Voyage à Vénus/2

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II

UN LOCOMOTEUR DANS LE VIDE. — VOLFRANG QUITTE LA TERRE POUR UN MONDE MEILLEUR. — L’ATMOSPHÈRE. — INANIA REGNA.


— Les habitants de Vénus, dit Volfrang, sont d’une taille plus haute et d’un tempérament plus vif que ceux de notre planète…

— Oh oh ! interrompit Léo, te voilà déjà transporté dans cette étoile ! Explique-nous d’abord comment tu y es allé. Est-ce comme Cyrano de Bergerac ou comme Hans Pfaall sont allés dans la Lune ?

— Je n’ai employé ni l’un ni l’autre des moyens qu’ils ont adoptés. Cyrano ne pouvait aller bien loin avec des bouteilles pleines d’eau vaporisée par la chaleur du soleil, car la vapeur agissant également sur toutes les parois des flacons ne pouvait leur imprimer aucun mouvement ascensionnel ; et tout ce qui lui était possible, c’était de les faire éclater. Hans Pfaall n’a été guère mieux inspiré en s’élevant au moyen d’un ballon qui devait nécessairement le laisser en route, un peu au-dessus des nuages, et dans la région de l’atmosphère où l’air, de plus en plus raréfié, n’est pas plus lourd que l’hydrogène. En supposant même que ces bouteilles ou ce ballon les eussent fait monter dans le vide, ce qui est bien certain, c’est qu’ils n’avaient aucun expédient pour se diriger.

J’avais donc un double problème à résoudre.

— Et comment t’y es-tu pris ? demanda Léo.

— Vous savez que le système général de locomotion sur notre globe, pour tous les êtres et tous les véhicules, est fondé sur la théorie du levier : ils se meuvent en exerçant un effort sur un point d’appui. Ce point d’appui est la terre pour l’homme et pour les animaux qui marchent ou qui rampent, c’est l’eau pour le poisson, et l’air pour l’oiseau. Quant à nos véhicules mus par la vapeur, le point d’appui est le rail sur lequel pèse et agit la roue de la locomotive, ou l’eau que frappent les palettes du steamer. Ce qui a empêché jusqu’à ce jour de parvenir à diriger les ballons, c’est, je crois, qu’on n’a jamais voulu sortir de ce système du levier, et que l’atmosphère, surtout dans les couches supérieures, s’est trouvée trop subtile pour fournir un point d’appui assez résistant, eu égard à la masse à mouvoir.

Il existe pourtant un moteur qui n’emprunte aucune force au milieu qui l’environne, c’est celui qui est fondé sur la différence des pressions agissant sur les parois intérieures d’un corps, et dont vous avez pu fréquemment constater les effets dans l’atmosphère.

— Bah !

— Sans doute. Combien de fois n’avez-vous pas vu s’élever dans les airs, non comme le ballon par suite d’une légèreté relative, mais en vertu d’une impulsion intérieure, ces objets, signes éclatants des joies populaires, qui brillent dans toutes les fêtes, dans tous les pays, et pour tous les gouvernements : les fusées volantes ?

— En effet, dit Muller, elles s’élancent comme des flèches de feu dans les noires profondeurs du ciel, à cause de la pression du gaz produit par la combustion de la poudre. Cette pression agit sur toutes les parois, mais, comme elle est naturellement moins forte sur la paroi où se trouve placé l’orifice, il en résulte que l’équilibre étant rompu, elle agit sur celle qui est opposée à cet orifice, et qu’elle entraîne la fusée dans un rapide mouvement de recul.

— Et ce mouvement, ajouta Volfrang, est si loin d’être basé, comme celui des oiseaux, sur la résistance de l’air, que cette résistance lui nuit au lieu de le servir, et que si la combustion de la poudre pouvait se faire dans le vide, la fusée s’y élèverait avec bien plus d’élan et de rapidité que dans nos feux d’artifice.

C’est d’après ces données que j’ai construit mon véhicule pour faire visite à la splendide étoile, notre voisine, que nous appelons du doux nom de Vénus.

Mon appareil consistait en un réservoir rectangulaire, d’une surface d’environ quatre mètres carrés et d’une hauteur d’un mètre, à la paroi supérieure duquel venait aboutir l’embouchure d’une pompe aspirante et foulante mue par des électro-aimants d’une très grande puissance. Vers chacun de ses angles, se trouvait une sorte de cône tronqué, qui pouvait se mouvoir en tous sens, et par l’orifice duquel s’échappait avec force l’eau dont j’avais rempli le réservoir au moyen de la pompe, après l’avoir fait passer par un tuyau vertical pour augmenter la pression.

Lorsque la pompe était en jeu, il est évident que l’eau comprimant toutes les parois du cône, sauf le côté par où elle avait issue, ce cône devait être poussé en arrière, et entraîner le réservoir, avec une force égale à la pression que le liquide eût exercée sur la portion enlevée pour pratiquer l’orifice.

— Permets-moi de te faire observer, dit Léo, qu’une telle machine devait dépenser une bien grande quantité d’eau.

— L’eau n’était pas perdue, car le jet se trouvait arrêté et dévié à une certaine distance par une petite roue à palettes qui la faisait tomber dans un bassin pour y être puisée de nouveau par le corps de pompe.

C’est sur ce véhicule que je suis parti.

Mon premier soin devait être de me soustraire le plus tôt possible à l’attraction terrestre, et dirigeant le jet de mes cônes vers la terre, je me mis en œuvre, et montai verticalement. Les premiers mouvements furent assez lents, comme ceux d’un train au départ, mais l’impulsion continue que j’imprimais à la machine s’ajoutant au mouvement acquis, l’ascension devint très-rapide.

Que vous dirai-je du merveilleux panorama qui s’étendait à mes pieds, et dont le vaste horizon s’agrandissait sans cesse ? Par instants, à l’extrémité de grandes plaines dont les sinuosités échappaient à mon regard, je voyais s’élever un chaînon de montagnes, derrière lequel d’autres se montraient à leur tour. Çà et là, serpentaient les fleuves et les rivières, déroulant à l’infini les méandres de leurs anneaux d’argent. Vous jugez combien je devais être saisi d’admiration devant la grandiose beauté d’un pareil spectacle !

Cependant, la plaine sur laquelle je me trouvais semblait se resserrer peu à peu, et se laisser envahir par les montagnes qui surgissaient sans cesse à l’horizon. Bientôt mon regard ne distingua plus que leurs sommets, qui me parurent comme les flots immobiles d’une mer de verdure, sur laquelle brillaient au sud et à l’est les Alpes de la Suisse et du Tyrol, semblables aux traînées argentées que font sur l’Océan les vagues moutonneuses, en se brisant avec de longs bouillonnements d’écume.

Comme j’étais absorbé dans l’extase de mes contemplations, mon esquif aérien fut tourmenté par un vent du sud qui s’éleva avec assez de violence, amenant avec lui cette cohorte de gros nuages qui forme son cortège ordinaire. Ces nuées se groupèrent en masses noirâtres et profondes, comme pour livrer bataille à la terre, et bientôt, en effet, grondèrent dans leurs flancs des bruits sourds et menaçants. Un coup de foudre qu’elles lancèrent sur une des plus hautes montagnes, comme sur un fort de défense, ouvrit l’attaque, et aussitôt après elles envoyèrent une effroyable bordée de balles de glace qui ravagèrent, sans merci, les vignes et les moissons.

Ce ne fut pas, comme bien vous pensez, sans une vive appréhension, que je pénétrai dans le foyer même de la tempête. Dès la première couche de nuages, je me trouvai dans une obscurité profonde. Des vapeurs fuligineuses et pareilles à l’épaisse fumée de la houille m’entouraient de toutes parts, seulement, de temps à autre, l’éclair de la foudre y projetait une lueur d’un rouge sinistre, et en faisait ces ténèbres visibles que Milton a placées dans son enfer. Quelle que fût la rapidité de mon ascension, je voyageai dans ces masses caligineuses bien plus longtemps que je ne l’aurais pensé. Elles me parurent avoir au moins cinq lieues d’épaisseur, comme ce nuage que MM. Barral et Bixio traversèrent dans leur voyage aérostatique, et j’éprouvai une grande satisfaction lorsque enfin une clarté bien faible et bien confuse encore, mais devenant de plus en plus sensible, vint à pénétrer l’opacité du brouillard. Comme j’étais alors parvenu dans les couches les plus élevées de l’atmosphère, le froid devint extrêmement vif, il dépassa 30 degrés, et condensa les vapeurs en gouttes de glace qui, tombant à travers l’épaisse couche du nuage, glaçaient d’autres vapeurs autour d’elles, et atteignaient ainsi la grosseur ordinaire des grêlons.

En approchant de l’extrémité du nuage, je vis le soleil se dessiner en globe rougeâtre, semblable à un boulet sortant de la fournaise et comme nous l’apercevons à travers les brouillards du matin ; seulement, par un curieux effet de mirage, son image se réfléchissait au-dessous de moi, dans les vapeurs. Peu à peu, il reprit sa couronne de rayons, et, je me trouvai dans une atmosphère resplendissante de lumière.

L’éclat azuré du ciel que j’eus grand bonheur à revoir était pourtant terne et pâle auprès de celui de l’amas de vapeurs que je venais de traverser. Vous pouvez difficilement vous imaginer la splendeur neigeuse des nuages, dans leur partie supérieure. Comme nous les voyons généralement entre le soleil et nous, ils ne nous présentent guère que leur face la plus obscure ; l’autre ne nous apparaît que de profil, festonnant l’amas nébuleux de ces contours brillants que le pinceau ne saurait reproduire. Vus du côté du ciel, ils cessent d’être des écrans pour devenir des réflecteurs, et, du point où je me trouvais, rien n’égalait l’éblouissant éclat de ce même nuage qui, sur terre, répandait les ténèbres et la désolation.

À mesure que je montais, les nuages, par une illusion bien naturelle et que l’espace vide qui m’entourait rendait plus décevante, me paraissaient descendre, comme si tout à coup leur poids eût augmenté, et les eût entraînés dans une chute rapide. Un coup de vent les balaya bientôt, et me permit de revoir la terre.

Pour un homme habitué comme nous à ramper sur notre globe, dans le cercle étroit et mesquin de nos affaires, c’était, je vous assure, un imposant et sublime spectacle que ce panorama lointain et l’immense coupole d’azur qui le couronnait. Il y eut un instant où il devint merveilleux de grandeur et de beauté : ce fut lorsque le soleil, ayant disparu de l’horizon terrestre, laissa le paysage dans l’ombre, et illumina des riches couleurs du couchant les brumes légères qui flottent dans les premières couches atmosphériques. C’était vraiment d’une splendeur magique ! Au-dessus de ma tête, le zénith formant un dôme noir, piqué de quelques étoiles, puis la concavité sphérique du ciel passant, par zones successives, à des tons de plus en plus clairs et vifs pour s’embraser de teintes purpurines, orangées, et se terminer, vers le fond, en une profusion de jaune éblouissant, parsemé de longs nuages noirs, semblables à des îles fantastiques dans un océan d’or fondu.


Si mon âme se dilatait d’extase devant ces magnificences, en revanche, mon corps souffrait assez cruellement des conditions où le plaçait une élévation jusqu’alors inexplorée : il avait peine à respirer et grelottait sous les étreintes du froid. Je dus songer à faire de l’air et de la chaleur.

— De quelle façon ? dit Muller.

— Tu peux bien penser, mon cher, qu’on n’entreprend pas un voyage comme celui de Vénus sans faire ses provisions ; et comme l’air et la chaleur devaient me manquer dans le vide, j’avais eu soin de me prémunir à cet égard. Pour cela, je m’étais fait une sorte de cage d’épais cristal dans laquelle je pouvais fabriquer chimiquement de l’oxygène et de l’azote. Cette cloison descendait jusqu’au bassin destiné à recevoir l’eau des cônes tronqués, car, projetant un voyage hors de l’atmosphère, je devais prévenir l’évaporation que le vide n’aurait pas manqué de produire.

— Et pour te préserver du froid, tu avais donc aussi installé une cheminée ? demanda Léo.

— Non, certes. Le courant de la combustion eût dévoré, en un clin d’œil, mon atmosphère de laboratoire. Au lieu d’une cheminée, j’avais placé, au-dessus de mon réservoir d’eau, un coffre rempli de chaux vive ; je la mouillais, et de la combinaison qui s’opérait se dégageait une douce chaleur qui s’accumulait dans mon petit palais de cristal.

— Pourquoi l’avais-tu placée au-dessus de ton réservoir ? dit Muller.

— Pour prévenir la congélation de l’eau.

— Sais-tu, fit Léo, que ta machine, ornée de tous ses accessoires, devait être d’un poids assez lourd ?

— Sans doute, mais elle était puissante à proportion. Comme sa force était en raison directe de la grandeur des orifices et de la pression exercée sur l’eau, je pouvais l’augmenter à mon gré.

À mesure que je montais, la coupole noire et étoilée qui s’arrondissait sur ma tête prenait des proportions de plus en plus étendues. Au moment où elle s’était agrandie jusqu’à former un hémisphère complet, je franchissais la limite de l’atmosphère, et j’entrais dans le royaume du vide, per inania regna !


Vu à travers une double convexité de l’atmosphère et une étendue de vapeurs deux fois plus longue que celle qui nous sépare de l’horizon, le soleil me parut bien plus grand et plus éteint que lorsque nous assistons à son coucher d’un point quelconque de la surface terrestre. Il offrait l’aspect d’un énorme disque d’un rouge sombre, qui, par moments, s’animait de lueurs plus vives, suivant les vicissitudes de transparence que l’air éprouvait. Bientôt, je le vis disparaître derrière la courbe lointaine de l’horizon rationnel ; ses ardents reflets s’éteignirent par degrés, et les nuages noirs que j’avais vus se dessiner sur un fond éclatant de lumière, perdirent la netteté de leurs contours, ou plutôt semblèrent s’étendre et voiler complètement cette partie du ciel. Il ne resta qu’une faible lueur rousse, qui s’effaça aussi à son tour… J’entrais dans le cône d’ombre de la terre.

Un spectacle non moins sublime s’offrit alors à mes yeux. Au-dessus de cette sphère resplendissante des riches couleurs de l’arc-en-ciel, que je venais d’admirer, j’en trouvais une autre toute étincelante d’étoiles. Vous ne sauriez concevoir combien leur feu était vif. Certes, sur la terre, au sommet des montagnes, nous avons souvent admiré le radieux scintillement des constellations, et pourtant l’atmosphère, mêlée de vapeurs, ternit leur éclat, auquel nuit aussi le fond bleuâtre du ciel qu’elles éclairent toujours un peu. Puis, on ne distingue bien que celles qui sont situées dans la région zénithale, les autres étant voilées par une couche d’air plus brumeuse et plus étendue. Mais, au sein du vide absolu où j’étais arrivé, des millions d’étoiles resplendissaient à l’horizon comme au zénith, sans que rien pût affaiblir la vivacité de leur rayonnement, et il me semblait que je voguais au sein d’une profusion de diamants, céleste poussière qui fourmillait dans l’espace infini. En bas seulement, la terre arrondissait son disque opaque, et formait un écran circulaire à la splendeur étoilée du ciel. Çà et là, sur sa surface noyée dans les ténèbres, apparaissaient, comme des points rougeâtres, les lointains reflets de l’éclairage de quelques grandes cités.


Un silence profond, universel, et insolite pour une oreille humaine, régnait autour de moi. Sur notre globe, même dans les nuits les plus calmes et les sites les plus déserts, toujours quelque bruit vient manifester l’activité et la vie : c’est un vol lourd d’oiseau nocturne, un frissonnement de feuillage, le frais gazouillis d’un ruisseau, la voix lointaine d’un fleuve ; que sais-je encore ?… Mais là, pas un frémissement, pas le plus faible écho du plus léger murmure… un silence morne, absolu, immense comme ces solitudes, et dont l’implacable persistance glaçait mon âme d’une lugubre terreur. Ô bruits de la terre, bruits chers et accoutumés, qu’étiez-vous devenus ? Grondements tumultueux des grandes populations et des grandes ondes, joyeux chants d’oiseaux dans les campagnes, longues plaintes des vents dans les gorges escarpées ou les forêts profondes, douces et sauvages harmonies de la création, auxquelles notre oreille ne prête qu’une attention distraite tant elle y est habituée, combien je souffrais de ne plus vous entendre, et comme, à ce vaste silence, à cette obscurité profonde, à ce froid corrosif, je sentais bien que j’errais dans le domaine de la Mort ! Le sentiment d’une telle solitude au milieu du néant m’accablait d’une prostration profonde, comme pour me punir de l’audace sacrilège qui m’avait fait franchir les limites assignées par Dieu à tout être vivant. Ce fut au point que, saisi de nostalgie, je voulus, pendant quelques instants, renoncer à mon voyage d’outre-Terre, et retourner à notre planète, mais, comme l’a dit le fabuliste :

 

Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin…

 

Et je continuai ma route… pauvre Robinson de l’immensité !