Voyage à Java/01

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Le Tour du mondeVolume 10 (p. 231-234).


VOYAGE À JAVA,

PAR M. DE MOLINS[1].
(RÉDIGÉ ET MIS EN ORDRE PAR M. F. COPPÉE.)
1858-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




EN VUE DE JAVA.


Le détroit de la Sonde. — Les embarcations indigènes. — Anjers. — Bantam. — Honrust. — Arrivée en rade de Batavia.

Je n’embarquai à Nantes, le 5 janvier 1858, sur le Nicolas, et, après trois mois d’une navigation heureusement fort douce, le 6 avril au matin, j’aperçus à l’horizon une ligne indécise et vaporeuse que nos officiers reconnurent pour la pointe de Java (Java’s head).

Le vent était frais et nous poussait rapidement vers la côte. À neuf heures, nous en étions à une portée de canon ; nous en saisissions parfaitement tous les détails.

Parmi les merveilleux tableaux qui se déroulèrent ce jour-là devant moi, j’en choisis un : c’est l’embouchure d’une rivière, encaissée entre des parois de rochers à pic d’un jaune chaud et gris, difficile à décrire, impossible à peindre. L’eau bouillonne et se brise en gerbes argentées contre des aiguilles de pierres noires. La végétation tropicale, dans toute sa beauté, couronne les murailles naturelles qui contiennent a peine le tumultueux torrent. Les plans se modèlent dans un bleu limpide, opalin, transparent, qui, tout en augmentant dans les fonds, laisse comprendre le ton local : c’est à la fois vague et accusé, solide et fin. Les verts métalliques, qui devraient jurer avec les bleus et les jaunes, sont adoucis par l’harmonie parfaite qui plane sur ces couleurs diverses et les unit par des liens mystérieux. Ce paysage, le premier qui frappa ma vue, me causa un sentiment d’enthousiasme mêlé de découragement, et devant cette nature si nouvelle et si étrange, je compris que ma plume et ma palette seraient toujours insuffisantes.

Après un orage qui nous força à reprendre le large, et un calme plat qui vint ralentir encore notre marche, nous entrâmes enfin, le 9 avril, à midi, dans le détroit de la Sonde. Mille objets qui nous rappellent et nous annoncent la terre, passent le long du bord. Ce sont d’abord d’innombrables mollusques, les uns ressemblant à de l’étoupe, les autres irisés comme des bulles de savon : ce sont des troncs de bananiers, des écorces de pamplemousses, et même de jolis oiseaux gris qui naviguent sur des débris de bambou. Nous commençons à distinguer nettement l’île du Prince, la côte de Sumatra et l’île volcanique de Krokatoa, dont le sommet en pain de sucre, couvert d’un nuage en forme de panache, représente à s’y méprendre un cratère d’où s’échappe une colonne de fumée. Ces terres qui surgissent de la mer, couvertes de verdure, ont un aspect enchanteur. Partout où un brin d’herbe, une fleur, un arbre pouvaient croître, l’arbre, la fleur, le brin d’herbe ont poussé. Pas un rocher nu, pas un endroit aride qui attriste l’œil, pas même de grève ; les cocotiers, les bambous, les bananiers se penchent sur les eaux qui arrosent leurs racines.

Le lendemain, 10 avril, le panorama, éclairé par les premiers rayons du soleil, me semble encore plus splendide. Rien ne peut rendre la magnificence de ce merveilleux bassin qu’on appelle détroit de la Sonde. Inondés d’une lumière inconnue à nos climats, le ciel, les terres, la mer se revêtent de tons intraduisibles ; c’est éthéré et comme d’un monde supérieur au nôtre, avec lequel les mots de notre langue n’ont aucun point de contact !

Des embarcations malaises se détachent de la côte de Java, et se dirigent vers les navires, nos voisins. Toutes les lunettes se braquent curieusement sur ces taches microscopiques qui ressemblent de loin à des nageurs tirant leur coupe. Bientôt nous distinguons mieux : les canots nous paraissent dorés, les hommes rouge brique, mais la coiffure de ceux-ci reste encore incompréhensible pour nous : c’est un assemblage inextricable de cheveux et d’étoffes très-difficile à expliquer.

Une pirogue montée par un seul homme s’approche enfin de nous. Le rameur, assis à l’arrière, la fait avancer à l’aide d’un double aviron qu’il balance au-dessus de sa tête et dont il plonge alternativement les extrémités dans l’eau.

Cependant d’autres barques ont suivi l’exemple de la première. Dans un moment nous allons être envahis, car elles glissent sur la mer avec une étonnante rapidité et semblent lutter de vitesse. Déjà nous pouvons voir les traits des indigènes, leurs corps admirables, leurs vêtements de tons étincelants, disparates et harmonieux à la fois, auxquels le bleu de la mer donne des lueurs vermillonnées ; nous distinguons les détails de leurs nacelles, les unes habilement creusées dans des troncs d’arbre, les autres faites de plusieurs pièces de bois ingénieusement reliées entre elles par les coutures d’un fil qui m’est inconnu : leurs formes gracieuses et fines indiquent surtout l’intelligence et le goût de ceux qui les ont construites. Le Nicolas navigue au milieu d’un jardin flottant : tous ces bateaux sont chargés de légumes, de fruits et de fleurs, étranges productions écloses sous le formidable soleil des tropiques. Il y a là des régimes de bananes, des mouchets d’ananas, des pyramides de pamplemousses et de noix de coco, des centaines d’oranges et de citrons dans des cabas tressés à jour et faits d’une seule feuille de palmier ; des grappes de poulets et de canards attachés par les pattes, de grands paniers d’œufs roses et presque ronds, des cages pleines d’oiseaux, des singes gris et noirs, des perroquets violets, rouge sang et verts, des kakatoës capucine et des huppes blanches à crête jaune

Bientôt nous sommes pris à l’abordage. De toutes parts sautent sur le pont des figures bizarres, brunes à reflets d’or comme le bronze, à demi couvertes de costumes éclatants qui blessent l’œil et l’enchantent à la fois. De tous côtés déjà on marchande, on vend, on achète, on échange ; on élève la voix comme si on devait se faire mieux comprendre, on se sert des doigts pour compter, on montre son argent ou l’objet qui doit le remplacer. Le capitaine achète trois cents mandarines pour dix francs ; un indigène donne au lieutenant huit cocos pour une vieille chemise, tandis qu’un autre prend celle que je lui propose et ne me donne rien en retour. L’aspect sauvage de ces hommes, leurs mouvements de chat, la timidité de leur démarche, les éclairs qui jaillissent de leurs yeux d’un noir de charbon, la mobilité de leur physionomie, leur langage inintelligible pour nous, me causent une surprise mêlée d’un peu d’effroi. Je me sens comme abandonné dans cet orient mystérieux, à l’extrême limite de la civilisation. Ici, plus rien de l’Europe, plus rien de la France ! On n’y est plus protégé par la force pacifique des lois et la puissance des usages sociaux. Ici doivent régner en souverains les instincts naturels, les ruses félines, les vengeances, les haines, les jalousies ! Un pas de plus dans ces pays qui bornent l’horizon et je pourrais ramasser à mes pieds un couteau à scalper encore tout sanglant ou aspirer les tièdes vapeurs d’un repas de chair humaine !

Vers deux heures, nous passons devant Anjers dont nous voyons le phare, la douane, les habitations malaises rangées avec la symétrie d’un camp, les bois de cocotiers, et les navires qui profitent de son mouillage, l’un des plus sûrs de la côte. Sur la grève, un homme hale un filet, et dans une crique voisine une accumulation de canots fait deviner une nombreuse population de pêcheurs. Un peu plus loin, sous des arbres merveilleux, des maisons en bambou, couvertes de chaume, se dérobent aux ardents rayons du soleil. Les embarcations nous ont quittés comme elles étaient venues, isolément et les unes après les autres. Un vent léger qui touche nos hautes voiles et laisse la mer unie comme une glace, nous fait avancer doucement. Nous côtoyons une île ou se succèdent de délicieux paysages ; d’abord une gorge étroite au fond de laquelle des arbres tombés de vieillesse, amoncelés dans le désordre le plus incroyable, forment un chaos de branches, de racines et de troncs déchirée, privés par places de leurs écorces et laissant voir à nu leurs chairs rouges, jaunes, brunes ou noires : au-dessus de ce gigantesque bûcher, une nouvelle végétation, la plus vivace, la plus fraîche, la plus touffue qu’on puisse rêver. On y trouve toutes les nuances du vert ; puis des arbres presque noirs, des arbres plus que gris, des tons métalliques, des tons d’une tendresse de jeune pousse, le printemps et l’été à la fois. Plus loin, un promontoire boisé s’avance gracieusement dans la mer ; les rameaux des arbres inclinés sur l’eau forment des voûtes naturelles de verdure ; et sur la rive de gros rochers couverts de mousses, de plantes rampantes et d’innombrables racines se groupent en grottes pittoresques, qui se reflètent dans les eaux sombres… Oh ! débarquer ici, y bâtir une maison, y vivre du produit de ma chasse et de ma pêche, des fruits que je cultiverais, y vivre de la vie primitive et naturelle, en face de la nature et de ses splendides spectacles, et, Robinson volontaire… Folle imagination ! le capitaine vient de me dire que les reptiles, les insectes et les fièvres m’y auraient tué avant un mois.

Le lendemain, 11 avril, nous voilà dans la mer de Java, en face de la baie de Bantam, sur les bords de laquelle s’élevait autrefois une cité puissante et riche, aujourd’hui réduite à quelques chétives cabanes. À neuf heures et demie du matin, nous passons entre le grand Kombongs et Poulo-Tjidong, dont les terres, composées, dit-on, de madrépores et de corail blanc, sont cependant couvertes de la plus riche végétation. Nous découvrons ensuite la pointe de Houtong-Java et la rade de Batavia ; nous sommes à la lettre dans un jardin anglais dont les sentiers sont des rivières. On me montre, entre autres choses curieuses, un arbre qui ressemble parfaitement à un mât de navire garni de ses vergues. C’est une variété du cotonnier que les indigènes nomment Kapook et dont les graines fournissent la matière dont on fait aux Indes les matelas et les coussins.

À deux heures et demie, nous apercevons les navires en rade de Honrust. Les côtes s’abaissent de plus en plus : ceux qui connaissent Batavia en distinguent la position ; pour moi, je ne vois qu’une immense forêt sans aucune trace de ville. Enfin à six heures précises, nous sommes en rade, le commandement d’arrivée, le cri Mouille, se fait entendre ; l’ancre plonge dans la mer, les chaînes courent sur le pont, les voiles se carguent, le navire décrit une courbe gracieuse et vient se ranger à côté de l’Alphonse César, un compatriote, et, grâce à Dieu, nous voici arrivés à Batavia, après quatre vingt-seize jours de mer et plus de six mille cinq cents lieues de route.

  1. En 1857, certaines circonstances, indifférentes pour le lecteur, me firent entreprendre un voyage à Java et m’y retinrent deux ans environ. Dans ce pays encore si peu connu, malgré les excellents écrits de divers voyageurs, ethnographes, naturalistes ou philosophes, je n’apportais que la curiosité d’un artiste étranger aux choses de la science, mais doué peut-être de quelque mémoire des objets, des formes et des couleurs. Le puissant intérêt que m’inspira cette étrange et splendide contrée, la surprise que me causèrent l’aspect de ses paysages et les mœurs de ses habitants, m’engagèrent à fixer, au jour le jour, sur mon carnet de voyageur, par une note ou par un croquis, les impressions successives de mon voyage.

    J’offre aujourd’hui au public quelques feuillets de mon album, quelques pages de mon journal, et j’espère qu’ils conservent et qu’on y reconnaîtra le caractère de la vérité que je suis sûr d’avoir toujours eu pour guide en écrivant et en dessinant.