Volupté (Sainte-Beuve)/XXI

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J'en suis aux mers calmes ; j'approche du grand rivage. Encore un peu d'efforts, ô mon âme ! - Encore un peu d'indulgence, à mon ami ! nous échappons aux navigations obscures.

Mes études et mes lectures se faisaient chrétiennes de plus en plus. Mais ce n'était pas une étude dogmatique, une démonstration logique ou historique que je me proposais ; je n'en sentais pas principalement le besoin. La persuasion au Christianisme était innée en moi et comme le suc du premier allaitement. J'y avais été infidèle avec révolte dans mon juvénile accès philosophique ; mais ensuite, ç'avait été ma vie, bien plutôt que mon esprit et mon cœur, qui en était restée éloignée : toutes les fois que je revenais à bien vivre, je redevenais spontanément chrétien. Si je voulais raisonner sur quelque haute question d'origine ou de fin, et d'humaine destinée, c'était dans cet ordre d'idées que je me plaçais naturellement, c'était cet air de la Montagne Sainte que je respirais, comme l'air natal. Du moment que les choses invisibles, la prière, l'existence et l'intervention de Dieu, reprenaient un sens pour moi et me donnaient signe d'elles-mêmes, du moment que ce n'étaient pas de pures chimères d'imagination dans un univers de chaos, le Christianisme dès lors me reparaissait vrai invinciblement.

Il est, en effet, le seul côté visible et consacré par lequel on puisse embrasser ces choses, y adhérer d'une foi permanente, se mettre en rapport régulier avec elles, et rendre hommage en chaque pas à leur autorité incompréhensible ; il est l'humain support de toute communication divine. Aimer, prier pour ceux qu'on aime, faire le bien sur terre en vue des absents regrettés, en vue des mânes chéris et de leur satisfaction ailleurs, dire un plus ardent De profundis pour ceux qu'on a un instant haïs, vivre en chaque chose selon l'esprit filial et fraternel, avoir aussi la prompte indignation contre le mal, mais sans l'aigreur du péché, croire à la grâce d'en haut et à la liberté en nous, voilà tout l'intime Christianisme. Dans mes lectures, les questions théologiques, quand elles se présentaient, m'inquiétaient peu ; je m'appliquais pourtant à les saisir et à les étudier : mais les contradictions apparentes, les excès des opinions humaines mêlées à la pure doctrine, ne me troublaient pas. Il se faisait une séparation naturelle dans mon esprit, un départ de ce qui n'était pas essentiel ; la rouille de l'écorce se déposait d' elle-même. La chute primitive, la tradition éparse et l'attente des Justes avant le Messie, la rédemption par l'Homme-Dieu, la perpétuité de transmission par l'Eglise, la foi aux sacrements, étaient des points sur lesquels mon esprit ne contestait pas. Le reste qui faisait embarras s'ajournait aisément, ou s'aplanissait encore, à l'envisager avec simplicité, et seulement au fur et à mesure du cas particulier et de la pratique effective. Je ne me construisais donc pas de système. D'ailleurs, les faits de science et de certitude secondaire, les vérités d'observation et de détail ne me paraissaient jamais pouvoir être incompatibles avec les données supérieures ; je croyais beaucoup plus de choses conciliables entre elles qu'on ne se le figure d'ordinaire, et j'étais prêt à admettre provisoirement chaque fait vrai, même quand le lien avec l'ensemble ne me semblait pas manifeste. - Une fille de rois qui, sans être grande théologienne, avait l'esprit très cultivé et une belle intelligence, mademoiselle de Montpensier, remarque quelque part admirablement, qu'après avoir beaucoup rêvé sur le bonheur de la vie, après avoir exactement lu les histoires de tous les temps, examiné les mœurs et la différence de tous les pays, la vie des plus grands héros, des plus accomplies héroïnes et des plus sages philosophes, elle n'a trouvé personne qui, en tout cela, ait été parfaitement heureux ; que ceux qui n'ont point connu le Christianisme le cherchaient sans y penser, s'ils ont été fort raisonnables, et, sans savoir ce qui leur manquait, s'apercevaient bien qu'il leur manquait quelque chose. Et ceux, au contraire, disait-elle, qui, l'ayant connu, l'ont méprisé et n'ont pas suivi ses préceptes, ont été malheureux ou en leurs personnes ou en leurs états. Je me tenais volontiers, mon ami, à des conclusions assez semblables. Je remarquais que tout ce qu'il y a de vraiment heureux ou de bon moralement, dans les actes et dans les hommes, l'est juste en proportion de la quantité de Christianisme qui y entre.

Examinez bien, en effet, et ce qui semble peut-être d'une vérité vague, dans l'énoncé général, deviendra pénétrant dans le détail, si vous y insistez de près. Cette vérification que j'aimais à faire sur les grands hommes du passé, ou plus directement encore sur les hommes mes contemporains, et sur ceux que j'avais familièrement observés, équivalait pour moi à de bien laborieuses démonstrations historiques de la vérité chrétienne. Je prenais une à une les passions, les facultés, les vertus ; toujours ce qui en était le meilleur emploi et la perfection me ramenait droit à la parole de l'Apôtre. Je prenais, je prends encore quelquefois un à un dans ma pensée les hommes à moi connus, et, en tâchant d'éviter de mon mieux la témérité ou la subtilité de jugement, je me dis :

Elie est une noble nature, nature tendre sans mollesse, ouverte et facile d'intelligence, élevée sans effort, égale pour le moins à toutes les situations, aumônières et prodigue avec grâce. Son abord enchante comme s'il était de la race des rois. S'il parle, il est disert ; s'il écrit, sa plume est d'or. Il est chrétien et pratique docilement. Et pourtant à la longue, près de lui, vous sentez du froid une glissante surface qui s'interpose entre son âme et vous, des jugements légers, indifférents, contradictoires, sur des matières où il s'agit de droit inviolable et d'équité flagrante pour le grand nombre. C'est qu'il a son habileté propre, son plan de prudence insinuante. Il ne s'indigne jamais, il se ménage dans des buts lointains et secondaires ; ou peut-être n'est-ce chez lui qu'une habitude ancienne, due à son long séjour chez les aimables Pères de Turin. Il est chrétien, ai-je dit ; mais toutes les fois que dans l'accord de sa belle nature vous tirez un son moins juste et plus sourd c'est que vous touchez un point médiocrement chrétien.

Hervé est chrétien aussi ; il a mille vertus ; à l'âge où le cœur commence à se ralentir, il a gardé la chaleur d'âme et l'abandon de l'adolescence. Lui qu'on serait prêt à révérer, il tombe le premier dans vos bras, il sollicite aux amitiés fraternelles. Mais d'où vient qu'en le connaissant mieux, en l'aimant de plus en plus, pourtant quelque chose de lui vous trouble, et par moments obscurcit ce bel ensemble, comme un vent opiniâtre qui écorche la lèvre au sein d'un paysage verdoyant ? C'est que son impétuosité dans ses idées est extrême ; il s'y précipite avec une ardeur qu'on admire d'abord mais qui lasse bientôt, qui brûle et altère. C'est son seul défaut ; le chrétien parfait n'y tomberait point. Le chrétien parfait est plus calme que cela, surtout dans les produits de la pensée ; il se défie de l'efficace de ses propres conceptions et de sa découverte d'hier soir touchant la régénération des hommes ; il est plus rassuré sur les voies indépendantes et perpétuelles de la Providence ; il réserve presque toute cette fièvre d'inquiétude pour l'œuvre charitable de chaque journée.

Et cet autre, ce Maurice, également si bon, si pauvre en tout temps, si désintéressé, il croit à une idée supérieure à lui, il s'y dévoue comme à une chose autre que lui, il vous convie tout d'abord à vous y dévouer, et il oublie que c'est lui qui a engendré cette idée et qui chaque matin la défait, la refait et la répare. S'il vivait un peu moins en cette plénitude confuse et tourbillonnante qui vous repousse, que serait-il sinon plus éveillé sur lui-même, sinon plus chrétien ?

Et s'ils songeaient plus à l'être, y aurait-il à noter chez l'un, avec sa dignité véritable de caractère, cette raideur vaniteuse et infatuée ; chez l'autre, avec ses qualités intègres ou aimables, cette mesquinerie un peu égoïste qui émiette et pointille, qui retranche à la moindre action ; chez cet autre, avec un fonds généreux, ce propos déshonorant, ce qui fait fuir toute divine pensée ? A chaque défaut gros ou petit, mais réel, qu'un ami vous laisse apercevoir, vous pouvez dire : S'il n'avait pas ce défaut, que serait-il, sinon plus chrétien ?

Et si, pensant à tel ou tel de vos amis chrétiens, vous étiez tenté de vous dire : “ Mais il est trop mou et trop bénin de caractère, trop crédule et trop simple agneau devant les hommes ; voilà son défaut réel trouvé, il est trop chrétien. ” - Détrompez-vous ; réformez en idée ce léger défaut, cet excès de simplicité en lui, raffermissez ce caractère, aiguisez ce discernement, allumez parfois un rapide éclair de victoire à la paupière de ce docile Timothée ; donnez-lui cette perspicacité sainte de laquelle l'Apôtre a dit qu'elle est plus perçante que tout glaive, et qu'elle va jusqu'à la division de l'esprit et de l'âme, des jointures et des moelles, des pensées et des intentions ; oui, faites circuler en sa veine, au besoin, un souffle de l'archange qui combat ; faites aussi que sa pensée soit assez agile pour courir à travers les cœurs, assez fine pour passer, en quelque sorte, entre la lame intérieure du miroir et le vif-argent qui y adhère ; ajoutez-lui tout cela, et qu'il garde ses autres vertus, et vous l'aurez encore plus chrétien.

Et si ces amis louables et bons, ces vivants de notre connaissance que j'aime ainsi à choisir tout bas un à un, pour les voir confirmer de leurs défauts mêmes la parole de l'Apôtre, nous choquaient trop à la longue par ces taches que nous distinguons en eux, qu'est-ce, mon ami, sinon que nous serions à notre tour moins chrétien qu'il ne faudrait ?

Le chrétien, en effet, n'est pas si aisément dégoûté ni incommodé par des rencontres inévitables. Avec le discernement aiguisé des défauts, il en a la tolérance la plus tendre. L'odeur de ces plaies secrètes l'attire et ne le rebute pas. Il reste constant et fidèle, en même temps que détaché dans le sens voulu. Il remercierait presque ses frères et leurs défauts qui l'éclairent sur les siens, il les en plaint avant tout, il s'en inflige d'abord la peine à lui-même, et puis il est ingénieux et modeste à les reprendre en eux :

Cum modestia corripiens eos.

L'ecclésiastique dont je vous ai parlé avait hérité d'un parent qui venait de mourir une belle bibliothèque sacrée ; j'allai la voir avec lui. C'était dans la rue des Maçons Sorbonne, au premier étage d'une de ces maisons sans soleil où avait dû demeurer Racine, la même peut-être dont il avait monté bien des fois l'escalier inégalement carrelé, à large rampe de bois de noyer luisant. La bibliothèque remplissait deux vastes chambres, et renfermait, entre autres volumes de théologie, un grand nombre de livres jansénistes, ou, à vrai dire, la collection complète de cette branche. Depuis le fameux Augustinus de l'évêque d'Ypres jusqu'au dernier numéro, daté de 1803, de ces Nouvelles ecclésiastiques clandestinement imprimées durant tout le dix-huitième siècle, il n'y manquait rien. J'y pus aller à loisir pour feuilleter et mettre à part ce que j'en voudrais emporter. J'y appris bientôt en détail l'histoire de l'abbaye de Port-Royal-des-Champs, et l'impression fut grande sur moi, d'un si récent exemple des austérités primitives.

O vents qui avez passé par Bethléem qui vous êtes reposés au Pont sur la riante solitude de Basile ?, qui vous êtes embrasés en Syrie, dans la Thébaïde, à Oxyrinthe, à l'île de Tabenne, qui avez un peu attiédi ensuite votre souffle africain à Lérins, et aux îles de la Méditerranée, vous aviez réuni encore une fois vos antiques parfums en cette vallée, proche Chevreuse et Vaumurier  ; vous vous y étiez arrêtés un moment en foyer d'arômes et en oasis rafraîchi, avant de vous disperser aux dernières tempêtes !

Il y avait dans Port-Royal un esprit de conteste et de querelle que je n'y cherchais pas et qui m'en gâtait la pureté. J'entrais le moins possible dans ces divisions mortes et corruptibles que l'homme en tout temps a introduites dans le fruit abondant du Christianisme. Heureux et sage qui peut séparer la pulpe mûrie de la cloison amère ; qui sait tempérer en silence Jérôme par Ambroise, Saint-Cyran par Fénelon ! Mais cet esprit contentieux, qui avait promptement aigri tout le Jansénisme au dix-huitième siècle, était moins sensible ou moins aride dans la première partie de Port-Royal réformé et durant la génération de ses grands hommes. C'est à cette ère d'étude, de pénitence, de persécution commençante et subie sans trop de murmure, que je m'attachais. Parmi les solitaires dans la familiarité desquels j'entrai de la sorte plus avant, derrière les illustres, les Arnauld, les Saci, les Nicole et les Pascal, il en est un surtout que je veux vous dire, car vous le connaissez peu, j'imagine, et pourtant, comme Saint-Martin, comme l'abbé Carron, il devint bientôt l'un de mes maîtres invisibles.

Tous ont et se font plus ou moins dans la vie de tels maîtres. Mais s'il est des natures fortes qui osent davantage, qui prennent plus aisément sur elles-mêmes et marchent bientôt seules, regardant de temps en temps en arrière si on les suit, il en est d'autres qui ont particulièrement besoin de guides et de soutiens, qui regardent en avant et de côté pour voir si on les précède, si on leur fait signe, et qui cherchent d'abord autour d'elles leurs pareilles et leurs supérieures. Le type le plus admirable et divin de ces filiales faiblesses est Jean, qui avait besoin pour s'endormir de s'appuyer contre l'épaule et sur la poitrine du Sauveur. Plus tard il devint fort à son tour, et il habita dans Patmos comme au haut d'un Sinaï. - J'étais un peu de ces natures-là, premièrement infirmes, implorantes et dépareillées au milieu d'une sorte de richesse qu'elles ont ; j'avais hâte de m'attacher et de m'appuyer. Ainsi ; dans le monde actif et belliqueux, j'aurais été avec transport l'écuyer de Georges, l'aide de camp de M. de Couaën ; je me serais fondu corps et âme en quelque destin valeureux.

Passionné de suivre et d'aller, j'aurais choisi éperdument Nemrod à défaut du vrai Pasteur. Des natures semblables, vouées envers les autres au rôle de suivantes affectueuses ou de compagnes, se retrouvent dans tous les temps et dans les situations diverses ; elles sont Héphestion aux Alexandre, elles sont l'abbé de Langeron aux Fénelon. Elles se décourageraient souvent et périraient à terre si elles ne rencontraient leur support ; Jean d'Avila se mourait d'abattement quand il fut relevé par Thérèse. Mais il en est aussi qui errent et se perdent en toute complaisance d'amitié, comme Mélanchthon qu'emmena Luther. Dans les Lettres mêmes, il est ainsi des âmes tendres, des âmes secondes, qui épousent une âme illustre et s'asservissent à une gloire :

Wolff, a dit quelqu'un, fut le prêtre de Leibnitz. Dans les Lettres sacrées, Fontaine suivait Saci, et le bon Camus M. de Genève. Oh ! quand il m'arrivait d'entrer pas à pas en ces confidences pieusement domestiques, comme ma nature admiratrice et compréhensive se dilatait ! comme j'aurais voulu avoir connu de près les auteurs, les inspirateurs de ces récits ! Comme j'enviais à mon tour d'être le secrétaire et le serviteur des grands hommes ! Ce titre d'acolyte des saints et des illustres me semblait, ainsi que dans l'Eglise primitive, constituer un ordre sacré. Après mon désappointement dernier dans les guides turbulents de ma vie extérieure, j'étais plus avide encore de me créer des maîtres invisibles, inconnus, absents ou déjà morts, humbles eux-mêmes et presque oubliés, des initiateurs sans bruit à la piété, et des intercesseurs ; je me rendais leur disciple soumis, je les écoutais en pensée avec délices.

Ainsi je fis, alors pour M. Hamon, car c'est lui de qui je veux parler .

M. Hamon était un médecin de la Faculté de Paris qui, à l'âge de trente-trois ans, vendit son bien et se retira à Port-Royal-des-Champs. Toujours pauvre, vêtu en paysan, couchant sur un ais au lieu de lit, ne mangeant que du pain de son qu'il dérobait sur la part des animaux, et distribuant ses repas en cachette aux indigents, sa vie fut une humilité, une mortification et une fuite continuelles. Il anéantissait sa science dont les malades seuls ressentaient les effets. On l'aurait jugé, à le voir, un homme du commun et un manant des environs ; dans la persécution de 1664 contre Port-Royal, il dut à ce mépris que sa simplicité inspira, de rester au monastère à portée des religieuses captives, auxquelles il rendit tous les soins de l'âme et du corps. Cet homme de bien, consommé d'ailleurs dans les Lettres, avait pris en amitié le jeune Racine, qui était aux écoles de Port-Royal, et il se plaisait à lui donner des conseils d'études. Racine s'en souvint toujours ; il apprécia cette sainteté couronnée de Dieu dans l'ombre, et, par testament, il demanda à être inhumé à Port-Royal, aux pieds de M. Hamon. Image et rétablissement du règne véritable ! O vous qui avez passé votre vie à vous rabaisser comme le plus obscur, voilà que les grands poètes, chargés de gloire, qui meurent dans le Seigneur, demandent par grâce à être ensevelis à vos pieds, selon l'attitude des écuyers fidèles !

Je trouvai dans cette bibliothèque précieuse et je lus tous les écrits de M. Hamon. Ils sont négligés de composition et de style ; il se serait reproché de les soigner davantage. Il n'écrivait qu'à son corps défendant, par ordre de ses amis illustres, de ses directeurs, et leur injonction ne le rassurait pas sur son insuffisance. Il se repentait de se produire et de violer la religion du silence, qui sied disait-il, aux personnes malades et qu'il ne leur faudrait rompre que par le gémissement de la prière. La bonne opinion de ceux qu'il estimait ses supérieurs lui était comme un remords, comme un châtiment de Dieu et une crainte : “ Que sais-je si Dieu ne me punit pas de ma vanité du temps passé, en permettant maintenant que mes supérieurs aient trop d'estime pour moi ! ” Il aurait dit volontiers avec le Philosophe inconnu que, par respect pour les hautes vérités, il eût quelquefois mieux aimé passer pour un homme vicieux et souillé, que pour un contemplateur intelligent qui parût les connaître : “ La grande et respectable vérité, s'écriait Saint-Martin dans un accès d'adoration, m'a toujours semblé si loin de l'esprit des hommes, que je craignais bien plus de paraître sage que fol à leurs yeux. ”

M. Hamon était habituellement ainsi. Il raconte lui-même, dans une Relation ou confession, tracée à son usage, de quelques circonstances de sa vie , la première occasion qui le détermina à écrire. Avec quelle émotion n'en lisais-je pas les détails, qui me rappelaient des lieux si fréquentés de moi, des alternatives si familières à mon propre cœur !

— “ La première fois, disait M. Hamon, que je vis M. de Saci, je lui demandai s'il y aurait du mal à écrire quelque chose sur quelques versets des Cantiques ; il l'approuva fort, mais la difficulté était de commencer, et je ne savais comment m'y prendre. Comme j'allai à Paris, un jour que je n'avais fait que courir sans prier Dieu et dans une dissipation entière, toutes sortes de méchantes pensées ayant pris un cours si libre dans mon cœur et avec tant d'impétuosité, que c'était comme un torrent qui m'entraînait, je m'en retournais à la maison tout hors de moi, lorsque me trouvant proche l'église de Saint-Jacques dans le faubourg, j'y entrai n'en pouvant plus. Ce m'était un lieu de refuge : elle était fort solitaire les après-dîners. J'y demeurai longtemps, car j'étais tellement perdu et comme enterré dans le tombeau que je m'étais creusé moi-même, qu'il ne m'était pas possible de me retrouver. Quand je commençai d'ouvrir les yeux, la première chose que je vis fut ce verset du cantique : Sicut turris David collum tuum quae aedificata eit cum propugnaculis. Je m'y appliquai fortement, parce que j'étais fort las de moi et de mes fantômes. Comme il me sembla que cela m'avait édifié, je résolus de l'écrire, etc. . ” Tout palpitant de ces lectures, j'entrais aussi dans cette église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas : c'était celle même où j'avais entendu la messe dès le premier matin et dès le premier dimanche que j'avais passés à Paris. En songeant à ce jour de loin si éclairé, j'étais comme un homme qui remonte sa montagne jusqu'au point d'où il est parti, mais sur un rocher opposé à l'ancien : le torrent ruineux gronde dans l'intervalle. Je m'approchais en cette église vers l'endroit du sanctuaire où est le tombeau de Saint-Cyran ;

M. Hamon n'avait pas manqué de s'y agenouiller avant moi, et je me répétais cette autre parole de lui : “ Il n'y a tien qui nous éloigne tant du péril qu'un bon sépulcre. ” Et quel était ce péril de M. Hamon au prix du mien ?

Quelles étaient ces méchantes pensées ? dont il s'accusait avec tant d'amertume dans ses courses un peu distraites, au prix de l'emportement du moindre de mes assauts ? Et méditant cette parole de lui encore : “ Il faut avoir demeuré longtemps dans un désert et en avoir fait un bon usage, afin de pouvoir demeurer ensuite dans les villes comme dans un désert ”, je combinais une vie de retraite aux champs, à quelques lieues de Paris, à Chevreuse même, près des ruines labourées du monastère, ne venant de là à la grande ville qu'une fois tous les quinze jours, à pied en été, pour des objets d'étude, pour des livres à prendre aux bibliothèques, pour deux ou trois visites d'amis graves qu'on cultive avec révérence, et m'en retournant toujours avant la nuit.

Je retrouvais exactement dans ces projets simples l'impression chastement puérile des temps où je rêvais d'apprendre le grec à Paris, sous un pauvre petit toit gris et janséniste, ainsi que je disais. Il semble qu'à chaque progrès que nous faisons dans le bien est attaché, comme récompense intérieure, un arrière-souvenir d'enfance qui se réveille en nous et sourit : notre jeune Ange de sept ans tressaille et nous jette des fleurs. Je sentais aussi en ces moments redoubler mon affection pour ces pierres et ces rues innocentes où l'on a semé tant de pensées, où tant de réflexions lentes se sont accumulées en chemin comme une mousse, comme une végétation invisible, plus douce pourtant et plus touffue à l'oeil de l'âme que les gazons.

A défaut d'établissement, l'idée de visiter, au moins en pèlerin, Chevreuse, les ruines de Port-Royal, et d'y chercher la trace des hommes révérés, ne pouvait me manquer, à moi qui avais déjà visité Aulnay, s'il vous en souvient, dans une intention semblable. Une ou deux fois donc, les jours de mes courses aux environs après les rechutes, je me dirigeai vers ce désert, prenant par Sceaux et les collines d'au-delà ; mais mes pieds, n'étant pas dignes, se lassaient bientôt, ou je me perdais dans les bois de Verrières. Un simple caillou jeté à la traverse dérange tant nos plus proches espérances, que je n'exécutai jamais le voyage désiré. Qu'importe, après tout, la réalité matérielle des lieux, dès qu'un impatient désir nous les a construits ? La pensée et l'image vivaient en moi ; je n'ouvrais jamais un de ces livres imprimés à Cologne, avec l'abbaye de Port-Royal-des-Champs gravée au frontispice, sans reconnaître d'abord la cité de mes espérances, sans m'arrêter longtemps à ce clocher de la patrie.

Au nombre des règles particulières que j'avais tirées de M. Hamon, il y en a qui ne me quittèrent plus, et qui s'ajoutèrent en précieux versets à mon viatique habituel.

Tandis que j'étais si sensible à l'idée des lieux, je le trouvais qui recommande de ne pas trop s'y attacher, de ne pas se les figurer surtout comme un cadre essentiel à notre bonne vie. Il me rappelait par là le mot de l'Imitation : Imaginatio locorum et mutatio multos fefellii ? ; l'idée qu'on se fait des lieux, et le désir d'en changer, sont un leurre pour beaucoup. Il citait le mot de saint Augustin : Loca offerunt quod amemus et relinquunt in anima turbas phantasmatum ; les lieux qui charment nos sens nous remplissent l'âme de distraction et de rêverie : “ Et cela est si vrai, disait-il, qu'il y a plusieurs personnes qui sont obligées de fermer leurs yeux lorsqu'elles prient dans des églises qui sont trop belle. ” Quelques-unes de ses maximes, en nos temps de querelle, me furent d'un conseil fréquent : “ On voit partout tant de semences de division, qu'il est fort difficile de n'y contribuer en rien qu'en se mêlant de peu de choses, en parlant peu et en priant beaucoup dans la retraite de sa chambre. ” Et ailleurs, au sujet des diversions inévitables et des secousses : " Je vis bien qu'il fallait m'accoutumer à me faire une chambre qui pût me suivre partout, et dans laquelle je pusse me retirer, selon le précepte de l'Evangile, afin de m'y mettre à couvert du mauvais temps du dehors. ” Moi qui aimais tant à juger les autres, à séparer les nuances les plus intérieures, et à remonter aux racines des intentions ; qui, sans en avoir l'air, fouillais, comme ces médecins avides, à travers les poitrines, pour saisir les formes des cœurs et la jonction des vaisseaux cachés, il y avait bien lieu de m'appliquer cette parole : " Je me trouvai, disait M. Hamon, si peiné et si las de juger, de parler, de m'inquiéter des autres, que je ne pouvais assez prier Dieu qu'il me délivrât de ce défaut qui m'empêchait de me convertir tout de bon. Je résolus de ne plus juger personne, voyant avec douleur que j'avais jugé des gens qui étaient meilleurs que moi... Car, si je méritais qu'on me définît, on pourrait me dé finir un homme qui, quand il dit quelque chose de bien, fait toujours le contraire de ce qu'il dit. " Ainsi M. Hamon s'emparait de moi et me pénétrait par mes secrètes avenues. Je me voyais de plus avec lui des rapports fortuits, singuliers, comme quand il s'écrie : “ Je n'ai aucun parent ; je n'avais qu'un oncle, Dieu me l'a ôté. ” Ces ressemblances ajoutaient à notre union. Il me préparait par l'attrait de son commerce à goûter de plus forts que lui, et me devenait un acheminement vers l'apôtre universel, saint Paul. Oh ! qu'ils sont plus chers que tous les autres, les guides inattendus, obscurs, rencontrés dans ces voies de traverse, par lesquelles les égarés rejoignent un peu avant le soir l'unique voie sacrée !

Saint-Martin, l'abbé Carron et lui me firent merveilleusement sentir ce que c'est qu'édifier sa vie et y porter le don de spiritualité. Ce dur consiste à retrouver Dieu et son intention vivante partout, jusque dans les moindres détails et les plus petits mouvements, à ne perdre jamais du doigt un certain ressort qui conduit. Tout prend alors un sens, un enchaînement particulier, une vibration infiniment subtile qui avertit, un commencement de nouvelle lumière. La trame invisible, qui est la base spirituelle de la Création et des causes secondes, qui se continue à travers tous les événements et les fait jouer en elle comme un simple épanouissement de sa surface, ou, si l'on veut, comme des franges pendantes, cette trame profonde devient sensible en plusieurs endroits, et toujours certaine là même où elle se dérobe. Il y a désormais deux lumières ; et la terrestre, celle des sages selon les intérêts humains, et des savants dans les sciences secondes, n'est que pareille à une lanterne de nos rues quand les étoiles sont levées, que les vers luisants émaillent la terre, et que la lune du firmament admire en paix celle des flots. Dans cette disposition intérieure de spiritualité, la vigilance est perpétuelle ; pas un point ne reste indifférent autour de nous pour le but divin ; tout grain de sable reluit. Un pas qu'on fait, une pierre qu'on ôte, le verre qu'on range hors du chemin de peur qu'il ne blesse les enfants et ceux qui vont pieds nus, tout devient significatif et source d'édification, tout est mystère et lumière dans un mélange délicieux. Que sait-on ? - Dieu le sait, c'est là, en chaque résultat, le doute fécond l'idée rassurante qui survit. Les explications riantes abondent ; tel minime incident, qu'on n'eût pas auparavant remarqué, ouvre la porte aux conjectures aimables, adorantes, infinies : “ Quelquefois, dit Saint-Martin, Dieu prépare secrètement pour nous une chose qui nous peut être utile et même agréable, et, au moment où elle va arriver, il nous en inspire le désir avec l'envie de la lui demander, afin de nous donner l'occasion de penser qu'il l'accorde à nos prières, et de faire filtrer en nous quelque sentiment de sa bonté, de sa complaisance et de son amour pour nous. ” - C'est ainsi, mon ami, que, tandis qu'un diadème exagéré s'inaugurait après la tempête sous la splendeur des victoires, je suivais ma trace imperceptible à l'écart de la grande influence qui semblait tout envahir ; je subissais d'autres influences plus vraies, bien profondes et directes ; l'infiltration en moi des célestes rosées s'augmentait au travers du soleil de l'Empire. A mesure que je m'habituais dans cet univers de l'esprit, j'en appréciais davantage les cercles et l'étendue ; je sentais mieux, en présence de mon seul cœur, l'immensité des conquêtes à faire, la difficulté de les maintenir, et ainsi que l'Archevêque de Cambrai disait qu'il était à lui-même tout un grand diocèse ?, j'étais à moi-même toute une Europe à pacifier et à combattre, en cette année où se préparait Austerlitz.

Qui eût pensé toutefois que ces trois hommes de peu de nom, que je vous ai dits, eussent usurpé tant d'empire sur une âme, si ouverte d'ailleurs et si prompte, à une époque où régnait l'Homme mémorable ? Et combien d'autres que j'ignore se trouvaient dans des cas plus ou moins pareils au mien, avec leurs inspirations immédiates, singulières, qui ne provenaient en rien de lui ! Ne grossissons pas, mon ami, l'action, déjà assez incontestable, de ces colosses de puissance. Les trombes orgueilleuses de l'Océan, si haut qu'elles montent et si loin qu'elles aillent, ne sont jamais qu'une ride de plus à la surface, au prix de l'infinité des courants cachés.

Après quelques mois de cette vie que les mauvais accès n'interrompaient plus qu'à de rares intervalles, j'étais devenu calme et assez heureux. Il y avait même, dans cette uniformité de mes jours, une sorte de douceur si vite acquise, que je me la reprochais comme suspecte. L'idée des êtres blessés, celle de madame de Couaën surtout, s'élevait soudainement alors du sein des heures les plus apaisées et durant mes crépuscules solitaires. Oh ! que de larmes nouvelles débordaient ! Mon âme, raffermie par l'abstinence, recomposait plus fortement l'idéale passion.

Pendant ces sources rouvertes des saignantes tendresses, j'avais ardeur d'une guérison moins vague, d'une pénitence plus expiatoire, d'un bonheur austère dont elle fût mieux informée et qu'elle bénît. Je voulais mettre entre elle et moi quelque chose d'apparent, de compris d'elle seule et de Dieu, d'infranchissable à la fois et d'éternellement communiquant, qui fût une barrière et un canal sacrés. Lorsqu'en ces ondes rapides, je me hâtais au pied des autels, et que, priant pour elle durant les saluts de l'Octave, je songeais qu'en ce même instant sans doute elle priait pour moi, tristes cœurs appliqués ainsi à nous entrouvrir l'un pour l'autre, je comprenais que ce n'était là qu'une aurore qu'il fallait suivre ; la pensée des sacrements qui fixent et consomment m'apparaissait aussitôt comme indispensable ; les Ordres même se présentaient, sans m'étonner, au terme magnifique de mon désir. Il me semblait que je ne serais jamais plus expiant, plus contrit et plus acceptable aux pieds de Dieu, que lorsqu'ayant monté, jusqu'à la dernière, toutes les marches de l'autel, et tenant aux mains l'hostie sainte, j'ajouterais un nom permis dans la commémoration des âmes.

Au plus élevé de ces pieux moments, il me survenait quelquefois des troubles d'une autre espèce, comme pour me montrer toute l'inconsistance et la versatilité d'un cœur qui ne pense avoir qu'un seul mal et qui croit ce mal presque guéri. J'appris un jour par une personne que je rencontrai, et à travers certains compliments assez embrouillés dont elle me gratifia, qu'on avait daigné s'occuper de mon absence dans le monde que j'avais quitté, et qu'il s'était fait des doléances extrêmes sur la perte de tant d'agréments et sur cette infirmité dévote où j'étais tombé, disait-on ; mais la personne qui me parlait n'avait eu garde de croire à un tel motif de retraite, ajoutait-elle d'un air fin, me sachant un jeune homme de trop d'esprit. Il n'y avait rien là-dedans que je n'eusse pu prévoir, et il m'était clair, d'après la brusquerie de mon éclipse, qu'on avait dû en gloser un peu çà et là. Mais ce que j'avais aisément conclu m'étant confirmé d'une façon plus précise par le propos de cette personne, j'en devins troublé, aigri, révolté pour tout un jour. Susceptibilité capricieuse du cœur ! On se dit bien avec Fénelon : Oublions l'oubli des hommes ! - Oui, leur oubli, on le pardonne encore, on l'envie même ; les sages le cherchent, les poètes le chantent. Mais, si amoureux de l'oubli qu'on soit, comme on supporte malaisément un jugement léger du monde, l'écho lointain d'une seule raillerie  !