Voyage à Vénus/1

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I

LA BRASSERIE SCHAFFNER. — LES TROIS AMIS


— Holà ! maître Schaffner, de deux bocks et du tabac ! demanda le jeune Léo en venant s’asseoir auprès d’une table, avec Muller, son ami.

La brasserie Schaffner était une des plus modestes et des moins achalandées de Speinheim, petite ville située sur les confins de la France et de l’Allemagne. C’est là que se réunissaient souvent, avec leur camarade Volfrang, les deux jeunes gens que nous venons de voir entrer. Ils avaient adopté cet établissement, quelque peu orné et désert qu’il fût, aimant bien mieux le calme et l’isolement, si propices aux causeries intimes, que le luxe et le bruit de ces grands cafés à la mode, où fourmille tout un monde de consommateurs inconnus, qu’on a encore le désagrément de voir indéfiniment reproduits par le jeu des glaces ; pendant qu’habillé de noir, cravaté de blanc, et parfaitement reconnaissable au flottant insigne de la serviette suspendue au bras, le patron promène autour de lui un regard olympien, et circule avec la fière prestance d’un duc et pair donnant à boire à ses tenanciers. Comment causer d’ailleurs au milieu du cliquetis des dominos, des discussions des joueurs et des frôlements que ne vous épargne pas un essaim frisé de garçons, courant d’une table à l’autre, affairés et effarés, s’interpellant, se répondant de leur plus grosse voix, et faisant à eux seuls beaucoup plus de vacarme que tous les consommateurs ensemble !

L’établissement du gros bonhomme Schaffner était loin de ressembler à ces réunions agitées : une salle nue, enfumée par le tabac, quelques tables attendant des consommateurs, un journal attendant un lecteur, c’était tout. J’oubliais une vaste tonne de bière, qui décorait le mur du fond, et sur laquelle se tenait souvent accroupi un énorme chat noir, comme le sombre génie du lieu. Un vieux dressoir chargé de pots de bière le couvrait d’une ombre épaisse avec laquelle se confondait la couleur de sa robe, et où l’on ne pouvait guère discerner que ses deux larges prunelles luisantes d’une flamme jaune.

De garçon, il n’y en avait pas, maître Schaffner ayant jugé, avec raison, qu’il pouvait seul suffire à cet office. Il l’exerçait avec une bonhomie tout à fait patriarcale, causant avec ses habitués, et, au besoin, leur tenant lieu de partenaire au whist ou au piquet. C’était au demeurant un joyeux compagnon, et sa face épanouie et vermillonnée attestait qu’il était un des premiers consommateurs de son établissement.

— Eh bien, messieurs, dit-il aux deux jeunes gens, comment se fait-il que votre ami M. Volfrang ne soit pas avec vous ?

— Peut-être viendra-t-il dans la soirée, répondit Muller. Nous ne l’avons pas vu de toute la journée.

— Pourvu qu’il ne soit pas malade ! C’est un garçon si pâle et si frêle que je crains toujours pour sa santé.

— Nature nerveuse à l’excès, dit Léo : mais les hommes de ce tempérament sont souvent aussi robustes que ceux qui resplendissent d’embonpoint, et dont votre personne, maître Schaffner, offre, je dois le proclamer, un échantillon des plus plantureux qu’il soit possible de voir.

— Eh bien, j’en souhaite autant à votre ami, attendu que mon coffre est aussi solide que la tonne de ma brasserie.

— Dites qu’il l’est beaucoup plus, car ceci engloutira cela.

— Toujours rieur, comme tous les Français !

— Pourquoi aussi êtes-vous Allemand comme tous les brasseurs ?

— Mon Dieu ! nous autres Allemands, nous sommes, au fond, tout aussi gais que vous. Seulement, nous rions en dedans.

Et, content de cette répartie (il se contentait à bon marché), Schaffner se dirigea vers sa tonne et s’offrit généreusement un moss.

— Pour moi, dit Muller à Léo, je suis loin de partager ton optimisme à l’égard de Volfrang, et depuis longtemps je suis fort inquiet sur sa santé.

— Hum… je sais bien qu’il est bizarre, rêveur, perpétuellement absorbé dans ses contemplations intimes, mais c’est là une disposition toute morale.

— Qui peut déterminer une véritable maladie. Le corps fait rarement bon ménage avec une intelligence trop ardente, car alors elle l’opprime, et, comme tous les opprimés, il souffre et se révolte ; ce qu’il lui faut, au contraire, c’est un esprit bien calme, bien vulgaire, et dont les rares idées laissent toute liberté à ses digestions et à son sommeil. Malheureusement ce n’est pas du tout le cas de Volfrang : l’activité fébrile de son cerveau absorbe toutes ses forces, et ses autres organes s’étiolent et dépérissent, comme les provinces d’une nation où règne une centralisation exagérée. Que de fois n’avons-nous pas surpris ses distractions incessantes au milieu de nos conversations ? Il paraît d’abord s’intéresser au sujet qu’on traite, puis, tout à coup, son âme se replie sur elle-même et s’enfonce dans un abîme de mornes rêveries. Et cela, parce qu’une phrase insignifiante, un simple mot sur lequel nous avons glissé, a fait subitement dévier son attention, de même qu’une aiguille de chemin de fer entraîne un convoi loin de sa direction primitive. À ces moments-là, sa physionomie, sur laquelle l’esprit ne se reflète plus, se glace d’immobilité, son oreille n’entend plus, et ses yeux grands ouverts ne regardent rien. Vous croyez être avec lui… pas du tout : il voyage dans le pays bleu des chimères.

— Avec de pareilles dispositions d’esprit, on devient quelquefois un homme de génie.

— Ou un fou ; et j’avoue que je crains pour sa raison. Il s’est tellement habitué à s’isoler du monde extérieur pour vivre en lui-même et se repaître de ses pensées qu’il en est venu à prendre ses hallucinations au sérieux, et à garder de tous ses songes creux l’impression vive et précise de la réalité. Ainsi, il y a deux jours à peine, notre dormeur éveillé ne m’a-t-il pas conté un de ses rêves comme un fait dont il avait été le témoin !

— Mais alors, mon cher Muller, tu dis vrai. C’est aux médecins qu’il faut recourir.

— On les a consultés.

— Et ils n’ont rien dit ?

— Pardon. Un médecin ne se tait jamais : il est loin de savoir tout guérir, mais il sait tout expliquer. Donc, nos docteurs ont — avec une assurance égale — donné sur la maladie de Volfrang les explications les plus diverses. Les uns ont prétendu que c’était du magnétisme, les autres de l’anesthésie, de la catalepsie, de l’hypnotisme, etc. Tous y ont perdu leur grec.

— Le cas est, en effet, si extraordinaire !

— On en voit pourtant quelques-uns de ce genre depuis un certain temps. Il semble que le mal traqué par la science, s’ingénie, comme Protée, à prendre toutes sortes de formes pour échapper à ses efforts. De là, ces affections étranges, qui déroutent l’expérience la plus consommée. Ainsi, j’ai lu dernièrement dans un journal de Paris, l’Univers illustré je crois, l’histoire d’un cas à peu près semblable à celui de notre ami.

« Une jeune et riche irlandaise, extrêmement frêle, mais d’une grâce charmante, était sans cesse absorbée dans un rêve mystérieux. Dès qu’elle venait à s’asseoir, un irrésistible sommeil s’emparait d’elle, et ses paupières s’abaissaient par degrés sur ses beaux yeux. Pour secouer cette langueur incessante, sa mère voulut lui donner les brillantes distractions de Paris. Vaine tentative ! Helmina dormait partout : aux concerts, aux séances parlementaires, au théâtre Italien…

— Jusque-là, je ne vois rien d’étonnant.

— Soit ; mais n’est-il pas étrange qu’une fille s’endorme dans la joyeuse animation d’un bal, et tombe en léthargie aux murmures d’amour et au feu des déclarations ? Rien ne réchauffait ce cœur engourdi dans sa neige virginale ; elle paraissait, la blonde et délicate enfant, une exilée d’un autre monde, y rêvant sans cesse, et souverainement indifférente à toutes les mesquines passions de notre globe.

À ce moment, la pendule de la brasserie fit neuf fois entendre le son grave et comme lointain d’un timbre en spirale.

— Déjà neuf heures ! fit Léo, et Volfrang n’est pas venu. C’est la première fois qu’il n’est pas exact à nos réunions du vendredi.

— Nous ferions bien d’aller chez lui. Peut-être est-il vraiment malade.

— Je le crois. Sortons.

— Ah ! enfin, le voici.

Volfrang entra. C’était un grand jeune homme, dont le teint blême contrastait avec sa chevelure qui tombait en longue nappe noire autour de son cou. Son visage maigre et ascétique était sans animation et sans mobilité ; ses grands yeux noirs ne manquaient pas de beauté, mais le regard paraissait constamment noyé dans les brumes d’une vague rêverie ; et, ce soir-là plus que jamais, Volfrang se trouvait dans un état de lourde torpeur. On eût dit un fumeur à demi réveillé du sommeil extatique qu’on trouve dans l’opium ou le haschich.

— Comme tu as l’air fatigué ! mon pauvre Volfrang ! dit Muller. D’où viens-tu donc ?

— De Vénus.

— Hein ?

— De Vénus, te dis-je.

— Décidément, c’est de la folie ! se dit tristement Muller.

— Peste ! je comprends que tu sois harassé, mon cher Volfrang, s’écria Léo, dont l’humeur s’assombrissait plus difficilement. À la bonne heure ! parlez-moi d’une excursion de dix millions de lieues ! Comme elle va humilier nos opulents bourgeois qui parlent sans cesse de leurs voyages en Suisse ou aux Pyrénées, et se croient bien aventureux et bien intrépides pour les avoir accomplis ! Conte-nous un peu le tien, mon bon Volfrang.

— Ce serait bien long ; et mes souvenirs sont si confus…

— Prends un verre de punch pour réchauffer ta mémoire. Maître Schaffner, servez-nous trois punchs.

— Non, dit Volfrang, je me souviendrais mieux en fumant ceci.

Et il bourra une longue pipe de tabac d’Orient.

— À ton aise, fit Léo ; mais cela n’empêche pas de boire. Tu veux fumer, eh bien ! la canette est amie de la pipe. D’ailleurs, mon ami, un narrateur a nécessairement besoin de se rafraîchir de temps à autre, et si Didon et Calypso paraissent avoir négligé cette marque d’attention à l’égard d’Enée et de Télémaque, ce n’est pas une raison pour nous d’y manquer. Donc, père Schaffner, une canette, ou mieux, trois canettes… pour commencer.

Et les trois pots couronnés d’une écume argentée furent aussitôt servis.