien que ce fût réellement une beauté. Noble de maintien, régulière de traits, unie et pure de ton, elle apportait dans la société de ses grands-parents et dans ses soins auprès de la petite Madeleine, une soumission parfaitement douce de toute sa personne, et la sensibilité passionnée, l'enthousiasme dont elle était pourvue, avait de bonne heure appris à obéir en elle à une sévère loi. J'appréciais ces mérites intérieurs et le charme que j'éprouvais à la voir s'en augmentait. Quelquefois quand j'étais venu au matin prendre M. de Greneuc pour la chasse, j'avais aperçu sa petite-fille agenouillée laçant les guêtres aux jambes du vieillard : cette pose d'un moment exprimait à mes yeux toute sa vie de devoir et de simplicité. d'autres fois aussi, à ces mêmes heures du matin, arrivant par un frais soleil de septembre le fusil sur l'épaule, je l'avais surprise au jardin en négligé encore, du côté de ses ruches. L'essaim apprivoisé voltigeait autour d'elle, blond au-dessus de sa blonde tête, et semblait applaudir à sa voix. Mais mon chien qui m'avait suivi par le jardin malgré ma défense, la reconnaissant, s'élançait en joyeux aboiements vers elle et sautait follement après l'essaim pour le saisir ; celui-ci, tournoyant alors et redoublant de murmure, s'élevait avec une lenteur cadencée dans un rayon de soleil.

Notre familiarité avait cela d'attrayant qu'elle était indéfinie, et que le lien délicat qui flottait entre nous, n'ayant jamais été pressé, pouvait indifféremment se laisser ignorer ou sentir, et fuyait à volonté sous ce mutuel enjouement qui favorise les tendresses naissantes. Le plus souvent, dans le tête-à-tête, nous ne nous donnions pas de noms en causant, parce qu'aucun ne serait allé juste à la mesure du vague et particulier sentiment qui nous animait.

Devant le monde, l'accent était toujours là pour corriger ce que l'usage imposait de trop cérémonieux, et l'affectation légère qu'on mettait alors dans le ton semblait sous entendre qu'on aurait eu droit entre soi à de moindres formules. Mais seuls nous nous gardions d'ordinaire, nous nous dispensions de tout nom heureux de suivre bien uniment l'un à côté de l'autre le fil de notre causerie, et cette aisance même, qui au fond ne manquait pas de quelque embarras était une grâce de plus dans notre situation une mystérieuse nuance. Il venait peu de monde à la Gastine et rarement, sans quoi cette vie d'abandon paisible ne se fût pas tant prolongée, et l'excitation du dehors en eût vite tiré ce qu'elle recélait de passion future.

Un jour, à une partie de chasse, - à une Saint-Hubert, il y avait eu, au rond-point de la forêt voisine, rendez-vous d'une quinzaine de personnes des environs : quelques femmes étaient venues à cheval en amazones, parmi lesquelles mademoiselle Amélie. Le mouvement de la course, la fraîcheur matinale de l'air et du ciel, l'entrain d'une conversation à chaque instant reprise et variée, l'amour-propre qui s'éveille si gaiement en ces circonstances, une pointe de rivalité enfin comme il est inévitable dans une réunion d'hommes et de jeunes femmes tout m'avait enivré, enhardi, au point que, saisissant un moment où la compagnie au galop s'était un peu brisée, j'essayai, sous un prétexte assez gauche de soudaine jalousie, d'entamer vivement ce qui jusqu'alors était demeuré entre nous inexpliqué et obscur. Mais elle, au lieu de m'écouter avec sérieux suivant sa coutume, et de me faire honte s'il le fallait, excitée aussi de son côté par l'humeur folâtre de ce jour, dès qu'elle vit où j'en voulais venir, lança brusquement son cheval en avant du mien et m'échappa ; et à chaque fois que je tentai de renouer, le cheval partait toujours avant le troisième mot de la phrase ; les vents emportaient le reste. Cette espièglerie, prolongée jusqu'aux éclats, avait fini par m'irriter. De retour vers le soir à la Gastine, où une portion de la chasse nous accompagna, je jouai la supériorité, l'indifférence, et parus fort occupé de causer avec la jeune dame du Breuil, à laquelle je m'étais rattaché. Mademoiselle Amélie, sérieuse et presque inquiète alors passait et repassait dans le petit salon où nous nous tenions à l'écart ; mais moi, laissant errer comme par distraction mes doigts sur le clavecin près duquel j'étais debout, je couvrais ainsi ma conversation futile, de manière qu'il ne lui en arrivât rien.

Puis, ce manège me semblant trop misérable, je rentrai dans la chambre où presque toute la société se trouvait réunie, et là, comme il ne restait qu'une chaise libre et que mademoiselle Amélie me l'indiquait pour m'y asseoir, je la lui indiquai moi-même avec un coup d'oeil expressif ; elle refusait d'abord j'insistai par le même coup d'oeil ; elle s'y assit à l'instant comme subjuguée d'une rapide pensée, et en prononçant oui à voix basse. Un demi-quart d'heure après je fis un mouvement pour me lever et sortir ; elle s'approcha de moi et me dit de ce ton doux et ferme, certain d'être obéi : Vous ne vous en allez pas ; et je restai.

Ce furent là les seules réponses que j'obtins jamais d'elle à mes questions de ce jour ; ce furent là ses aveux.

Je ne voulais, mon ami, que vous raconter ma jeunesse dans ses crises principales et ses résultats d'une manière profitable à la vôtre, et voilà que, dès les premiers pas je me laisse rentraîner à l'enchantement volage des souvenirs.

Ils sommeillaient, on les croyait disparus ; mais au moindre mouvement qu'on fait dans ces recoins de soi-même, au moindre rayon qu'on y dirige, C'est comme une poussière d'innombrables atomes qui s'élève et redemande à briller.

Dans toute âme qui de bonne heure a vécu, le passé a déposé ses débris en sépultures successives que le gazon de la surface peut faire oublier ; mais, dès qu'on se replonge en son cœur et qu'on en scrute les âges on est effrayé de ce qu'il contient et de ce qu'il conserve : il y a en nous des mondes !

Ces souvenirs du moins que je me surprends ainsi à poursuivre jusqu'en leur tendre badinage, ne sont-ils pas trop coupables dans un homme de renoncement, et n'ont-ils plus pour moi de péril, ô mon Dieu ? Est-il jamais assez tard dans la vie, est-on jamais assez avant dans la voie, pour pouvoir tourner impunément la tête vers ce qu'on a quitté, pour n'avoir plus à craindre l'amollissement qui se glisse en un dernier regard ? Moi, qui ai la prétention de redresser ici et de fortifier la jeunesse d'un autre, n'ai-je pas à veiller plutôt sur mes cicatrices glacées, à tenir mes deux mains à ma poitrine et à mes entrailles, de peur de quelque violent assaut toujours menaçant ? Sans doute, à Seigneur, le cœur où vous habitez n'a rien de farouche ; il abonde en douceur et en tolérance aimable ; il lui est ordonné d'aimer. Mais ce doit être finalement en vue de vous qu'il aime ; mais, s'il lui arrive de ranimer l'ombre des créatures chéries et de se répandre en mémoire vers le passé, le repentir sérieux doit mêler alors son intercession et ses larmes aux soupirs involontaires que notre faiblesse éternise il a prière doit y jeter sa rosée qui purifie : à ce prix seulement, il est permis au chrétien de se souvenir, et je ne puis rendre justifiable que par là le retour que j'entreprends pour cette fois encore, pour cette dernière fois, à mon Dieu !

Durant la chaleur de cerveau qui, au sortir de ma simple enfance, m'avait tout d'un coup rempli de fumées grossières j'avais pêle-mêle entassé bien des rêves et d'étranges idées sur l'amour m'étaient survenues. En même temps que la crainte d'arriver trop tard m'embrasait en secret d'un désir immédiat et brutal, qui, s'il avait osé se produire, ne se fût guère embarrassé du choix, je me livrais en revanche, dans les intervalles, au raffinement des plans romanesques ; je me proposais des passions subtiles relevées de toutes sortes d'amorces. Mais à aucun moment de cette alternative, le sentiment permis, modeste et pur, ne trouvait de place, et je perdais par degrés l'idée facile d'y rapporter le bonheur. Cet effet se fit cruellement sentir à moi dans la liaison dont je vous parle, mon ami, liaison si propre, ce semble, à contenir un cœur comme le mien élevé dans une pieuse solitude et novice au monde.

Quelque charme croissant que je trouvasse à la cultiver, à la resserrer tous les jours je m'aperçus vite que mon vœu définitif ne s'y laissait pas enchaîner. Par-delà l'horizon d'un astre si charmant, derrière la vapeur d'une si blanche nuée, mon âme inquiète entrevoyait une destinée encore, les orages et l'avenir. Je ne me disais pas sans doute que ma vie pût se passer de mademoiselle Amélie et se couronner de félicité sans elle ; mais tout en me prêtant à une agréable espérance d'union et à l'habitude insensible qui la devait nourrir, j'en ajournais dans ma pensée le terme jusqu'après des événements inconnus. Les vertus mêmes de cette noble personne, son régime égal d'ordre et de devoir, sa prudence naturelle qui s'enveloppait au besoin de quelque froideur, tout ce qui l'eût rendue actuellement souhaitable à qui l'eût méritée, opérait plutôt en sens contraire sur une imagination déjà fantasque et pervertie.

Cette paix dans le mariage, précédée d'un accord ininterrompu dans l'amour, ne répondait en rien au tumulte enivrant que j'avais invoqué. Pour me faire illusion à moi-même sur mes motifs et m'en déguiser honnêtement le caprice déréglé, je m'objectais que mademoiselle de Liniers était très riche par sa mère et par ses grands-parents, beaucoup trop riche pour moi qui, avec peu de bien de famille, n'avais d'ailleurs nulle consistance acquise encore, nulle distinction personnelle à lui offrir. Ainsi mon plus triste côté se décorait à mes propres yeux d'un voile de délicatesse, et, lorsque par instants ce voile recouvrait mal toute l'arrière-pensée, je ne manquais pas d'autres sophismes commodes à y joindre, et de bien des raisons également changeantes et mensongères.

Ce que je souhaite, ce qu'il me faut pour me confirmer vraiment ce que je suis, répondais-je un soir de mai, le long de l'enclos du verger en fleurs, à mademoiselle de Liniers qui marchait nu-tête près de moi et poussait devant elle la petite de Guémio, promenant au hasard dans la brune chevelure de l'enfant une main que la lune argentait ; - ce qu'il me faut, c'est une occasion d'agir, une épreuve par où je sache ce que je vaux et le donne à connaître aux autres ; c'est un pied dans ce monde d'événements et de tourmentes à bord de ce vaisseau de la France d'où nous sommes comme vomis. A quoi donc va se passer notre jeunesse ? La terre tremble, les nations se choquent sans relâche, et nous n'y sommes pas, et nous ne pouvons en être, ni contre ni avec la France. Un moment, et ce moment a été beau, le combat s'est ouvert par nous : on se mesurait des deux parts ; Cazalès a parlé, Sombreuil a offert sa poitrine , on a pu mourir. Nous trop jeunes alors de peu d'années pleins de sève aujourd'hui, que faire ? Les rois sont tombés et, du fond de l'exil, la voix des leurs ne nous arrive plus. Nos pères qui devaient nous conseiller, nous ont tous manqué en un même jour et n'ont pas de tombe. L'oubli à notre égard a remplacé la haine, et ce n'est plus la hache, mais le dédain qui nous retranche. Au tonnerre roulant des batailles nous opposons ici des trames d'araignée et des chuchoteries de complots. Oh ! mademoiselle Amélie, dites, n'y-t-il pas de honte de vivre sous ce doux ciel quand investis de spectacles gigantesques on ne peut exhaler sa part d'âme et de génie, dans aucune mêlée, pour aucune cause, ni par sa parole ni par son sang ? ” Et elle souriait avec tristesse à cet enthousiasme qui débordait, applaudissant dans son cœur à ce que sa lèvre appelait folie, et, chaque fois que revenait dans mon discours cet élan impétueux vers l'action et vers la gloire, elle répétait d'un ton plaintif, comme un refrain de chanson qu'elle se serait chantée à voix basse et sans y attacher trop de sens : Vous l'aurez, vous l'aurez.

Et mes idées, excitées par l'heure et par leur propre mouvement, se poussaient d'un flot continu et s'étendaient à mille objets. Car rien n'est délicieux dans la jeunesse comme ce torrent de vœux et de regrets aux heures les plus oisives dans lesquelles on introduit de la sorte un simulacre d'action qui en double et en justifie la jouissance. Un moment, l'amour du savoir, cette soif des saintes lettres qui m'avait altéré dès l'enfance, me porta sur la dispersion des cloîtres ; je me supposais ouvrier infatigable durant soixante années dans ces studieux asiles ; je semblais en redemander pour moi l'éternel et mortifié labeur. Puis, me retournant d'un espoir jaloux vers des œuvres plus bruyantes ou plus tendres la palme de poésie tentait mon cœur, enflammait mon front : Je croyais sentir en moi, disais-je, beaucoup de choses qu'on n'avait pas rendues comme cela encore. ” Et à ce vœu nouveau, elle, qui s'était tue à propos de cloître, reprenait plus vivement, assez moqueuse, je crois et sans doute impatiente de me voir à ses côtés tant de lointains désirs : Oh ! vous l'aurez, vous l'aurez.

Et, redescendant de l'idéal à une réflexion plus positive et aux détails de considération mondaine, je voulus voir d'autres obstacles à mon début, à ma figure personnelle, dans mon peu de patrimoine et la ruine presque entière des miens ; mais cette fois, elle n'y put tenir, et sur ce mot de fortune elle laissa échapper d'une manière charmante, comme si le refrain l'emportait : Oh ! bien, nous l'aurons !

Je l'entendis ! la lune brillait, l'arôme des fleurs nous venait de dessus l'enclos ; au même instant la petite de Guémio s'écriait de joie à la vue d'un ver luisant dans un buisson ; toute cette soirée m'est encore présente. Pendant que mademoiselle Amélie caressait plus complaisamment les boucles de cheveux de cette chère petite qui lui servait de contenance et de refuge, j'aperçus à son doigt une bague, présent de sa mère mourante, et dont la pierre scintillait sous un rayon. J'affectai de la remarquer, je la désirai voir, et pris de là occasion de l'ôter à son doigt et de l'essayer au mien : elle m'allait, je la lui rendis : tout se fit en silence. Peu d'instants après l'heure du départ étant venue, je sortais à cheval, elle d'un pas léger me précédant à la barrière, qu'elle referma ensuite derrière moi ; et du dehors, par-dessus la haie que je côtoyai jusqu'à un certain détour, je lui jetai du geste un dernier salut.

Amour, naissant Amour, ou quoi que ce soit qui en approche ; voix incertaine qui soupire en nous et qui chante, mélodie confuse qu'en souvenir d'Eden, une fois au moins dans la vie, le Créateur nous envoie sur les ailes de notre printemps ! choix, aveu, promesse ; bonheur accordé qui s'offrait alors et dont je ne voulus pas : quel cœur un peu réfléchi ne s'est pas troublé, n'a pas reculé presque d'effroi au moment de vous presser et de vous saisir ! A peine avais-je perdu de vue la couronne de hêtres de la Gastine, et le premier mouvement de course épuisé, entrant dans la bruyère, je laissai retomber la bride, et par degrés la rêverie me gagna. “ Quoi ! me fixer, me disais-je, me fixer là, même dans le bonheur ! ” et face à face avec cette idée solennelle, je tressaillis d'un frisson par tout le corps. Un pressentiment douloureux jusqu'à la défaillance s'élevait du fond de mon être, et, dans sa langueur bien intelligible, m'avertissait d'attendre, et que pour moi l'heure des résolutions décisives n'avait pas sonné. Le monde, les voyages, les hasards nombreux de la guerre et des cours ces combinaisons mystérieuses dont la jeunesse est prodigue, s'ouvraient à mes regards sous la perspective de l'infini, et s'assemblaient, nageaient en formes mobiles, selon les jeux de la pâle lumière, au contour des halliers.

J'aimais les émotions les malheurs même à prévoir ; je me disais : " Je reviendrai en ces lieux un jour, après m'être mêlé aux affaires lointaines, après avoir renouvelé mon âme bien des fois ; riche de comparaisons, mûr d'une précoce expérience, je repasserai ici. Cette douce lune, comme ce soir, éclairera la bruyère, et le bouquet de noisetiers, et quelque parc blanchâtre de bergerie, là-bas sous le massif obscur ; lumière et tristesse, tous ces reflets d'aujourd'hui, tous ces vestiges de moi-même y seront. Mais Elle, la retrouverai-je encore, m'aura-t-elle oublié ? ” Et ces vicissitudes sans doute amères, que je me proposais avec de vagues pleurs me souriaient à cette distance et me faisaient sentir la vie dans le présent. C'était par de tels dédales de pensées que m'égarait l'inconstance perfide, si chère aux cœurs humains.