Voyage à Java/03

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Le Tour du mondeVolume 10 (p. 241-248).


VOYAGE À JAVA,

PAR M. DE MOLINS[1].
1858-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
(RÉDIGÉ ET MIS EN ORDRE PAR M. F. COPPÉE)




BATAVIA (Suite).

Première nuit à terre. — Le bain. — Promenade dans Batavia. — La journée aux Indes. — La ville chinoise. — Marchands ambulants. — Promenade nocturne. — Maison à louer.

Épuisé par une journée aussi laborieuse, il me tardait, on le pense, de chercher dans le sommeil l’oubli de toutes mes préoccupations. Je jetais donc vers le lit un regard de convoitise. Hélas ! mon lit, un lit à colonnes, entouré de la moustiquaire que l’on connaît déjà, n’a qu’un unique matelas, mince, dur, tanné, piqué comme un coussin de voilure, fort large, c’est vrai, mais recouvert d’un seul drap. En revanche je trouve, outre les oreillers ordinaires et connus en France, deux façons de traversins couchés en long à ma place, dont j’ignore complétement l’usage. J’appelle Ahmatt, le garçon qui doit faire ma chambre et qui dort à ma porte ; je lui montre mes coussins, puis ma tête ; il me fait signe que non, puis se touche les genoux, pose la main sur les traversins pour m’indiquer qu’ils doivent servir à appuyer les jambes, et s’en va.

Je crois être au bout de mes peines et veux fermer ma porte. Je tourne et je retourne la clef dans la serrure. Impossible ! tout est complétement rouillé.

« Ahmatt !

Thouann ! »

Thouann, en malais, veut dire seigneur ou monsieur ; je l’ai appris le lendemain.

« Ahmatt ! la clef ! la serrure ! je veux fermer la porte !

— Thouann !

— Je veux fermer la porte ! »

Allons ! il faut encore recourir à la pantomime. Ahmatt finit pourtant par saisir ma pensée : il ferme alors les deux ventaux de la porte, prend dans un coin une lourde barre de bois, en place un des bouts dans un trou pratiqué à l’embrasure de la porte, et l’autre extrémité dans une fourchette fixée de l’autre côté, lève le primitif appareil et sort en me souhaitant sans doute une bonne nuit.

Slahmat tidoor, thouann !

Une bonne nuit ! dans l’Inde ! ô dérision ! une bonne nuit, quand j’entends déjà autour de moi le frémissement des cousins et des moucherons ? quand je sens que ces sectes sanguinaires n’ont pas attendu que je fusse couché pour se jeter sur moi et me dévorer à travers mes vêtements. Enfin j’allais me mettre au lit, quand j’aperçois contre mon mur deux lézards gris, plats, avec de grosses têtes, des yeux noirs, saillants et la queue en forme de feuille de sauge.

« Ahmatt ! Ahmatt !

— Thouann !

— Tiens, regarde comme tu balayes bien la chambre, tu y laisses des lézards ! »

Ahmatt suit mon geste, ouvre une large bouche, me montre une double rangée de dents noires et m’indique du doigt le plafond où je vois avec horreur vingt autres lézards.

Et on habite avec tout ce monde ? Chasse-moi cela bien vite !

— Thouann !

— Mais tu m’impatientes avec ton thouann ! thouann ! Chasse-moi ces vilaines bêtes-là et va-t’en au diable ! »

Ahmatt, qui étouffe de rire, prend tranquillement les lézards dans sa main et les jette par la fenêtre. Mais ils sont immédiatement remplacés par d’autres, qui le seraient par d’autres encore si je les faisais expulser. Je vais donc m’endormir dans cette ménagerie… Hélas ! m’y réveillerai-je demain ?

Quelle nuit ! Je comprends maintenant le supplice de saint Laurent et de Guatimozin ! Je n’ai pas une place sur le corps qui ne soit cuisante et douloureuse ! Vite, un bain ! Mais au prix que coûtent ici toutes les choses, ce doit être fort cher ? Ô surprise ! j’apprends précisément qu’on ne le paye pas aux Indes.

Les chambres de bains de l’hôtel ressemblent à celles d’Europe ; seulement un gros robinet de cuivre, placé au-dessus de la baignoire en marbre, invite à la douche. Il va sans dire que l’eau n’est pas chauffée ; l’idée d’un bain chaud est impossible dans ce pays brûlant, tandis que celle d’une pluie fraîche y est toute naturelle.

Dès le matin, j’avais vu mes voisins s’acheminer au bain en jaquettes de calicot blanc et en pantalon à coulisses. Ce costume n’est certes pas beau, mais il permet de se vêtir et de se dévêtir sans fatigue, et de ne pas perdre en mouvements inutiles le bénéfice du repos et de la fraîcheur que le bain procure. Aussi l’adopterai je dès aujourd’hui, ainsi que ces pantoufles sans quartier dont je comprends la commodité.

Après avoir déjeuné, comme la veille, de thé, de beurre et de fromage, je vais en ville remettre quelques lettres et faire des visites indispensables. Selon l’usage du pays, je dois avoir tout terminé avant dix heures du matin, et il en est déjà sept.

Je vis dans cette promenade plusieurs habitations européennes ; c’est l’idéal et le triomphe du confortable. J’appréciai, comme ils le méritent, ces appartements spacieux, aérés, où règne la propreté la plus parfaite ; ces meubles si bien appropriés au pays, et où le cuir et le roting remplacent la soie et le velours ; et surtout ces jardins si bien ratissés, peignés et brossés, qu’ils paraîtraient monotones peut-être, s’ils n’étaient plantés de ces arbres immenses sans analogues en France, et à côté desquels notre cèdre du Jardin des plantes et notre marronnier du 20 mars paraîtraient rabougris et mesquins.

Dans mes courses à travers les rues de la nouvelle Batavia, si l’on peut appeler rues de grandioses avenues, je ne trouvai que fort peu d’endroits où les maisons fussent voisines l’une de l’autre ; c’est moins une ville qu’une succession de maisons de campagne. Je citerai, entre autres, la résidence du gouverneur général, représentant Sa Majesté néerlandaise aux Indes, palais assez petit relativement au titre et à l’importance de celui qui l’habite, mais, au demeurant, fort convenable, et entouré, comme toutes les autres habitations, de splendides jardins.

Devant le West-Kammer (chambre des Orphelins), administration spécialement chargée de régler les successions, et dont les bâtiments sont situés au bord de la rivière, en face de l’hôtel Cressonnier, j’examinai avec intérêt un de ces ponts construits, comme ils le sont tous ici, par des ouvriers chinois, et qui conservent, dans leur architecture solide et légère, quelque chose de chinois en effet ; ces ponts ont du reste un inconvénient, celui d’être si fort cintrés qu’ils ralentissent la marche des chevaux au point d’inspirer de vives inquiétudes à celui qui les traverse en voiture (voy. p. 237).

La visite que je fis ensuite à M. O…, un des plus riches Français établis à Batavia et chez lequel je fus parfaitement accueilli, me donna l’occasion de voir la seule rue proprement dite de la Batavia européenne. Autour de l’habitation de ce riche industriel, se trouvent réunis une caserne d’artillerie, un des cercles les plus importants de la ville et les maisons de plusieurs riches négociants.

Une rue de Batavia (ville nouvelle). — Dessin de M. de Molins.

Cependant, tandis que je fais mes visites, l’heure s’avance et avec elle augmente la chaleur ; la chaleur étouffante, insupportable, mortelle pour les Européens, si j’en juge par ceux que je vois passer devant moi, pâles, mornes, affaissés sur les coussins de leur voiture, et faisant un si pénible contraste avec la foule indigène, qui s’agite et déploie partout une étourdissante activité. Aux brumes qui ce matin rafraîchissaient l’atmosphère et estompaient tous les contours, a succédé une lumière éblouissante et d’une intensité telle que tous les objets qu’elle frappe en prennent le caractère et perdent, pour ainsi dire, leur ton propre. Quant à la température, je ne puis mieux la définir qu’en disant que je suis dans une fournaise, que je respire du feu ; la sueur qui ruisselle sur mon front et sur mes mains et transperce mes vêtements, me rend presque honteux ; une soif horrible me dévore, soif qui redouble quand on la satisfait, désir dont on se corrige vite. Je ne vois pas de poussière, il est vrai, mais j’ai bien tort de m’en réjouir ; car ce phénomène n’a pas d’autre cause que l’extrême humidité du sol, si funeste pour le pays, produite d’abord par les rosées matinales, plus fortes que nos pluies ordinaires, et aussi par l’infiltration des eaux qui ne sont pas à plus de deux ou trois mètres de profondeur.

L’impression de fatigue et de découragement que fait sur moi ce climat torride ne m’empêche pas d’observer avec le plus vif intérêt la foule des Malais constamment renouvelée sous mes yeux. Ces types, ces costumes d’une originalité sans pareille me préoccupent par-dessus tout. Quelles que soient, en effet, la beauté du paysage, la grandeur et la richesse de la végétation, la splendeur du jour et la limpidité du ciel, l’Indien doré, nu ou couvert de ses éblouissantes étoffes, attire à lui tous mes regards, qu’il soit ou non au premier plan, qu’il fasse seul un tableau ou qu’il ne soit qu’une tache dans l’ensemble.

Parmi tant d’hommes à moitié vêtus, nous aurions en Europe le spectacle de bien des difformités et de bien des plaies. Ici, ce ne sont que robustes épaules, torses fins et musculeux, et surtout mollets formidables. Malheureusement les extrémités laissent à désirer, et particulièrement les orteils qui sont larges et plats, et dont les doigts écartés sont très-désagréables à voir. D’ailleurs, ce qu’il y a peut-être de plus remarquable dans l’Indien, c’est ce teint mat et bistré qui ne tire sa véritable coloration que du milieu où il se trouve. Le Malais, sur un chemin blanc, paraît presque noir ; sur la mer bleue, on le dirait frotté de poussière de brique rouge ; près des végétations, il se revêt de tons violacés et rose tendre. Voyez, dans cette plaine, s’ébattre, sous l’ardente chaleur du soleil, ces enfants complétement nus, malgré leurs dix ou douze ans. Ne dirait-on pas de beaux bronzes antiques, tant leurs formes sont pures et leurs poses gracieuses ? Remarquez la démarche onduleuse et vacillante de ce beau Malais, en turban, en veste verte collante, en jupe grise zébrée d’arabesques : la tête de cet homme est vraiment belle. Il a le visage ovale, les yeux en amandes, sombres et brillants, et un peu inclinés vers le nez, fin et droit comme un nez grec ; la bouche est grande et ombragée d’une moustache mince, lisse, et d’un noir de charbon ; le front haut et large est d’un modelé exquis. Sans doute tous ne sont pas aussi beaux ; voilà bien des bouches démesurées, des mâchoires énormes, des fronts fuyants et bas, des types sauvages enfin ; mais on retrouve toujours, chez les moins favorisés, de magnifiques yeux noirs, des cheveux soyeux et lustrés, et surtout des formes admirables.

Quant aux costumes et aux coiffures des indigènes, j’ai tant de peine à m’en rendre compte que je ne puis pas encore distinguer les hommes des femmes. Je vois beaucoup de chapeaux de bambou, tous parfaitement tressés ; il y en a de toutes sortes : des ronds, des pointus, des grands, des petits ; des boucliers, des éteignoirs et des cuvettes. Quelques individus portent des vestes arabes et de larges pantalons ; d’autres sont nus, sauf une manière de caleçon ; d’autres ont les reins drapés dans un morceau d’indienne qui dessine le corps ; d’autres enfin portent une jupe très-étroite, d’un effet très-pittoresque, mais qui me déroute complétement. Eh bien, ces caleçons, ces pantalons, ces jupes, les Indiens les ont trouvés dans les plis de leur sahrong, large pièce d’une étoffe entièrement conçue et fabriquée dans le pays, et dont les dessins et les couleurs, toujours d’un goût étrange et charmant, sont variés à l’infini. En définitive je prévois qu’avant de les peindre, il me faudra faire une étude spéciale de ces singuliers ajustements.

J’en étais là de mes observations, quand je dus traverser un des quartiers les plus intéressants de Batavia, la ville chinoise. J’étais sur les bords d’un canal ou glissaient de longues embarcations malaises : je voyais d’un côté une ligne de maisons chinoises dont je pouvais admirer à loisir tous les détails, et sur l’autre rive, une suite de murs, couronnés d’un très-joli ornement en maçonnerie, qui reproduit, en les doublant, la forme des portes percées de loin en loin. Des bouquets de joncs sortent de l’eau, des touffes de verdure s’étalent sur le sol, grimpent aux troncs des cocotiers, et retombent sur les toits et les murailles dont l’image tremble et scintille en se mirant dans la rivière. Le paysage est partout animé par les figures basanées des indigènes qui vont et viennent sans cesse dans cette travailleuse cité.

Ma surprise était extrême, car j’ignorais complétement que les Chinois eussent apporté à Java leurs mœurs, leurs costumes, leur architecture. Comment ! ce sont ces pauvres émigrants, chassés de leur pays par la force de la misère, qui ont fondé cette puissante colonie, construit ces ponts, ces canaux, ces pagodes, qui entretiennent ce commerce, cette industrie, ce luxe ! Et tout ici est bien chinois : on pourrait se croire dans la ville de Nangking. De tous côtés s’ouvrent de larges rues, garnies de maisons dont les formes varient à l’infini et dont les façades sont recouvertes des couleurs les plus vives, des sculptures les plus originales. Les rez-de-chaussée sont affectés aux boutiques et aux magasins ; mais là, encore, l’œil est charmé par l’éclat des étalages, des dorures, des laques noirs, bruns ou rouges, et aussi par ces belles inscriptions verticales en or mat que l’on voit partout.

On ne peut guère donner à un Européen une idée exacte du bruit, du mouvement, de l’activité qui règnent dans le Kampong chinois : on y boit, on y mange, on y vend, on y achète, on s’y dispute, on s’y bat, on s’y fait raser, au milieu d’un va-et-vient sans pareil de marchands ambulants, de cuisines portatives, de gens à pied, à cheval, en palanquin, de convois de coolies qui se croisent, s’entre-choquent, s’arrêtent, se poussent et se pressent. Quant à moi, le vertige me prend. Je suis suffoqué par les mauvaises odeurs, étourdi par les cris, je demande au ciel la grâce d’échapper vivant au tourbillon qui m’entraîne, et à peine en suis-je dehors que je me promets d’y revenir souvent, tant j’ai déjà entrevu de choses étranges et nouvelles.

De retour à l’hôtel, et après la sieste d’usage, je suis réveillé à quatre heures par Ahmatt portant son éternel plateau, et après m’être restauré, me voilà, comme la veille, installé devant ma porte et assailli de nouveau par mes marchands d’hier qui étalent devant moi mille objets disparates et certainement bien étonnés de se trouver réunis ainsi à quatre mille lieues de leur patrie. Ce sont des chapeaux gibus, des confitures plus que tournées, des couteaux, des canifs, de la parfumerie, des fouets, des lanternes, des harmonicas, des conserves, des souliers en caoutchouc, des gilets de laine tricotés et jusqu’à des chaussons de lisière.

Celui de ces modestes négociants dont le type me paraît peut-être le plus pittoresque, est le marchand de paniers indigènes, coiffé de son immense chapeau en forme d’ombrelle et portant sur une traverse en bambou des paniers de toutes sortes, tous en bambou également ; ce sont des corbeilles plates, des cônes pour faire cuire le riz à la vapeur, des tamis, des boîtes pour serrer la petite monnaie et qui ressemblent à des nids d’oiseaux, des cuillers de cuisine en coco, etc. : le marchand disparaît presque tout entier sous sa gracieuse marchandise.

Marchand de paniers, à Batavia. — Dessin de Bida d’après une photographie.

« Moi, pallé fallançais, me dit un enfant du Céleste Empire qui ne peut pas prononcer l’r, moi, pallé fallançais.

— Ah !… Eh bien ! vends-moi un pantalon de nuit et une camisole de coton.

— Là, messel, toutsuitt, messel ? Mizol, patalo ! Thjiélanna, cabaya. Là, messel, là.

— Comment dis-tu ?

— Thjiélanna, patalo, messel ! Mizol, cabaya ! Bon macé, messel ! good, wehy good, messel ! ajoutait-il en étirant les objets qu’il me montrait, de manière à prouver leur solidité au plus incrédule chaland.

— Et combien vends-tu le thjiélanna et le cabaya ?

— Dou loupi, patalo ; dou loupi, mizol.

— Une roupie les deux, dis-je à mon tour.

— Dou loupi, messel, c’est pas cel.

— Une roupie, te dis-je.

— No, messel, tlop bon macé ! Bankloutt, messel.

— Comment ? Banqueroute, veux-tu dire ?

— Bankloutt messel, bankloutt !

— Mais c’est le prix ?

— Bankloutt ! bankloutt. »

Et mon Chinois indigné plie immédiatement bagage et me tourne le dos sans daigner même me saluer.

Il est vrai qu’à l’heure du dîner, quand j’aurai bien bataillé avec mes marchands et commencé mon apprentissage de malais bon gré mal gré, car tous les Chinois ne savent pas parler fallançais comme lui, il reviendra, le sourire sur les lèvres, me donnant cabayas et pantalons au prix que j’ai fixé et se recommandera même à moi, par une mimique significative qui me laissera persuadé que je suis volé comme dans un bois.

Pour abréger la soirée, je vais faire une promenade à pied, après mon dîner. Mais ce n’est pas chose facile de marcher la nuit, sans clair de lune, dans le pays de Java. Il y fait nuit, nuit complète ; on ne voit pas très-peu ou très-indistinctement, c’est rien qu’il faut dire. Malgré la faible lueur des lampes suspendues aux galeries des maisons, les arbres, la terre et l’eau ne forment qu’une seule masse noire, opaque, sans éloignements et sans distances. Il serait même impossible de se garer des indigènes, qui sont bruns et marchent nu-pieds, sans une ordonnance de police qui les oblige à porter, dès la fin du jour, des flambeaux de bambou ; j’en vois aussi passer près de moi portant des paniers illuminés de lanternes de papier très-plaisantes. De loin en loin, ils poussent un cri plaintif, guttural et sur une note très-élevée, non sans quelque rapport avec le cri de la chouette. J’avais d’ailleurs remarqué déjà qu’ils ont tous la voix parlée excessivement haute, très-nasillarde et d’une ténuité toute particulière.

Tout à coup, en passant sous des arbres, j’entends dans le feuillage des bruits étranges, des glapissements comme ceux du renard, rapides, saccadés et se répondant les uns aux autres. Involontairement je hâte le pas et je rentre à la maison, où j’apprends que les interlocuteurs de cette conversation animée, sont les kalongs, énormes chauves-souris qui ont jusqu’à un mètre et demi d’envergure, et qui, tous les soirs, à la chute du jour, traversent invariablement le ciel du nord au sud.

Enfin je vais me mettre au lit, et ma moustiquaire raccommodée tant bien que mal, me fait espérer une nuit moins sanglante ; mais dormirai-je ? J’ai peine à le croire en écoutant au dehors le vacarme des chauves souris et à l’intérieur le chant de mes camarades de chambre les lézards, bruit exactement pareil au sifflement du cocher qui fait partir ses chevaux, et le cri grave et monotone du Thjiekko[2].

Le lendemain, à mon réveil, je tombai dans une mélancolie profonde et bien facile à concevoir. Pour le présent, j’étais littéralement percé à jour par les moustiques, et pour l’avenir, si je considérais le prix énorme de la vie à l’hôtel des Indes en le comparant à mes ressources, j’arrivais à ce résultat positif :

« Bankloutt ! » comme disait mon Chinois d’hier.

Je ne tardai pas à faire part de cette dernière préoccupation à M. O…, ce négociant français qui m’avait si bien accueilli la veille, et j’appris par lui, avec une surprise mêlée de joie, que la vie matérielle était peu coûteuse à Batavia, pourvu qu’on se contentât d’un confort raisonnable. Les loyers seuls sont d’un prix un peu élevé, quoique de beaucoup inférieur à ce que vaudraient en France de spacieux appartements entourés de jardins et de dépendances. Avec la moitié de ce que je dépensais à l’hôtel, je devais trouver à me caser confortablement.

Le soir-même, à cinq heures, je montais en voiture avec M. et Mme O…, et après quelques recherches infructueuses, nous nous arrêtions enfin devant une charmante maisonnette, blanche et verte, toute souriante, sur la façade de laquelle se lisaient ces deux mots en grosses lettres : « Te hurr, » c’est-à-dire, à louer.


Les maisons européennes. — Les rizières. — Le Syri. — Habitation malaise aux environs de Batavia. — Les Arecas. — Le kampong Djirouk-Maniss.

La maison, que nous fait visiter une vieille Malaise, est située entre deux jardins qui, malgré la modestie de leurs proportions, sont réellement délicieux : les fleurs, les arbustes et les arbres les plus charmants s’y donnent rendez-vous et attirent mille oiseaux admirables. Je remarque, dans le second jardin, de longues constructions basses, garnies de larges auvents en chaume supportés par une jolie colonnade en bambou : ce sont les dépendances, cuisine, chambre de bain, logements de domestiques, écurie, remise, etc. Quant à la maison elle-même, elle présente une façade semblable à celle de presque toutes les maisons de Batavia ; c’est-à-dire une colonnade supportant un petit fronton, au-dessus duquel se dressent des toits que leur élévation rend fort peu pittoresques, mais qui sont en revanche fort bien appropriés à la chaleur du pays, comme à ses pluies torrentielles. Toutes les chambres sont vastes, propres, blanchies à la chaux, et l’on voit que la préoccupation de l’architecte a été d’établir de nombreux courants d’air : ainsi les corridors sont sans aucune fermeture, et un grand châssis à jour placé au-dessus des portes des chambres à coucher laisse libre carrière à tous les vents des cieux. Les parquets sont en briques, comme dans le midi de la France, ; chez les habitants riches, ils sont en marbre que l’on fait venir d’Europe à grands frais. Toutes les fenêtres sont protégées contre le soleil par de larges auvents en feuilles de palmier. Cette agréable habitation me fut louée moyennant la modeste somme de quarante roupies (quatre-vingt-dix francs) par mois.

Le lendemain, je fis dans l’intérieur du pays une première excursion. Trois voitures dont les caisses sont garnies de comestibles et sous lesquelles pendent de grandes cruches pleines d’eau, tel est le matériel de l’expédition : six domestiques nous accompagnent. Quant au personnel blanc, c’étaient mes deux nouveaux amis, M. et Mme O…, deux autres dames et leurs maris, une dame française récemment arrivée à Batavia, et moi.

Nous traversons la partie de la ville nouvelle habitée par les commerçants riches ; je ne me lasse pas d’en admirer les palais élégants, les pelouses sans pareilles, les ruisseaux frais et limpides : c’est réellement un séjour délicieux. Nous laissons à notre droite le beau village chinois de Tana-bang, dont nous ne voyons que quelques maisons peintes et sculptées, et nous voilà en rase campagne.

Rien, en vérité, ne saurait exprimer la magnificence du pays que nous traversons : de longues lignes de forêts d’un vert tendre bornent l’horizon des vastes prairies humides de rosée, à travers lesquelles nos chevaux nous emportent ; çà et là nous rencontrons de larges flaques d’eau, brillantes et bleues comme le ciel qui s’y mire, ou quelques grands oiseaux qui se promènent mélancoliquement, ou bien encore la figure noire d’un Indien, à demi caché dans les hautes herbes.

Mais la scène change à chaque instant : nous passons sous des voûtes d’arbres immenses, dans des allées de gigantesques bananiers. Jamais je n’avais plus vivement éprouvé l’impression profonde qu’ont, toujours faite sur moi ces splendides dômes de verdure qui, mieux que les arceaux d’une cathédrale, nous font porter nos pensées vers le ciel. Puis, nous voici dans les rizières, ou la terre et l’eau s’unissent pour la culture de cet admirable végétal : j’y remarque de bizarres constructions dont on m’explique l’utilité : quatre bambous, plantés l’un près de l’autre dans le sol et s’écartant à mesure qu’ils s’élèvent, supportent une petite cabane placée à douze ou quinze mètres de terre : des échelons, traversant de part en part l’un des quatre bambous formant les piliers de l’édifice, servent d’escalier. C’est là qu’au temps de la maturité du riz, se tient un gardien, parfaitement à l’abri des tigres, des panthères et des serpents, et chargé d’agiter les assemblages de lames de bambou fixés aux quatre coins du toit et de produire ainsi un bruit qui effraye les nombreuses familles d’oiseaux friands de riz. D’autres épouvantails moins compliqués sont confiés aux brises qui règnent continuellement dans le pays : ce sont des volants de bambou, qui tournent au moindre souffle du vent avec un ronflement semblable à celui d’un tuyau d’orgue.

Les gardiens de rizières. — Dessin de M. de Molins.

Peu à peu, nous nous éloignons des rizières. La route que nous suivons se rétrécit ; les arbres se rapprochent ; un épais tapis de verdure remplace la route et absorbe le bruit des voitures et des chevaux ; les secousses que nous font éprouver les inégalités du terrain augmentent de plus en plus, et nous forcent à mettre pied à terre.

Nous gagnons une belle clairière pleine d’ombre, de mousse et de gazon où, sur des nattes étendues à terre nous faisons honneur à nos provisions. Les cruches, décrochées de dessous les voitures, nous versent une eau d’une fraîcheur délicieuse, grâce à la rapidité de la course, à la porosité de l’argile et au refroidissement résultant de l’évaporation de la couche d’eau qui transsude.

Nous pénétrons ensuite plus avant dans la forêt, où, pour la première fois, je vois des arbustes couverts de la précieuse baie du café ; et, plus loin, une belle plantation de syri ou betel (piper betle Linn.) dont la feuille enduite de chaux vive concourt avec le tabac, la noix d’arek (pimang-aréca), le piment et le gambir (funis uncatus Kumph.) à faire ces horribles chiques qui rendent les dents des Indiens noires comme de l’ébène et leur salive rouge comme du sang.

Comme notre houblon d’Europe, le syri grimpe et s’enroule en longues spirales autour d’appuis disposés à cet effet, avec cette différence que le bambou lustré, brillant et doré remplace ici nos tuteurs de bois gris et terne. Mais la plantation régulière de syri n’est pas, beaucoup près, aussi pittoresque que ses environs, envahis aussi par la plante indépendante et vivace : là, affranchie de la direction de l’homme, elle se livre follement à tous ses caprices ; elle enlace les arbres de ses guirlandes légères ; elle s’étend de tous les côtés, courant sur le sol ou cherchant un appui.

À un détour de sentier, nous assistâmes à une cueillette de syri. Des hommes, des femmes, des enfants réunis autour des troncs tapissés de la précieuse plante, en coupaient les feuilles et les apportaient à des femmes accroupies, qui les rangeaient les unes contre les autres en cercle concentrique dans de grands plateaux de bambou. Ces groupes gracieux, ces poses variées, ce soleil qui, tamisé par le feuillage des grands arbres, ne faisait que semer ses étincelles d’or sur les tons brillants des costumes et réveiller les verts de la végétation endormis dans l’ombre ; tout cela formait un tableau plein de lumière et de gaieté, bien fait pour désespérer et séduire à la fois le coloriste, mais qui lui laisse les plus agréables souvenirs.

La cueillette du syri. — Dessin de M. de Molins.

Tout à l’heure j’avais déjà pu remarquer dans la plaine les arécas, une des variétés du palmier les moins connues en Europe et de l’aspect duquel le dessin, page 236, donnera une idée plus juste que ne pourrait le faire une description. Le fruit de l’aréca, rond et gros comme une prune, jaune comme une orange, renferme la noix d’arek proprement dite, qui entre dans la composition du bétel, comme je l’ai dit plus haut.

Parmi les surprises que me réservait notre promenade, je dois mettre au premier rang la visite que nous fîmes d’une habitation indigène. Elle était couverte en chaume. Si je dis chaume, c’est que la feuille de palmier, desséchée et pliée en deux dans sa longueur, le rappelle exactement, si ce n’est qu’elle ne prend aucune mousse et reste d’un gris parfaitement neutre. Des femmes malaises viennent à notre rencontre avec force salutations ; des petites filles qui n’avaient jamais vu Batavia contemplent avec des yeux ébahis la toilette des dames qui nous accompagnent. On nous offre l’hospitalité la plus franche ; les enfants étendent des nattes sur le bali-bali. Une sorte de grande claie en lames de bambou, peu élevée au-dessus du sol, qui règne sous la galerie, se retrouve dans la maison et tient lieu de chaise, de table et de lit. Puis, au moment où ces dames franchissent le seuil, deux petites filles, jusqu’alors immobiles et comme au port d’arme, déroulent devant elles d’autres nattes pour garantir leurs pieds du contact de la terre.

Habitation malaise (environs de Batavia). — Dessin de M. de Molins.

On nous apporte des bananes ; on éventre devant nous des cocos dont on nous offre le lait, aussi mauvais à boire, à mon sens, que la partie solide de ce fruit est mauvaise à manger.

L’intérieur de la maison est vide ; rien d’autre que le bali-bali ; çà et là, des nattes tombant verticalement cachent les lits. La cuisine est installée de la manière la plus simple : un trou dans le sol et un trou correspondant dans le toit ; au mur, quelques poches de coco évidé et dont le manche est très-naïvement fixé avec une couture en roting ; sur l’âtre, un gros pot de terre et une cafetière noircie par l’usage. Inutile d’ajouter qu’ici on mange avec ses doigts et qu’une feuille de bananier sert d’assiette. N’importe ! nos hôtes sont charmants, et leur douce affabilité, leur empressement sans bassesse font un touchant contraste avec leurs visages noirs et leur évidente pauvreté. Mais est-on pauvre dans ce beau pays sans hiver ?

Intérieur du Kampong Djirouk-Maniss (Batavia). — Dessin de M. de Molins.

Quelques jours après, je prenais possession de ma nouvelle habitation, et, en en faisant le tour, je retrouvais derrière les palissades de bambou qui enclosent mon jardin (dans le kampong Djirouk-Maniss), la même végétation libre et puissante que j’étais allé chercher dans l’intérieur. Car ici, il n’y a pas d’intermédiaire entre la nature et la civilisation, et l’on rencontre, au centre de Batavia, le site agreste et sauvage à côté du parc anglais.

  1. Suite. — Voy. p. 231.
  2. Je trouve dans une de mes notes la description exacte de cet autre lézard domestique (tok-kée ou thjiekko).

    Son aspect est hideux. Sa couleur est gris-vert, zébré de bleu pâle et mat, le tout taché de rouille. Il est plus grand, plus gros et plus ventru que le lézard vert d’Europe. Il a la tête plate et large, l’œil rond, vitreux, de couleur jaune clair ; exposée au jour, la pupille n’est qu’une fente de la largeur d’un cheveu. Mais ses pattes sont surtout remarquables. Chaque doigt, armé d’un ongle très-aigu qui me paraît rentrer dans une sorte de gaine, est de plus entouré d’une membrane qui s’étale sur le sol et y adhère facilement. La peau qui recouvre le pied est formée d’écailles saillantes. entaillées en quinconce ; celle qui forme la semelle présente des écailles lisses, de forme ronde vers l’ongle, et disparaissant vers l’origine du doigt pour faire place à des écailles parallèles et égales entre elles, de toute la largeur du doigt et disposées en travers de sa longueur. (Cette disposition rappelle assez celle de nos persiennes.) Le thjieckko, malgré son allure habituelle lente et empâtée, marche et court facilement quand il le veut ; il se tient aussi bien sur le plafond que sur le sol, et grimpe même le long d’une glace, ce qui s’explique par la façon dont le mouvement du pied s’exécute. À chaque pas qu’il fait, il relève d’abord ses vingt doigts en l’air, et les pose ensuite sur le sol par un mouvement pareil à celui que nous produisons en ouvrant et en fermant tour à tour la main posée sur une table, la paume en l’air. La cohésion s’opère donc ainsi : les lamelles en persienne laissent pénétrer l’air entre elles sous le pied quand l’animal le relève, elles le chassent quand il le pose. Quand l’animal marche le dos vers la terre sur des surfaces moins unies qu’une glace ou un mur stuqué, la griffe joue aussi son rôle.

    Comme l’hirondelle en Europe, le tok-kée est en vénération chez les Malais ; les habitants de la maison où il lui plaît de vivre sont préservés des maladies, ou bien l’on prétend que, dès qu’il y a un malade mortellement atteint, le tok-kée se hâte de disparaître.

    Cependant, malgré son caractère sacré, la fin du tok-kée est généralement tragique. Comme parfois il tombe du plafond où il réside volontiers, et se cramponne alors aux vêtements des Européens ou sur les chairs nues des Malais, il faut lui casser les reins pour lui faire lâcher prise.