Volupté (Sainte-Beuve)/XVIII

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Perplexités, mon ami, que je ne puis vous rendre, si vous-même n'y avez point passé, qu'il ne faut point mesurer à l'étendue des motifs apparents, et que compliquaient encore ces tristes consolations souillées dont l'effet immédiat attaque si directement la volonté à son centre !

Vie tiraillée et nouée dans les plus sensibles portions de l'être ! Embarras paralysant d'une nature née pour le bien d'une jeunesse qui s'est prise au piège, en voulant illégitimement aimer, et qui ne sait plus aboutir en vertu franche ni en désordre insouciant et hardi. Agonie, rapetissement, et plainte des âmes tendres déchues ! Oh ! j'ai bien connu cette situation fausse et son absurde profondeur, ces dégoûts de tout qu'elle engendre, cet embrouillement inextricable qui meurtrit bientôt sur tous les points un cerveau jusque-là sain, net et vigoureux, cet échec perpétuel au principe et au ressort de toute action, cette lente et muette défaite au sein des années vaillantes ! C'est comme un combat qui se livre incessamment en nous sans pouvoir se trancher d'un côté ni de l'autre, et l'âme en prostration, qui est le prix du combat, sert aussi de champ de bataille et subit tous les refoulements contraires, et ne sait, à la fin de chaque journée, à qui elle appartient ! Ce sont de longues matinées, attachées et clouées à une même place, comme par une manie obstinée ; sur un fauteuil, ou dans ses rideaux ; la tête dans les mains, les yeux se dérobant, comme indignes, à la clarté du jour, et le visage caché dans un chevet ; - plus d'étude, un livre ouvert au hasard qu'on lit presque au rebours, tant l'esprit est ailleurs !

Quelques gouttes de pluie qu'on écoute tomber une à une dans la cendre du foyer ; de vrais limbes sous une lumière blafarde et bizarre ; une inertie mêlée d'angoisse, d'une angoisse dont on n'a plus présents les motifs, mais qui subsiste comme une fièvre lente dont on compte les battements. Et si l'on y repense, un éveil, un ébranlement confus de tous les obstacles, de toutes les difficultés et impossibilités, mais nulle issue, pas une ouverture pour rentrer dans la paix et l'équilibre, pour se replacer dans l'ordre en s'immolant à quelqu'un. Un flot lent qui soulève et remue au fond de nous toutes les étables d'Augias ; aucun torrent qui les purge et les entraîne ; - et nous, notre Ame, là devant assise, mais assise dans le supplice de Thésée ; attendant comme le paysan imbécile, que ce fleuve croupissant soit écoulé et tari ! Voilà où mène le séjour dans ces situations fausses auxquelles on condamne sa jeunesse ; elles portent avec elles et en elles une expiation terrible. De telles misères sont bien à mépriser, mon ami ; mai s'il faut se le rappeler, si l'on était tenté d'en trop rougir et de s'en accabler d'une âme trop abattue, elles ne sont pas plus à mépriser que tant d'autres misères de notre faute et agonies méritées sur cette terre. Du côté du respect humain, qui veut de l'action à tout prix, du mouvement et du bruit jusque dans le mal, et qui rougirait de l'aveu de toute agonie tandis qu'un Dieu a bien eu la sienne, il n'y aurait guère de secours ni d'allégeante parole à tirer : j'entends déjà les reproches durs et les risées des superbes que scandalisent de si abjectes faiblesses. Chrétiennement et aux yeux de Dieu, ces faiblesses, voyez-vous, ces sueurs tremblantes ne sont pas plus petites que tant d'actes et de résultats dont on se glorifie, que tant de triomphes menteurs qui se proclament, que ces enfers plus ardents des rivalités et des haines, que ces agitations extérieures ou secrètes des Whigs et des Tories de toutes sortes dans les divers étages de la fortune, des honneurs et du pouvoir. Devant Dieu, devant mes frères en Dieu, mon ami, je confesse mes langueurs, je les foule et les humilie en toute honte : devant les autres faiblesses humaines qui feraient les fières, je les relève, ou du moins je soutiens qu'elles sont sœurs, et que dans les nôtres, si elles sont plus inactives et paralysées, C'est qu'il entre plus d'âme aussi, un reste de scrupule spirituel, un élément infirme qui n'a plus la force d'être bon, mais qui en a la conscience, qui empêche de passer outre, qui suspend et neutralise, qui, chassé de notre chair, se réfugie dans nos os, et nous brise, et gémit !

Je me serais pourtant décidé, je le crois bien, à partir pour Blois sans prévenir madame R. à l'avance, sans obtenir congé d'elle, et en écrivant simplement un soir que j'avais pris sur moi, malgré tout, de me condamner à cet exil de huit jours : mais une lettre du marquis, cachetée en noir, me dispensa cruellement de plus d'effort ; le marquis m'y apprenait la mort subite de son fils, et, muet sur la profondeur de sa blessure, il m'y parlait de sa femme et de l'état alarmant où ce coup l'avait réduite, me chargeant de réclamer pour lui une permission de retour et de séjour d'une quinzaine à Paris : il voulait la dépayser dans ces premiers instants de la douleur et consulter aussi les médecins. Je courus à M. D..., qui en fit son affaire près du ministre Fouché, et l'ordre fut expédié de la police en même temps que ma lettre d'annonce au marquis.

Cet enfant, que nos amis venaient si amèrement de perdre, était l'aîné de sa sœur ; il avait au moins sept ans accomplis, étant né en Irlande même, à Kildare, avant l'arrivée en France des époux. Ses qualités précoces librement développées et une pénétrante beauté intérieure faisaient de ce jeune Arthur un être rare, une créature doublement précieuse. D'une complexion blanche, aux yeux, aux cheveux noirs, le front aisément caressé des songes, d'un naturel très réfléchi et très sensible, il tenait de sa mère et de sa grand-mère, de cette lignée aimante des O'Neilly. Il était même empreint, au bas du cou, d'un signe de naissance que sa grand-mère seule avait eu, et dont sa mère n'avait pas hérité. Madame de Couaën m'en fit la remarque un jour qu'elle le déshabillait et l'embrassait sur ce signe avec émotion et respect. Sa jeune sœur au contraire, toute Lucy qu'elle était et que sa marraine madame de Cursy l'avait appelé e, resserrée et grave, taciturne plutôt que silencieuse, dédaigneuse encore plus que rêveuse, la prunelle bleue et la lèvre un peu haute, annonçait davantage ressembler à son père et sortir de cette souche antique des Couaën, qui avait longtemps creusé, obscure et solitaire, dans son roc, mais obstinée, vivace et forte. Ces deux enfants s'aimaient tendrement, et le jeune Arthur rendait à sa sœur une espèce de culte délicat et des égards même de chevalier et de poète. A Couaën, il lui tressait des couronnes dans les prés, au bord du canal, et se plaisait à l'en parer durant des heures ; elle se laissait faire, assise, immobile et dans le sérieux d'une jeune reine. Une fois, comme on les avait vus, depuis plusieurs jours, s'enfoncer seuls dans une allée du bois, au bout du jardin on eut la curiosité de les suivre. Ils s'étaient fait un petit carré à part, entouré de gazon, et un beau jasmin au milieu ; Arthur avait demandé au jardinier de le lui planter à cette place. A force d'entendre parler d'Irlande et de Kildare à leur mère, ces enfants en étaient pleins, et la jeune sœur questionnait son frère, qui y était né, comme s'il en avait su plus qu'elle. Arthur avait donc imaginé d'appeler Kildare ce lieu-là qu'ils s'étaient choisi comme faisait Andromaque en Epire au souvenir de Pergame, et comme font tous les exilés. Par une aimable idée de métamorphose, digne de la poésie des enfants ou des anges, le beau jasmin du milieu figurait leur aïeule madame O'Neilly, dont madame de Couaën les entretenait sans cesse et qu'elle regrettait devant eux. Chaque jour, ils venaient causer avec le jasmin et chanter à l'entour de lentes mélodies. Dans le bouquet matinal qu'ils offraient à leur mère, Arthur et sa sœur mêlaient un peu de la fleur de ce jasmin, pour qu'il y eût un souvenir, un bonjour confus de leur grand-maman, mais sans que leur mère le sût, de peur de réveiller directement ses regrets d'absence. On découvrit à la fin tout cela. Ne vous semble-t-il pas, en cet enfant, à travers un instinct de spiritualité et de prière, saisir une inspiration des fées mourantes, un souffle d'Ariel déjà baptisé ? J'appelais depuis ce temps Arthur notre jeune barde, et ce fut à plus forte raison lorsqu'un jour, après l'avoir cherché longtemps au logis, comme tous étaient dans l'inquiétude, je le trouvai sur la montagne, assis seul et les yeux en larmes vers la mer, sans qu'il me pût expliquer comment ni pourquoi il était là. Son père l'aimait à l'adoration, et quand il le tenait entre ses genoux, le contemplant et lui arrachant de naïves paroles, et, du sein de son ombre habituelle, s'illuminant doucement de lui, je ne pouvais m'empêcher de trouver qu'il y avait dans cet enfant tout tendre et poétique beaucoup pourtant du génie paternel, un germe aussi des inquiètes pensées, un rêve de vague gloire peut-être autant que de tendresse, quelque chose d'une fixité de mélancolie opiniâtre et dévorante. Ce noble père souriait en ces moments sans doute à l'idée que l'enfant serait quelque jour un flambeau, une illustration qui réfléchirait sur la race jusque-là inconnue et sur lui-même. Heureux et deux fois sacrés les pères qui reçoivent d'un fils glorieux l'éclat qui les a fuis et qu'ils auraient les premiers mérité !

Depuis le départ de Couaën, Arthur avait été assez triste et maigrissant, malade dans sa sensibilité. Les bons soins du petit couvent ne lui avaient pas fait oublier la grève et les bois. Dans les commencements, il demandait souvent à sa mère, mais en se cachant de madame de Cursy, pour ne pas avoir l'air de la vouloir quitter :

« Maman, reverrons-nous bientôt la mer ? ” Madame de Cursy, un jour, en traversant le jardin pendant l'office, les surprit, lui et sa sœur, qui psalmodiaient, à l'unisson des vêpres, cette espèce de couplet de l'invention d'Arthur :

 
Bon Dieu, rendez-nous la mer,
Et la montagne Saint-Pierre,
Et noire

petit jardin
Et grand-maman le jasmin !


Le caractère de sa sœur devenait aussi plus difficile, et volontiers capricieux ou impérieux. Nous avions quelque-fois des discussions avec madame de Couaën sur la direction qu'il aurait fallu donner à ces jeunes êtres ; mais naïve, excellente sans effort, et n'ayant eu que les baisers maternels pour discipline, elle entrait peu dans ces nécessités ; et moi, qui m'offrais à cette tâche, aurais-je eu la persévérance et le désintéressement de la remplir ? Dans le court séjour que j'avais fait à Blois, Arthur, profitant d'un moment où j'étais resté seul près de son lit (car il se trouvait alors malade), m'avait dit : “ Pourquoi ne viens-tu plus avec nous, tu nous fais de la peine. ” Je ne sais ce que je lui répondis ; il se tut comme s'il eût pensé beaucoup et ne me questionna plus. La petite Lucy, plus fière ou moins sensible, ou plus discrète encore, ne m'aurait rien demandé.

Et quand je vous peins ainsi ces deux beaux enfants par les traits qui les détachent du fond commun de leur âge, je ne prétends pas dire, au moins, que ces traits distinctifs apparussent continuellement en eux et en fissent d'avance de complets modèles. Oh ! non pas ! souvent Arthur le barde était bruyant, altier ou mutiné ; souvent sa royale sœur était familière, babillarde, ou d'un rien émue et en larmes ; souvent ils folâtraient et se confondaient à nos yeux selon les grâces et toutes les contradictions de l'enfance.

C'était donc un de ces chers objets que venaient de perdre nos amis. J'étais présent à les attendre lorsqu'ils arrivèrent en pleine nuit au petit couvent. Il n'y eut entre nous que des mains pressées, des embrassements étouffés, sans parler de rien, sans rien nommer. Elle me parut au premier coup d'oeil moins changée que je ne J'avais craint, et toujours belle.

Le lendemain matin, je les vis l'un et l'autre, et d' abord séparément. Avec lui, dès que j'eus osé toucher l'immense plaie, je fus interrompu par un geste négatif, irrévocable ; je balbutiai et n'essayai pas de poursuivre. Il y avait, je le sentis aussitôt, dans sa douleur plus que celle d'un père pour son enfant ; il y avait l'idée d'enfant mâle, de premier.

Né ravi, le deuil du nom éteint, quelque chose de blessé autre part encore qu'aux entrailles, une portion d'amertume non avouable parce qu'elle avait sa source dans l'antique préjugé plus avant que dans la nature ; et nulle consolation dès lors ni même aucun langage possible à ce sujet. Il aimait sa fille, sa fille si semblable à lui dans une saison si tendre, si forte image traduite en gentillesse et en beauté, mais elle ne remplaçait rien à ses yeux ; un fils seul pouvait lui cacher le vide des ténèbres. Etait-il homme à en désirer un encore, à recommencer une espérance ? Si les médecins le rassuraient sur la santé de madame de Couaën, si, dans son orgueil de race, il venait à redemander l'espoir d'un héritier mâle à la mère d'Arthur... en cet éclair, mon front se couvrit de honte, et je souhaitai que les médecins la trouvassent mal, la jugeassent atteinte de mort.

Elle était mal en effet ; le jour me la montra plus douloureuse et affaiblie. Elle du moins, elle était toute mère et rien que mère ; elle me parla la première de son fils, se rejeta en pleurant sur sa fille qu'elle baisait, et qui, debout et morne, semblait porter toute cette affliction et contenir, pauvre enfant ! la sienne. Un mot de madame de Couaën me révéla sous sa plaie vive le ravage d'une mélancolie bien profonde : “ Ce coup, disait-elle, était un châtiment mérité pour avoir désiré quelque chose hors du cercle tracé, hors de la famille, et elle avait été frappée au-dedans comme par un rappel sévère. " Je voulus vainement combattre cette interprétation qui me parut lugubre et qui n'était que rigoureusement chrétienne, mais elle n'avait pas de pensées à la légère ; celle-ci avait pris racine en elle durant tout son séjour délaissé à Blois, et l'y avait obsédée constamment ; la mort de son fils n'avait fait que confirmer une crainte préexistante.

Elle me conta comment le corps embaumé était parti pour Couaën, sous la conduite du vieux serviteur François, et que le marquis, durant une veillée lamentable, avait tout fait lui-même, qu'il avait tout scruté, tout enseveli, tout cloué de ses mains, sans souffrir témoin ni aide.

Dès ce premier jour, je sentis la gêne de ma situation nouvelle ; l'heure de voir madame R. étant arrivée, il fallut quitter madame de Couaën. Ses droits anciens, sa douleur récente n'allaient pas jusqu'à me retenir une demi-journée entière ; une autre avait l'empire du moment. Madame R. vint le soir embrasser son amie. Cette première visite se passa bien. Madame R. pleura beaucoup, et s'abandonna avec naturel à tout ce qu'inspirait un spectacle si abattu ; mais, les autres fois, ce fut moins simple ; la vanité revint, la rivalité se glissa. J'évitais avec elle toute démonstration trop particulière ; mais d'un geste, d'un clin d'oeil, elle savait assez marquer son ascendant sur moi et dénoter notre intelligence établie. J'allais chaque matin, avant deux heures, au petit couvent ; puis madame de Couaën avait beau me vouloir retenir, je m'échappais et volais à la Chaussée-d'Antin où, saignant encore d'impression graves et affligées, je trouvais souvent un accueil aigri et mille jalousies en éveil. Tous ces petits griefs entraient, s'accumulaient en moi, y brisaient, pour ainsi dire, leurs épines, et, s'il n'en résulta sur le temps aucune grande secousse, ils se retrouvèrent plus tard avec usure. Soit amitié au fond, soit secret désir de surveillance, madame R. vint passer près de madame de Couaën plusieurs des soirées de cette quinzaine, tantôt seule, tantôt accompagnée de sa tante.

Fort occupé que j'étais en ce mois-là de certaines séances du soir sur le magnétisme animal, je faisais pourtant en sorte de revenir toujours à temps pour reconduire madame R., mais quelquefois à temps seulement, et sans prendre longue part à l'entretien. Madame de Couaën ne perdait rien de ces concordances, et en souffrait.

Cela se voyait surtout au sourire d'adieu qu'elle tâchait de nous faire aussi bienveillant que son triste cœur, à ce sourire qui ne réussissait pas à en être un, et qui me semblait dans cette douce pâleur une ride criante. O vous qui avez trop vieilli par l'âme et souffert, si vous voulez déguiser le plus amer de votre souci, ne riez jamais, ne vous efforcez plus de sourire !

Un soir que nous avions laissé percer, madame R. et moi, nos arrangements pour une sortie projetée, madame de Couaën se trouvant debout avec nous près de la fenêtre par une lune sans nuages, devant une nuit de magnificence qui nous assurait un beau soleil du lendemain, me demanda de la conduire elle-même dans la matinée suivante à la promenade et à quelque boutique. Elle me le demanda comme pour montrer qu'elle n'était pas piquée ni jalouse, et comme une sœur demande à son tour après qu'une autre sœur a obtenu. J'eus un court moment d'hésitation dans ma réponse, tant à cause de madame R. présente, que parce que cela tombait réellement à travers mes heures occupées.

Ce presque imperceptible mouvement fut bien sensible à madame de Couaën ; elle se rétracta aussitôt, s'accusant d'être indiscrète et d'abuser légèrement de moi. Il fallut toutes mes instances pour recouvrir ce premier effet et la résoudre à vouloir encore.

Il y avait un an vers la même époque, dans les mêmes lieux, que nous ne nous étions promenés ensemble ; je me sentais lié, garrotté par d'autres serments ; je m'étais dit de bien mesurer mes paroles. On se crée une ombre d'honneur qu'on essaye de suivre dans cette violation de toutes les lois. Les terrasses exposées, les marronniers et les marbres émaillés de frimas, ces mêmes lisières des allées qu'anime le soleil d'une heure, nous revirent tout changés.

Je voulais prendre d'abord un autre tour du jardin ; elle insista pour les anciennes traces. Qu'étaient devenus nos promesses et nos projets de bonheur ?... Sa fille cheminait seule à nos côtés.

Il semblait qu'elle avait dessein de subir lentement le contraste des impressions d'autrefois et de celles d'aujourd'hui, d'en tirer un enseignement austère. Elle ne provoqua de moi aucune explication et ne parut pas en attendre.

Mais calme, sensée, avec son accent d'imagination native, et soutenue par un flot intérieur profond, elle parla beaucoup et presque seule, dévoilant peu à peu sous le ciel tout un lac nocturne de pensées ensevelies.

Elle disait qu'il y a un jour dans la vie de l'âme où l'on a trente ainsi que les choses apparaissent alors ce qu'elles sont ; que cette illusion d'amour qui, sous la forme d'un bel oiseau bleu, a voltigé devant nous, sauté et reculé sans cesse pour nous inviter à avancer, nous voyant, au milieu, bien engagés dans la forêt et les ronces, s'envole tout de bon ; qu'on ne le distingue plus que de loin par moments au ciel, fixé en étoile qui nous dit de venir ; que, vivrait-on alors trente ans encore et trente autres sur cette terre, ce serait toujours de même, et que le mieux serait donc de mourir, s'il plaisait à Dieu, avant d'avoir épuisé cette uniformité ; qu'on deviendrait même ainsi plus utile à ceux d'en bas en priant pour eux.

Elle disait qu'il y a pour l'âme aimante une lutte bien pénible : c'est quand l'oiseau d'espérance, qu'on croyait parti pour toujours, redescend encore un instant et se pose ; quand on a un jour vingt ans et le lendemain trente, et puis vingt ans de nouveau, et que l'illusion et la réalité se chassent l'une l'autre en nous plusieurs fois dans l'espace de peu d'heures ; - mais j'ai les trente ans désormais sans retour, ajoutait-elle.

Elle confessait avoir toujours eu un monde en elle-même, un palais brumeux enchanté, une verte lande sans fin, peuplée de génies affectueux et de songes ; avoir vécu une vie idéale tout intense, toute confiante et longtemps impénétrable aux choses ; mais que c'en était fait enfin chez elle, et plus rudement que chez d'autres, d'un seul coup.

Elle disait aussi, je m'en souviens, que l'illusion ou l'amour qu'on porte en soi à vingt ans ressemble à un collier dont le fil est orné de perles ; mais, au collier de trente ans, les perles sont tombées ; il n'en reste que le fil, qui dans un cœur fidèle, du moins, est indestructible et dure cette vie et l'autre.

Elle disait naturellement de ces choses qui semblaient cueillies sur la trace des Esprits des nuits dans les bruyères maternelles, mais de ces choses relevées avec sagesse et mûries dans un cœur tendre.

Et tout en proférant cette science amère de Job d'une douce lèvre de Noémi, et avec un souffle d'âme qui ne se lassait pas, la fatigue de marcher la prenait fréquemment.

Je choisissais, pour nous y asseoir, les bancs les plus attiédis, comme j'avais espéré faire autrefois pour sa mère à Kildarei et puis nous nous remettions en marche au soleil.

Une pensée encore qui s'offrit dans le cours de sa plainte et qui ne craignit pas de s'échapper, C'est qu'il y a un jour de découverte bien dure, lorsque après s'être cru nécessaire à quelqu'un et avoir cru quelqu'un inséparable d'avec nous, le cœur se détrompe, et qu'à un certain soir, tout le monde retiré, on se jette à genoux, la face dans ses mains, priant Dieu pour soi, pour sa propre paix, et ne pouvant plus rien directement dans le bonheur ou le malheur d'un autre. Elle se reprochait d'avoir trop négligé Dieu jusque-là, de s'être trop rarement approchée du seul efficace et permanent Consolateur. Elle souhaitait une vie plus retirée, plus étroite encore. Un couvent à Blois avec sa fille aurait été son vœu ; car elle craignait, disait-elle, d'être tout à fait inutile et comme étrangère à M. de Couaën, une pure cause pour lui d'habituelle inquiétude.

J'essayais de jeter à travers son effusion qui reprenait sans cesse, quelques mots de réfutation incertaine ; qu'il y a une sorte d'illusion aussi dans le trop de désabusement ; que souvent les apparences sont pires que les intentions qu'elles accusent. Mais elle ne paraissait pas entendre ni demander de réponse ; elle continuait toujours ; pas d'aigreur, pas d'allusion fine et détournée, mais une pleine et générale application de ses paroles aux faits accomplis ; une forme clémente, un fond de jugement irréfragable. Toute cette hymne plaintive épuisée, nous étions près de quitter le jardin, quand une charmante enfant, qui passa devant nous, attira mes regards, et je crus reconnaître Madeleine de Guémio. L'idée de mademoiselle de Liniers, qui pouvait être à Paris, m'assaillit brusquement ; je le dis à madame de Couaën, et nous nous hâtâmes, pour nous en assurer, vers les deux personnes qui précédaient et avec lesquelles marchait l'enfant. Mademoiselle de Liniers (car c'était bien elle qui, tout nouvellement arrivée, se promenait là avec cette dame, ancienne amie de sa mère) tourna la tête au même moment et me reconnut. Madame de Couaën et elle ne s'étaient jamais rencontrées ; mais elles s'étaient écrit, elles s'aimaient. Mademoiselle de Liniers avait appris déjà la perte funeste ; ces deux femmes, à peine nommées l'une et l'autre, s'embrassèrent émues ; voyant cela, la jeune Madeleine, plus grande, baisait au front la petite Lucy, sérieuse et étonnée. On se promit de se voir ; je demandai à mademoiselle Amélie la permission de l'aller saluer ; et nous rentrâmes, - chacun, hélas ! avec quelle charge accrue et quelle rude moisson de pensées !

Le soir même de cette promenade, comme nous étions réunis chez madame de Couaën et que madame R. et sa tante venaient d'arriver, la conversation s'engagea entre le marquis et moi sur la politique. Il parlait, avec un redoublement d'âcreté, de l'Empire, de cette mystification insolente, et de l'immense ruine que la hauteur de l'échafaudage préparait. d'ordinaire, quand le marquis s'échappait de ce côté, je courbais la tête à son aquilon, et respectais, sans essayer de l'entamer, cette conviction orageuse où tournoyait une âme inexpugnable ; mais ce soir-là, soit que ses préventions me parussent plus énormes et insoutenables, surtout à la suite de cette clémence et de cette justesse d'idées de madame de Couaën soit que la présence de madame R. introduisît quelque aigreur et une pointe d'amour-propre dans mon impression, sans que je pusse m'expliquer comment, je me trouvai, après quelques minutes, en contradiction ouverte avec lui. Je ne justifiais pas l'Empire ; j'alléguais seulement sur l'éclat de ses armes, sur sa force, sa solidité actuelle et ses bases suffisantes dans la nation des raisons assez évidentes, et si évidentes même qu'elles me donnaient trop aisément le rôle du clairvoyant et du sage. Mais je disais tout cela d'un ton contrariant, d'un air d'impatience et de révolte, et c'était la première fois qu'avec le marquis pareille chose m'arrivait. Etonné de cette forme nouvelle contentieuse dont je m'étonnais pour le moins autant que lui, il enraya son ardente invective et entra avec une douceur singulière et une netteté soudaine dans la discussion que je lui ouvrais, me surprenant à chaque instant par ce mélange de haine aveugle et de condescendance, et par la fermeté, la pé nétration de certaines vues, au sortir d'assertions toutes passionnées et d'elles-mêmes croulantes. C'est une épreuve que j'ai d'abord faite sur M. de Couaën, et que j'ai depuis eu l'occasion de vérifier souvent, mon ami, combien chez les hommes forts de hautes parties d'intelligence et de génie sont compatibles avec les déviations et les défectuosités les plus abruptes. On croit les tenir, et ils échappent ; on les a étudiés durant des années, on a déterminé la formule de leur caractère et de leur nature, comme pour une courbe difficile ; un aspect imprévu vous déjoue. " Je le vante, je l'abaisse, a dit Pascal, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible. ” Ce que l'illustre penseur a dit de l'homme abstrait, de l'homme en général, n'est pas moins vrai de chaque individu marquant. Plus l'individu a de facultés et de ressorts intérieurs, quand la religion n'y tient pas la main, plus le faux et le juste se mêlent en lui, coexistent bizarrement et s'offrent à la fois l'un dans l'autre. La corruption, la contradiction de la nature spirituelle déchue est plus visible en ces grands exemples, tout ainsi que les bouleversements de la nature physique se voient mieux dans les pays de volcans et de montagnes.

Quel chaos ! que d'énigmes ! quelles mers peu navigables que ces âmes des grands hommes ! On heurtait sur un rocher absurde, et voilà que tout à côté on retrouve la profondeur d'un océan. On en désespérait, et soudain forcément on les admire. Leurs plus grandes parties gisent près de défauts qui sembleraient mortels. A tout moment, si on les serre de près, il faut revirer d'opinion sur leur compte. On ne s'accoutume à cela que plus tard ; car d'abord on veut et l'on se crée des hommes tout entiers.

Dans cette discussion d'alors, au reste, le marquis n'avait tort qu'à demi contre moi. Ce qu'il avançait de l'Empire était exorbitant, intolérable à entendre, une vraie révolte à l'oreille du bon sens judicieux ; mais il y avait une idée perçante. On a dit que toute erreur n'est qu'une vérité transposée. Toute énormité dans les esprits d'un certain ordre n'est souvent qu'une grande vue prise hors du temps et du lieu, et ne gardant aucun rapport réel avec les objets environnants. Le propre de certaines prunelles ardentes est de franchir du regard les intervalles et de les supprimer.

Tantôt c'est une idée qui retarde de plusieurs siècles, et que ces vigoureux esprits se figurent encore présente et vivante ; tantôt c'est une idée qui avance, et qu'ils croient incontinent réalisable. M. de Couaën était ainsi ; il voyait 1814 dès 1804, et de là une supériorité ; mais il jugeait 1814 possible dès 1804 ou 1805, et de là tout un chimérique entassement. - Voilà un point blanc à l'horizon, chacun jurerait que c'est un nuage. “ C'est une montagne ”, dit le voyageur à l'oeil d'aigle ; mais s'il ajoute : “Nous y arriverons ce soir, dans deux heures ” ; si, à chaque heure de marche, il crie avec emportement : “Nous y sommes ”, et le veut démontrer, il choque les voisins avec sa poutre, et donne l'avantage aux yeux moins perçants et plus habitués à la plaine.

Engagé comme je l'étais contre M. de Couaën, et après le premier bond irréfléchi, j'essayai la retraite et de redescendre de l'assaut de cette citadelle honnêtement.

Mais le mouvement de discussion était donné ; une négation en ramenait une autre ; toutes mes objections amassées de longue main faisaient face malgré moi. Ou bien quand tout avait l'air de tomber naturellement, je prolongeais à mon tour, espérant une occasion de réparer. A la fin, mécontent, blessé d'avoir blessé, je sortis, ne devant pas reconduire ce soir-là madame R. Madame de Couaën, dans le trouble muet où l'avait mise cette scène, me suivit jusque hors de la seconde chambre, au haut du petit escalier. Ce n'était plus la femme calme du matin, dans sa gémissante et tranquille psalmodie. Elle me demandait à mots pressés ce que j'avais contre elle ; à qui j'en voulais ; à quoi j'avais songé ? Sa joue était en feu, elle tenait mes mains, et je lui sentais une agitation extraordinaire. C'était la seconde fois que je l'entrevoyais sous cette lueur enflammée ; la première avait été l'année précédente, dans cette maison de santé du boulevard à quelques paroles sinistres de moi, tandis que le marquis était à écrire. - Je la rassurai à mots aussi confus que les siens, et m'enfuis en proie à mille puissances.

Mais à peine était-elle rentrée (je l'ai su depuis d'elle-même) que, s'adressant à madame R. ou à sa tante, elle dit, par forme de demi-question, que ces dames m'avaient vu bien souvent durant cette longue année, et la tante, sans malice, au lieu de Qui, Souvent, qu'aurait répondu madame R., répondit : “ Oh ! mon Dieu, oui, tous les jours. ” Ce mot fatal précisait tout.

Le lendemain la consultation des médecins avait lieu ; le célèbre Corvisart devait en être. J'allai de bonne heure, un peu timidement, affronter les visages de la veille. Je trouvai à madame de Couaën un air composé et circonspect. Le marquis fut cordial ; je le tirai à part en entrant, et lui exprimai mes franches excuses pour ma conduite du soir, mais bien moins vivement encore que je n'en sentais de honte. Il me semblait lâche et cruel d'avoir pris cette noble colère au dépourvu, de l'avoir fait rentrer en elle sans pitié, et de n'avoir pas respecté un fonds d'inviolable douleur jusque dans cette divagation violente. M. de Couaën m'arrêta court avant que j'eusse fini : " Amaury, me dit-il, combattez-moi, réfutez-moi à extinction, pourvu que vous nous aimiez !”

— Et je l'aimais en effet, comme je l'éprouvai alors et de plus en plus dans la suite ; je l'aimais d'une amitié d'autant plus profonde et nouée, que nos natures et nos âges étaient moins semblables. Absent, cet homme énergique eut toujours une large part de moi-même ; je lui laissai dans le fond du cœur un lambeau saignant du mien, comme Milon laissa de ses membres dans un chêne. Et j'emportai aussi des éclats de son cœur dans ma chair.

Et pourtant, si je m'en rapporte à quelques mots de madame de Couaën durant ces huit derniers jours, et à des indices même directs qui ne m'échappèrent pas, à l'accent parfois plus brusque, au regard plus errant du marquis, à une sorte d'impatience, moi présent, qui se décela en deux ou trois circonstances légères, l'effet de la discussion malencontreuse ne fut pas si vite effacé ; cet esprit véhément en conçut et en garda quelque ombrage. Chose étrange ! quand je lui avais avoué par une lettre assez confiante le péril et les scrupules de mon âme, il n'y avait pas cru, il ne s'en était pas effarouché du moins ; et voilà qu'après une longue absence, après une négligence et une infidélité d'affection trop évidentes de ma part, à travers une contradiction politique accidentelle, il s'avisait tout d'un coup d'une ride jalouse, comme si, en ces sortes de caractères superbes, l'éveil même dans les sentiments plus tendres ne pouvait venir qu'à l'occasion d'un choc dans les sentiments plus fiers. Le particulier en ceci était que le côté orgueilleux choqué n'avait manifesté aucun émoi, n'avait gardé aucune trace ni rancune, et que tout était allé retentir et faire offense au sein d'une idée si dissemblable. Mais peut-être aussi n'était-ce de sa part qu'un résultat de sagacité rapide, et se disait-il qu'indifférent et désorienté comme je l'étais en politique, pour le prendre sur un ton si inaccoutumé avec lui, il fallait qu'il y eût en moi altération et secousse dans d'autres sentiments plus secrets.

Quoi qu'il en soit, admirez, mon ami, les conséquences inextricables de mes fautes. Par moi un souci de plus va s'attacher dans leur exil à ces amis accablés. Je trouve moyen au dernier moment d'aigrir le sombre deuil de l'un, d'obscurcir l'angélique résignation de l'autre, d'enfoncer un gravier de plus sous leurs pas meurtris.

Cette matinée même, je me présentai chez mademoiselle de Liniers sans l'y rencontrer. Il y a des jours où tout est en suspens, et où la destinée s'accumule en silence. Je ne vis madame R. que l'instant indispensable. Le soir, je revins au couvent savoir la décision des médecins ; le marquis, plus rassuré, m'en dit les points principaux, qui me parurent se rapporter à une maladie présumée du cœur. Il ne me laissa pas de toute la soirée seul avec madame de Couaën. Mon pressentiment était extrême. Je me voyais assiégé entre trois êtres tout d'un coup rapprochés sans s'être entendus. Pas un ne faisait un signal vers moi, et ils me tenaient pourtant chacun par un étroit et fort lien.

J'allais, je tremblais de l'un à l'autre, dans une inexprimable sollicitude, comme un fétu agité par les vents, comme l'aiguille aimantée hésitant avec fièvre entre trois pôles différents et qui font triangle autour d'elle, comme ces grêlons de grêle, au dire des physiciens, qu'attirent et repoussent sans fin des nuages contraires. Allées et venues infructueuses, épuisement fébrile dans de grisâtres intervalles, c'est trop là l'histoire de ma vie en cet âge le plus fécond.

Il y a dans les cercles d'Enfer, non loin de la région des tièdes, ou peut-être au bas des rampes du Purgatoire, une plaine non décrite, seul endroit que Dante et son divin guide n'aient pas visité. Trois tours d'ivoire s'élèvent aux extrémités diverses de cette plaine, plus ou moins belles et éclairées de loin à leur cime, mais séparées par des ravins, des marais, des torrents peu guéables, et chacune à une journée et demie de marche des deux autres. Un pénitent voyageur chemine entre elles ; mais il arrive toujours au pied de la tour où il va, après que le soleil est couché et que les portes sont closes. Il repart donc en sueur et haletant vers une des tours opposées ; mais, s'oubliant, hélas !

Quelques heures dans les marécages et les fanges du milieu pour y assoupir sa fatigue, il n'arrive à cette autre tour que le lendemain trop tard encore, après le coucher de l'astre.

Et il repart de nouveau, jusqu'à ce qu'il arrive à la troisième ; mais elle vient de se fermer aussi ; et il recommence toujours. C'est le châtiment, mon ami, de ceux qui ont usé leur jeunesse comme moi, et ne l'ont pas expiée.

Le jour d'après (car il vous faut bien haleter jour par jour sur ma trace), avide de quelque explication et de quelque souffle qui fit mouvement dans mon incertitude, vers une heure, espérant la trouver seule, je me rendis chez madame de Couaën. Une voiture arrêtée à la porte extérieure me contraria tout d'abord ; on ne put me dire le nom de la personne en visite ; j'entrai. Mademoiselle de Liniers était à côté de sa nouvelle amie, sur une chaise basse, son chapeau ôté, et comme après une intimité déjà longue.

Madeleine et Lucy debout à l'autre fenêtre contrastaient doucement avec le groupe maternel, attentives qu'elles étaient à quelque jeu et confondant leurs chevelures.

Pauvres enfants ! puissent-elles avoir ignoré toujours combien il est parfois douloureux et sublime à deux femmes de s'aimer ! Mademoiselle Amélie, plus blanche et, depuis le dernier jour de la Gastine, d'une neige plus affermie à son front que jamais, ne rougit pas en me voyant : elle y était préparée ; - tout entière d'ailleurs à l'impression de madame de Couaën, elle ne recevait rien qu'à l'ombre de cette figure enfin connue, qu'elle avait l'air de servir et d'adorer. Celle-ci, qui ne savait pas le plus pur et le plus caché du sacrifice, agissait avec la noble Amélie comme par cette divination compatissante qui révèle aussitôt leurs pareilles aux belles âmes éprouvées. Le discours qu'on tenait était simple, peu abondant, facile à prévoir ; une mélodie de sentiments voilés y soupirait. Je parlais peu, j'étais ému, mais non mal à l'aise. Dans cette pose nouvelle où elles m'apparaissaient, il n'y avait point de contradiction ni de déchirement à mes yeux entre leurs deux cœurs. Tout à coup on frappa à la porte de la chambre : madame R. entra. Je compris que quelque chose s'accomplissait en ce moment, se dénouait dans ma vie ; qu'une conjonction d'étoiles s'opérait sur ma tête ; que ce n'était pas vainement, à mon Dieu, qu'à cette heure, en cet endroit réservé, trois êtres qui s'étaient manqués jusque-là, et qui sans doute ne devaient jamais se retrouver ensemble, resserraient leur cercle autour de moi. Quel changement s'introduisit par cette venue de madame R. ; Oh ! ce qu'on se disait continua d'être bien simple et en apparence affectueux. Pour moi, en qui toutes vibrations aboutissaient, il m'était clair que les deux premières âmes de sœurs s'éloignèrent avec un frémissement de colombes blessées, sitôt que la troisième survint ; que cette troisième se sentit à la gêne aussi et tremblante, quoique légèrement agressive ; il me parut que la pieuse union du concert ébauché fit place à une discordance, à un tiraillement pénible, et que nous nous mîmes, tous les quatre, à palpiter et à saigner. Voilà ce que je saisis : pour un autre qui n'eût rien su, pas une différence de visage ou de ton n'eût été sensible. Le marquis entra bientôt ; mademoiselle de Liniers se leva après quelques minutes et sortit. C'en était fait ; quelque chose dans ces destinées un instant assemblées était rompu et tranché dès à présent, quelque chose qui ne se retrouverait plus. Je ne savais quoi encore, je ne discernais rien de cette conclusion, bien que j'y crusse fermement.

Les résultats, à vrai dire, ne se font pas hors de nous, à mon Dieu, et par l'action des seuls mouvements extérieurs, par l'opération de certaines lignes qui se croisent, qui se nouent ou dénouent fatalement ; il n'y a plus de magie enlaçante, les enchanteurs ont cessé, et l'homme, qu'a délivré votre Christ, intervient ; mais les mouvements du dehors, que trace votre doigt, servent à amener les résultats réels, les résultats vivants, qui naissent en nous du concours de votre Grâce et de notre désir ; ils les préparent, les provoquent et les hâtent, les expriment souvent à l'avance et les signifient. Vous nous offrez parfois, Seigneur, quand vous le daignez faire, l'intention et le canevas dessiné de la trame, comme à l'apprenti du tisserand ; il faut que nous y mettions la main pour l'achever ; il faut que notre volonté dise oui ou non à votre proposition redoutable ; ou notre indifférence muette est déjà même une manière funeste de terminer. Je fus bien lent à comprendre et à agir dans le cas présent, je compris pourtant à la longue ; mais, à partir du moins de ce premier moment, le canevas céleste, le dessin suprême, l'énigme de cette rencontre emblématique entre quatre destinées resta suspendue nuit et jour à mes regards comme un objet de fatigue et de tourment, jusqu'à ce que j'y lusse le sens lumineux.

Au plus épais de la forêt humaine, par des sentiers divers et d'entre les broussailles qui dérobent tout horizon, étaient arrivés sur un même point à la fois les trois êtres rivaux, tour à tour préférés, trois blanches figures. Et je m'y trouvais aussi à l'improviste, au milieu ; on avait souri en s'abordant, on s'était parlé doucement avec négligence, sans avoir l'air de s'étonner ; mais à travers cette tranquillité de parole, un changement solennel alentour s'était accompli. Les sentiers, tout à l'heure invisibles, étaient devenus peu à peu quatre sombres routes en croix. Et les trois femmes se saluèrent, et prirent chacune une de ces routes ; et il ne restait plus que la plus escarpée et la plus sauvage par où personne n'allait : était-ce la mienne, ou quelle autre devais-je suivre ? - Cette image de ma situation nouvelle se précisa tout d'abord à mes yeux ; le carrefour désolé de la forêt me fit un désert plein d'effroi.

Redescendu de ma vision d'Isaïe, j'en répandais l'ombre jusque sur les êtres les plus riants : Madeleine, Lucy, me disais-je, pauvres enfants qui avez joué ensemble une fois, comme deux sœurs, vous retrouverez-vous jamais dans la vie ?

Le permis de séjour du marquis tirait à sa fin ; il ne témoigna point en désirer la prolongation. Je les vis, elle et lui, toute cette dernière semaine, et le plus souvent matin et soir ; mais il y avait dans notre intimité subsistante je ne sais quel empêchement sourd qui s'était créé. Un jour le marquis m'avait laissé en conversation avec madame de Couaën ; en rentrant une demi-heure après, il m'y retrouva, et involontairement, d'un ton que je crus altéré, il lui échappa de dire : “Ah ! vous êtes là encore ! " Quant à elle, dans nos instants solitaires, elle avait repris sa première attitude navrée et résignée, avec des accents de confiance ingénue : “ Est-ce que vous êtes bien changé pour nous ? me demanda-t-elle plusieurs fois ; est-ce bien vrai qu'une autre nous a remplacés ? Quoi ; durant un an, tous les jours ! ” Et elle me citait ce mot de la tante de madame R. Pour toute récrimination contre elle qui s'appelait son amie, elle ajoutait : “ C'est bien mal à elle, car j'étais la plus ancienne près de vous. ” Hélas ; elle ignorait qu'une autre, cette jeune fille même des derniers matins, était près de moi plus ancienne encore. J'eus le temps, avant le départ, de faire lire à madame de Couaën un ouvrage nouveau qui m'avait à fond remué par le rapport frappant des situations et des souffrances avec les nôtres : l'histoire de Gustave de Linar et de Valérie ?. Plus les choses écrites retracent avec fidélité un fait réel, un cas individuel de la vie, et plus elles ont chance par là même de ressembler à mille autres faits presque pareils, que recèlent les humaines existences. Madame de Couaën lut, et s'attendrit extrêmement sur Gustave, sur Valérie, sur le noble caractère du Comte, sur le petit Adolphe mort au berceau, sur tant de secrètes ressemblances. J'essayai de lui faire entendre qu'égaré par la passion comme Gustave, je n'avais cherché loin d'elle qu'une Bianca ; que c'était une liaison d'un ordre assez fragile où j'avais voulu m'étourdir ; que, d'ailleurs, nulle infidélité irréparable n'était consommée encore, et qu'il pouvait être toujours temps de briser.

Elle m'écoutait, mais sans s'ouvrir à mes raisons obscures, et ne concevant d'autre infidélité que l'infidélité du cœur.

Elle me savait gré toutefois de ce geste d'effort pour réparer ; et puis elle se reprochait presque aussitôt ce regard en arrière, après le coup funeste qui l'avait, disait-elle, punie et avertie.

Le jour de son départ, elle me remit pour mademoiselle de Liniers un billet d'adieu et d'excuses, ne l'ayant pu visiter. Elle me dit qu'à moi, elle m'enverrait dès son arrivée là-bas un souvenir. Le marquis me parla de passer chez eux quelques semaines au voisin printemps. Mais ce second départ, quoique plus décisif et plus déchirant que le premier, m'a laissé moins d'empreinte : notre âme n'est vierge qu'une fois pour la douleur comme pour le plaisir.

Dans l'après-midi qui suivit la séparation, je me rendis chez mademoiselle de Liniers ; elle n'y était pas ; je donnai la lettre pour elle, mais cette lettre n'était pas seule, et, après mainte lutte et combinaison, j'y avais enfermé une feuille de moi dont voici le sens : “La personne que j'ai revue après deux ans si indulgente et si digne se souviendra-t-elle qu'au précédent adieu ce terme de deux années avait été jeté en avant comme une limite où l'on avait espoir de se rejoindre ? Oh ! je ne l'ai pas non plus oublié.

Mais faut-il lui confesser, en me voilant le visage, que, durant cet espace, le cœur, qui aurait dû tendre sans cesse au but, n'a jamais su s'y diriger ; que des faiblesses, des désirs errants, des devoirs nouveaux, nés des fautes et incompatibles entre eux, des abîmes qu'il n'est pas donné à l'innocence de soupçonner, ont fait de ma vie un orage, un conflit, un renversement presque perpétuel ; que j'ai troublé de mon trouble et offensé plusieurs autour de moi ; qu'à l'heure qu'il est, j'ai plus à réparer que je ne puis ; que tout bonheur régulier m'est devenu impossible, inespérable ; que je n'aurais d'ailleurs à offrir qu'un amas de regrets, d'imperfections et de défaites, à celle qui ne saurait posséder trop d'affection unique et de chaste empire. Oh ! qu'elle me pardonne, qu'elle m'oublie ! qu'elle me laisse croire à moins de souffrance en elle à mon sujet, que le temps n'en pourra guérir ; et qu'elle ne me méprise pas cependant comme ingrat ! Une pensée invisible, un témoin silencieux la suivra toujours de loin dans la vie et saisira chaque mouvement d'elle avec transe. Une prière, toutes les fois que je prierai, montera pour elle dans mes nuits :

Mon Dieu, m'écrierai-je, faites qu'elle soit heureuse et revenue de moi ; que la blessure, dont j'ai pu être cause, n'ait servi qu'à enfoncer plus avant dans ce cœur rare les semences de votre sagesse et de votre amour ! Faites qu'elle obtienne un peu plus tard tout le lot ici-bas, auquel, sans ma faute, elle aurait eu droit de prétendre ; faites qu'elle croie encore au bonheur sur cette terre, et qu'elle s'y confie ! - Voilà ce que je dirai au Ciel pour cette noble offensée ; et si ma vie se rassied et s'épure, si je parviens à réparer quelque chose autour de moi, dans tout ce que je ferai jamais de bien, qu'elle le sache ! son souvenir après Dieu sera pour beaucoup. ” - Je laissai cette lettre et ne retournai plus ; je n'eus aucune réponse, et je n'en attendais pas. Une seule fois, la semaine d'après, je rencontrai ou crus rencontrer mademoiselle Amélie. C'était à la brune ; je traversais un massif des Tuileries, rêveur, le front incliné aux pensées funèbres parmi ces troncs noirs et dépouillés. Plusieurs dames venaient dans le sens opposé et me croisèrent ; elles étaient passées, avant que j'eusse eu le temps de les remettre et de les saluer. Etait-ce bien elle !

M'aura-t-elle reconnu ? m'aura-t-elle vu, en se retournant, la saluer trop tard ? Ainsi finissent tant de liaisons humaines, et des plus chères, dans l'éloignement, dans l'ombre, avec l'incertitude d'un dernier adieu ? - Je ne l'ai plus revue depuis ce soir-là, mon ami ; mais nous reparlerons d'elle encore.

Quatre jours après le départ de madame de Couaën, le courrier qui l'avait conduite arriva chez moi avec un petit paquet à mon adresse, qu'elle lui avait expressément confié. J'ouvris en tremblant : c'était un portrait en médaillon de sa mère, dans lequel une mèche de cheveux noirs avait été glissée ; je devinai les cheveux d'Arthur. Le courrier que je questionnai s'étendait en récits sur l'ange de douceur ; le voyage s'était passé sans qu'elle eût l'air de trop souffrir. Pas de lettre d'ailleurs ; des reliques de sa mère et de son enfant, de l'innocent et de la sainte ravis, ce qu'elle avait de plus éternel et de plus pleuré, n'était-ce pas d'elle à moi en ce moment tout un langage sans parole, inépuisable et permis, et le seul fidèle ?