Voyage à Vénus/10

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Michel Lévy (p. 127-138).

X

CÉLIA


Deux jours après, Mélino m’apprit qu’il avait reçu de sa fille une lettre annonçant son retour pour le lendemain même.

Il m’en témoigna une vive satisfaction, et ajouta qu’il allait immédiatement faire part de l’heureuse nouvelle à son futur gendre, un jeune vénusien de vingt-cinq ans, nommé Cydonis, pour qu’il vînt, suivant l’habitude, passer la journée auprès d’eux.

— Comment ! lui demandai-je tout surpris, c’est ici l’usage de recevoir un fiancé pendant des jours entiers ?

— Et ces visites se prolongent un ou deux mois. Ne faut-il pas, avant d’accomplir un acte aussi important, aussi indissoluble que le mariage, s’apprécier et se connaître à fond ?

— Eh bien ! nous sommes loin de comprendre ainsi les choses sur notre globe terrien, et nous traitons le mariage d’une façon bien plus expéditive. À nos yeux, c’est purement et simplement une affaire d’intérêt, et, comme nous en avons beaucoup en tête, nous bâclons celle-là en trois ou quatre jours.

— Comment cela ? demanda en riant Mélino.

— Un tiers officieux, mandataire et souvent membre de la famille du futur, vient trouver le père de la jeune fille, et, après un éloge convenable de l’ange en question qu’on recherche, avant tout, pour ses charmes, ses vertus… etc., demande quel sera le chiffre de sa dot. Le père l’annonce, et s’enquiert à son tour de l’apport du prétendant. L’ambassadeur matrimonial répond, et, des deux côtés, on commence par trouver les chiffres insuffisants. Une discussion s’engage : celui-ci fait valoir le poste officiel qu’occupe le jeune homme, dont le caractère souple est un gage d’avancement ; celui-là fait briller la perspective dorée d’un oncle à héritage. On objecte que ledit oncle est encore bien jeune et bien portant, et l’on fait sentir au père lui-même qu’il n’est pas exempt de ce défaut. Bref, on lui demande son dernier mot, et dès qu’on a saigné le pauvre homme jusqu’à l’épuisement, on conclut l’affaire.

« C’est à ce moment qu’apparaît le fiancé. Ganté et cravaté de blanc, symbole de la candeur de ses sentiments, il se rend chez la jeune fille, lui dévoile le secret de son âme, la flamme qui le dévore, et dont rien au monde ne saurait affaiblir l’ardeur : ni le temps, ni l’absence, ni les tribulations… (Il ne parle pas d’une diminution de dot, car elle l’éteindrait à l’instant même).

« Cette scène jouée, on se rend chez le notaire qui passe d’un contrat de vente à un contrat de mariage, — sans trouver une bien grande différence dans les deux marchés.

— Et voilà tout ?

— Ah !… j’oubliais de vous dire qu’on se rend aussi à la mairie, pour accomplir une dernière formalité devant un fonctionnaire cerclé d’une écharpe. Mais, je vous le répète, le mariage n’est, avant tout, qu’une affaire, et l’on peut le considérer comme parfaitement conclu dès que le contrat est signé.

— Eh quoi ! vous ne prenez pas plus de précautions pour assurer le bonheur de deux existences, vous ne vous inquiétez pas davantage des convenances de caractère, des sympathies du cœur ?

— On traite tout cela de chimères sentimentales, de rêveries romanesques, et l’on ne s’en préoccupe pas le moins du monde. Les hommes se marient afin de se procurer des capitaux pour leurs spéculations, l’achat d’une étude, etc., les femmes pour avoir leur liberté, des bijoux et des toilettes.

— Mais, avec un pareil système, vous devez créer d’assez tristes ménages, et avoir un singulier nombre de femmes ruineuses et d’insupportables maris.

— Nous n’en manquons pas ; et si nous mettons peu de temps à improviser un mariage, nous en passons souvent beaucoup à nous repentir de l’avoir conclu.


Suivant la promesse contenue dans sa lettre, la fille de Mélino arriva le lendemain même. C’était une ravissante créature, une merveille de grâce et de beauté…

— À la bonne heure ! interrompit Léo en souriant, j’aurais été bien étonné que, dans la planète qui a nom Vénus, les femmes n’eussent pas été jolies.

— Elles le sont, en effet, au suprême degré. Tout, du reste, dans Vénus, l’emporte à cet égard sur notre globe, et cela parce que le soleil, source de toute beauté, l’inonde de torrents de lumière. Voyez son influence dans les contrées de la Terre qu’il favorise, dans les régions équatoriales par exemple : quelle exubérance de végétation ! comme les fleurs ont des couleurs vives et des parfums pénétrants, comme le plumage des oiseaux resplendit de riches reflets ! tandis que dans les zones boréales tout est terne, triste, étiolé.

— Cependant, objecta Léo, je ne sache pas que les hommes et les femmes des régions équatoriales, c’est-à-dire les nègres et les négresses soient précisément des types de beauté.

— Sans doute ; mais les Georgiens présentent ce type, et la Georgie est un pays aimé du soleil. La laideur de la race nègre ne tient pas à la région qu’elle habite mais bien au caractère anatomique de sa constitution : le crâne, les cheveux, la face et la peau des nègres, présentent avec les nôtres des différences de conformation qui sont originelles et parfaitement indépendantes du climat. Mais, sans sortir de l’Europe, comparez entre elles les diverses nations de la race caucasique, et vous reconnaîtrez que le Midi a généralement été favorisé. Les peuples de la Grèce et de l’Italie, par exemple, n’ont-ils pas été plus remarquables, par la beauté, le courage, l’intelligence et le génie, que la Russie et l’Allemagne, ces deux lourdes nations qui opposent leur énorme lest à tout essor de la civilisation et du progrès ? Ne vous étonnez donc pas des perfections de la race vénusienne, dont Célia présentait un des types les plus parfaits.

Élancée et souple comme un roseau, sa taille avait une élégance exquise et une majesté dont le caractère un peu sévère était tempéré par la grâce onduleuse des attitudes, le charme du sourire et les mélodieuses inflexions d’une voix fraîche et caressante. Son teint, d’une blancheur mate et un peu dorée, s’animait vers les joues d’une nuance rosée, semblable à ces riants reflets qui colorent au matin le contour des nuages. Une lueur humide baignait ses lèvres pourprées. Ses grands yeux noirs scintillaient comme deux escarboucles, et quand elle abaissait un peu la paupière, cet éclat, tamisé par une double frange de longs cils, prenait une douceur extrême ; mais ardents ou langoureux, ses regards avaient tant de mobilité et d’expression, que toute son âme semblait rayonner dans ses yeux. Les suaves contours de son front se perdaient dans l’ombre d’une magnifique chevelure dont les flots d’or coulaient le long de ses joues, pour retomber en cascade sur ses épaules satinées. Puis, rare et charmant contraste ! auprès de ces blonds cheveux, deux sourcils noirs, se courbant avec une exquise pureté de ligne sur des yeux pleins de vifs regards, semblaient deux arcs d’ébène tendus pour les flèches de l’amour.

Pardonnez-moi, mes bons amis, ces métaphores qui doivent vous paraître prétentieuses et outrées parce que vous les appliquez aux femmes de la Terre, mais qui ne sauraient vous peindre que bien faiblement la grâce enchanteresse de la plus jolie fille de Vénus.


Elle me considéra avec une grande surprise, qui s’augmenta encore quand son père lui eut fait connaître quelle était ma lointaine patrie.

— Comment ! s’écria-t-elle, c’est cette belle étoile que nous appelons l’étoile du berger ?

— Et qui donne aussi ce nom à votre planète, répondis-je en souriant, car c’est pour nous également l’étoile qui, pendant une bonne partie de l’année, apparaît la première après le coucher du soleil, et avertit le berger que l’heure est venue de ramener son troupeau à l’étable. Ainsi, une sorte de sympathie fraternelle semble lier les deux astres, et, dans cette innombrable quantité d’étoiles que ramène la nuit, les nôtres se montrent les plus empressées à se visiter et à échanger le premier bonsoir.

Célia sourit de ces prétentions à une sympathie, dont je semblais ne reconnaître l’existence entre deux astres qu’afin de l’établir à de moindres distances.

Pendant le repas qui suivit son arrivée, la jeune vénusienne m’adressa mille questions sur les choses de notre monde, notamment sur le mariage et les toilettes, d’où je jugeai que l’instinct de la parure était commun à toutes les femmes de l’univers.

Je m’empresse d’ajouter qu’elle m’interrogea sur une foule de points bien plus sérieux, et que je fus étonné de la variété de son érudition et de la trempe vraiment virile de son esprit. Je m’attendais à trouver ce que, dans nos pays civilisés, nous appelons une demoiselle bien élevée, c’est-à-dire une jeune fille guindée, timide, glacée de réserve et de modestie, pinçant les lèvres et baissant les yeux, gracieux automate dont l’éducation a monté le mécanisme, jusqu’au jour où le mariage le brise, anime la statue et métamorphose la docile poupée en un petit démon mutin, volontaire et donnant à ses instincts et à ses caprices un essor d’autant plus violent qu’on l’a depuis plus longtemps comprimé.

Célia était bien loin de subir cette contrainte et d’affecter cette timidité maniérée, dont la candeur apparente n’exclut pas les recherches de la coquetterie, les satisfactions vaniteuses et les dénigrements jaloux. Elle avait passé toute sa jeunesse auprès de sa mère, au lieu d’aller dans ces grands pensionnats où l’on défait l’éducation des demoiselles.

— Tu veux dire où l’on fait, interrompit Muller.

— J’ai dit le mot qui traduit ma pensée. Quelle est, en effet, mon cher, l’œuvre des pensionnats à la mode ? Une jeune fille a été élevée dans la sainte simplicité de la vie de famille, par l’affection vigilante d’une mère qui s’est complue à orner son cœur des plus chastes et des plus nobles sentiments. L’amour de Dieu, les affections de famille, la droiture, la charité ont été enseignés à cet enfant, — non pas en leçons dogmatiques prononcées du haut d’une chaire pédante, et apprises par l’élève comme un de ces devoirs de récitation qui passent par la mémoire sans qu’il en reste rien à l’esprit ni au cœur, — mais dans l’intimité du foyer et la douce expansion des causeries maternelles. Ainsi formée par la tendresse et le dévouement, cette jeune fille entre dans une de ces usines à éducation qu’on nomme pensionnats. Tout d’abord, elle se trouble et s’afflige ; son pauvre cœur, qui s’épanouissait si bien, dans la douce et saine atmosphère de la famille, se resserre et souffre du vide glacial où il se trouve plongé. La supérieure, qui est devenue sa seconde mère (à tant par trimestre), s’efforce de tempérer cette exquise et si fugitive sensibilité de l’enfance, et de tarir chez la jeune fille les saintes larmes du regret filial, diamants du cœur, les plus beaux et les plus purs qu’elle puisse avoir jamais !… On la met ensuite au piano, et on lui fait rédiger, de sa plus belle écriture, des cahiers d’histoire, de géographie, etc., qui contiennent ce qu’elle est censée savoir, et qu’on montre, au bout de l’an, aux parents extasiés. Elle trouve, dans le contact journalier des autres pensionnaires et dans les petites rivalités qu’il fait naître, un aiguillon perpétuel à sa vanité, si bien qu’elle entre ensuite dans le monde, avec une légère teinte d’érudition qui ne tarde pas à s’effacer, et des instincts de frivolité et de coquetterie qui ne feront qu’augmenter toujours. Sa candeur première a disparu pour faire place aux prétentions et à un ardent désir d’éclipser ces chères amies, qu’elle embrasse sans cesse, dans le monde, afin de montrer un cœur aimant, et en attendant mieux.

La blonde fille de Vénus ne connaissait pas ces coquettes minauderies. Chez elle, aucune grâce étudiée, aucun sourire factice, mais une simplicité parfaite et une candeur angélique qui laissaient voir toute son âme, comme on voit une gemme dans le cristal d’une eau limpide.

Elle aimait son père d’une affection vraie, profonde, et non avec cette sentimentalité démonstrative qui ne se manifeste qu’en public et par toutes sortes de mignonnes appellations. Quant à sa pauvre mère, qu’elle avait perdue depuis environ deux années, Célia conservait religieusement, au fond de son cœur, son image rayonnante d’une céleste clarté : c’était l’inspiratrice de ses pensées, l’ange gardien de sa destinée.


Vous devez bien penser qu’à vingt-cinq ans, et, le cœur doucement amolli par les tièdes influences du climat vénusien, je dus subir le charme de tant de perfections. Surpris d’abord comme par une vision céleste, j’éprouvai un sentiment d’admiration qui peu à peu se métamorphosa en un ardent amour. Mon regard ne pouvait se détacher de cet adorable visage, qui semblait croître en attraits à mesure que je le contemplais, car il en est de l’amour comme de toutes nos émotions, elles n’éclatent jamais soudainement dans leur intensité complète : on ne savoure pleinement les beautés d’un tableau ou d’une composition musicale que lorsqu’on s’est, en quelque sorte, familiarisé avec eux.

Ce fut ainsi que, buvant à longs regards le philtre qui m’enivrait, j’en arrivai, au bout de quelques heures, à être amoureux comme un fou.