Voyage à Vénus/11

La bibliothèque libre.

XI

CYDONIS. — UN ARRÊT DE LA SCIENCE. — ACADÉMIE. — OFFICE FUNÈBRE.


Dès qu’il eut appris le retour de Célia, son fiancé se hâta de se rendre auprès d’elle. C’était un jeune homme de haute taille, aux yeux expressifs, à la physionomie ouverte, et sur laquelle s’épanouissait un sentiment de sincérité parfaite. Sa toilette, des plus simples, semblait affranchie du despotisme de la mode, méticuleux et fantasque comme tous les despotismes. Cydonis n’était, en effet, ni rasé jusqu’au sommet des oreilles comme un magistrat, ni barbu jusqu’aux yeux comme certains artistes. De fines moustaches noires se dessinaient sur sa lèvre intelligente, et un léger duvet ombrageait son menton. Il avait une distinction réelle, et je ne remarquai pas chez lui cette pointe de fatuité et de prétention, si commune chez nos jeunes gens et nos jeunes femmes à la mode, bien que son principal effet soit de tout enlaidir, même la jeunesse et la beauté.

Mélino reçut Cydonis avec une vive joie, à laquelle, vous le devinez aisément, je ne pris qu’une part assez modérée. C’était un rival ; et, à ce titre, il devait d’autant plus me déplaire que je lui reconnaissais plus d’aimables qualités. Néanmoins, il me parut que Célia n’éprouvait point cette félicité intime qui, en pareille circonstance, remplit une âme vraiment éprise, et dont le joyeux reflet illumine tous les traits du visage. Sans doute l’accueil qu’elle lui fit ne manqua ni d’empressement ni d’affection, mais l’œil d’un rival est la clairvoyance même, et le regard le plus furtif, le geste le plus indifférent en apparence, suffisent pour lui révéler le secret d’un cœur. Ainsi, crus-je deviner que Célia ne ressentait pour son fiancé que ce sentiment d’amitié, qui est à l’amour ce que la cendre chaude est à la flamme, et je conçus l’espoir de lui avoir inspiré une sympathie plus voisine de la passion. Je craignis d’abord de céder complaisamment à une illusion de mon amour propre, mais une plus longue observation me donna l’assurance que mes appréhensions seules étaient chimériques. Pourquoi cette préférence en ma faveur ? Grâce, distinction, esprit, j’avais tout à envier à Cydonis, mais je n’ai pas la prétention de vous expliquer ce qu’il y a de plus inexplicable, sur la Terre comme dans Vénus : le cœur de la femme.

Ce que je crois de plus probable, c’est qu’elle m’aima par simple curiosité. La curiosité a tant de prestige sur le cœur humain, et surtout sur le cœur féminin ! Qu’est-ce, en effet, que l’homme ? Un animal curieux ; car, sans cet heureux instinct, il n’eût jamais rien appris, et ne se distinguerait pas des autres êtres vivants. La femme est bien plus curieuse encore : non pour s’instruire, mais pour se perdre, et perdre l’homme avec elle, — quelquefois même le genre humain tout entier… comme elle s’est empressée de le faire dès sa venue sur notre globe. — Or, les femmes de Vénus m’ont toujours paru issues d’une aïeule assez semblable à la nôtre, et je pense qu’elle aussi dut vouloir pénétrer le mystère de quelque interdiction, dans les vergers du paradis vénusien.

Je ne saurais, je le dis encore sans vouloir faire vanité de modestie, expliquer autrement la prédilection de Célia, que par cet irrésistible et universel attrait du nouveau, car Cydonis était un jeune homme de tout point accompli. J’admirai notamment la façon dont il faisait sa cour auprès de Célia et de ses parents. Faire sa cour, chez nous, c’est, vous le savez, prendre pendant quelques jours un masque de tendresse et d’aménité. Rien de charmant comme un futur gendre et mari : paraître affable, docile, aimant, dévoué, faire la toilette de ses sentiments comme on fait celle de sa personne, se répandre en promesses et en protestations de toutes sortes, c’est là le rôle de tout candidat, du candidat au mariage, comme du candidat à la députation. Oh ! l’excellent époux que va faire ce jeune homme, qui, tout confit de douceur et de bénignité, suit, avec la persistante fidélité d’un satellite, sa douce et rayonnante fiancée, l’embrase de ses regards, et roucoule à son oreille les plus tendres serments d’amour ! Et comme les parents de la jeune fille auront à se féliciter d’avoir un tel gendre ! Il se dit au comble du bonheur d’être adopté par eux ; il sera un fils plein d’affection respectueuse, et mettant tout son orgueil, toute sa joie, à entourer la vieillesse de ceux qu’il appelle son second père et sa seconde mère, des soins les plus tendres, du dévouement le plus absolu ! Comment ne pas s’empresser d’accomplir l’union qui doit assurer tant de félicités ? On célèbre donc la fête, en grande pompe, aux sons de l’orgue, aux chants du chœur, et… la scène change aussitôt après. Ce Roméo si tendre, qu’un magnétisme irrésistible attachait aux pas de sa fiancée, devient froid, indifférent, égoïste, impérieux, et délaisse, à tout instant, le foyer conjugal pour la Bourse, le cercle, ou des rendez-vous d’affaires aussi problématiques qu’interminables ; ce gendre si aimant et si dévoué songe peu à ses seconds parents, et bien souvent il attend avec plus ou moins d’impatience la réalisation de ces probabilités de décès prochain, qu’on a l’amabilité d’appeler des espérances. — C’est ainsi que le mariage est une assez triste pièce en trois actes et de genre composite, qui débute par une comédie, se noue par un opéra, et se termine par un drame plus ou moins larmoyant.


Cydonis ne ressemblait nullement à nos doucereux charlatans de tendresse conjugale et de dévouement filial. Rien d’affecté et de composé en lui, aucun souci de dissimuler ses défauts et de faire valoir des qualités réelles ou imaginaires, en faisant habilement briller, aux yeux fascinés de la jeune fille et des vieux parents, le séduisant mirage de toutes les perfections et de toutes les félicités. Il était simplement et franchement lui-même, et paraissait plutôt un frère ou un ami qu’un aspirant matrimonial.


Un léger incident, survenu le jour même de l’arrivée de Cydonis, ramena mon esprit au souvenir de la Terre, et me montra que si les fiancés y différaient profondément de ceux de Vénus, nos savants avaient sur cette planète de dignes confrères.


En sa qualité de savant, Mélino faisait partie de l’Institut qui existait à Vénus ; — car partout il y a deux savants, il y a un Institut. — Comme il en revenait le soir, il me dit en riant :

— Savez-vous, mon cher Volfrang, qu’il a été grandement question de vous à notre séance d’aujourd’hui !

— Comment ! Est-ce qu’on saurait mon voyage interplanétaire ?

— Pas le moins du monde. Seulement, une discussion, que je pouvais éclaircir d’un seul mot, mais dans laquelle je me suis bien gardé d’intervenir, s’est établie sur votre personne.

— À quel sujet ?

— Vous vous rappelez, sans doute, ces deux savants qui, pendant la représentation à laquelle nous avons assisté, n’ont cessé de vous observer, soit dans la salle, soit au foyer ?

— Oui. Eh bien ?

— Eh bien, frappé des dissemblances que votre constitution physique présente avec la nôtre, l’un d’eux a écrit un long mémoire pour établir que vous apparteniez à la race vénusienne de la période tertiaire, que l’on croyait tout à fait éteinte. Il a, dans ses collections, des débris d’ossements fossiles qu’il fait remonter à cette époque, et il prétend que l’analogie est complète, que vous appartenez de toute nécessité à cette race, et qu’il possède, dans ses vitrines, des vestiges de vos aïeux. Son collègue, qui n’a que des fossiles de la période volcanique, assure au contraire que votre origine généalogique se rattache à cette dernière évolution du sol. Toujours est-il que vous voilà, de par la science, naturalisé vénusien, et que vous n’avez plus à craindre d’indiscrétions, car il est désormais impossible à qui que ce soit, même à vous, de persuader le contraire à nos doctes paléontologues.

— Aussi ne l’essaierai-je pas. Je sais que, dans nos régions terriennes, il serait plus facile de faire remonter un fleuve à sa source que de faire revenir un savant sur son opinion. Or, l’épisode de la séance vénusienne m’a prouvé que les savants sont les mêmes partout, et qu’il leur est généralement échu le magique pouvoir de rétablir une inscription avec une lettre, un palais avec une pierre, et le corps d’un animal avec l’empreinte indécise d’un fragment d’os.

Quoique savant, Mélino ne fut pas blessé de mes paroles. Il en sourit même, en songeant à ceux de ses confrères qu’il croyait atteints de ce ridicule, et sans se demander naturellement s’il ne l’avait pas lui-même, attendu que nous ne nous reconnaissons jamais que dans les portraits qui nous flattent.

— Vous avez donc aussi un Institut ? me demanda-t-il.

— Chaque ville a le sien, mais malheureusement la routine, l’esprit de système et les animosités personnelles y nuisent souvent au progrès de la science. Nous possédons aussi une académie purement littéraire, ou qui du moins devrait l’être, mais la politique, qui s’infiltre aujourd’hui partout, a pénétré dans son enceinte, et il est rare que ce corps se recrute par des choix faits dans la littérature. Il s’inquiète, au contraire, des titres nobiliaires des nombreux candidats qui assiégent ses portes. — comme si les vrais titres de noblesse d’un écrivain n’étaient pas ses œuvres, — il tient grand compte aussi de leurs relations de salon, de leur passé politique, de leurs affinités de coterie, au lieu de se préoccuper uniquement de leurs ouvrages, et de considérer :

 
Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été.
 

— Et quelle est la mission de cette académie ?

— Elle est censée faire un dictionnaire de notre langue… véritable dictionnaire de Pénélope que celui-là, car elle y travaille toujours sans l’achever jamais. Composée de quarante membres, elle ne fait parler d’elle que lorsqu’ils sont trente-neuf. Alors, les incertitudes du choix de l’élection qui doit combler le vide, et ensuite la séance consacrée à la réception de l’élu, excitent, au plus haut degré, la curiosité publique.

Cette réception est donc le sujet d’une cérémonie ?

— À laquelle on attache une importance solennelle, et qui sert de prétexte à de longs discours, comme il arrive, du reste, pour toutes nos cérémonies d’installation de n’importe qui ou d’inauguration de n’importe quoi. Chez nous, si tout finit par des chansons, tout commence par des discours.

Dans cette séance académique, le récipiendaire déclare, tout d’abord, combien il est indigne de l’éclatant honneur qu’on lui a fait, honneur qu’il a pourtant vivement sollicité, en étalant ses titres aux yeux de ces mêmes académiciens qui l’écoutent, et qui pourraient lui dire :

 

Ce langage à comprendre est assez difficile,
Monsieur, et vous parliez tantôt d’un autre style.

 

Puis, sous prétexte de faire l’éloge de celui qu’il remplace, il se livre à des appréciations plus ou moins passionnées sur les diverses époques que le défunt immortel a traversées. À son discours succède celui de l’académicien chargé de le recevoir, lequel souvent le crible de fines épigrammes, et le reçoit, pour ainsi dire, à coups d’épingle.


Notre conversation fut interrompue par l’arrivée d’une lettre de deuil qui fut remise à Mélino. Elle était ainsi conçue :

« Nous avons la douleur de vous annoncer le décès de M. X… (suivaient les divers titres du défunt, et les signatures des parents, sans aucune qualification). Le service funèbre aura lieu à…, etc. »

— Comment ! c’est tout ? demandai-je à Mélino, après avoir lu ce billet si simple.

— Que voudriez-vous de plus ?

— Rien assurément. Mais, dans notre pays, les douleurs de famille sont autrement loquaces et vaniteuses ; et voici, à peu près, dans quel style cette lettre serait rédigée, avec profusion de ces majuscules par lesquelles beaucoup de gens croient agrandir l’importance de leurs fonctions :

» M. Wilmann, négociant, Membre du Conseil Fédéral, Chevalier de l’Ordre de l’Aigle-Rouge, M. Fritz, Conseiller à la Cour, Ex-Vice-Président du Comité Hippophagique, Chevalier de l’Ordre de l’Aigle-Rouge, M. Hermann, ancien Grand Veneur, Chevalier de l’Ordre de l’Aigle-Rouge, M. Zigzermach, Secrétaire-Général du Théâtre des Arts, Membre Correspondant des Sociétés Savantes d’Horticulture, d’Arboriculture, de Pisciculture, etc., etc. (On met etc. quand on n’a plus rien à dire), Chevalier des Ordres de l’Aigle-Rouge, de l’Éléphant-Blanc, etc., etc., ont l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu’ils viennent d’éprouver dans la personne de M. X… »

— Enfin ! voici le nom du pauvre défunt.

— Tout à fait au bas de la lettre, et presque inaperçu sous cet écrasant étalage de vanités plus ou moins inconsolables.

— À ce compte, vos billets de deuil semblent destinés bien plutôt à faire part des titres et qualités des vivants que de la perte du mort.


J’accompagnai Mélino à l’office funèbre, afin de connaître le rite en usage à Vénusia pour cette triste cérémonie.

Nous pénétrâmes dans le temple consacré. Il était d’une austérité toute religieuse : aucun luxe mondain, point de statues dorées, de tentures somptueuses, de costumes éclatants, de chants à grand orchestre : rien qui sentît l’idolâtrie ou le théâtre. Les prières récitées à haute voix n’étaient pas en langue tombée en désuétude, mais en bon langage vénusien parfaitement intelligible pour les assistants, qui trouvaient assez naturel de savoir eux-mêmes ce qu’ils demandaient à Dieu, soit dans leurs prières, soit dans celles que le prêtre faisait pour eux.

L’office avait un caractère tout particulier de réserve et de simplicité. Dans nos temples, vous le savez, les cérémonies de ce genre ont souvent, — quand la fortune du mort le permet, et quand l’avarice des héritiers ne s’y oppose pas, — une magnificence peut-être regrettable. Le pompeux édifice du catafalque illuminé de cierges, les tentures brodées d’argent, les sons de l’orgue, la voix des chantres, qui paraissent quelque peu blasés sur les lamentations quotidiennes dont ils font leur gagne-pain, les allées et venues et les sollicitations des quêteurs obstinés qui, secouant leur bourse béante, font sonner les gros sous comme pour battre le rappel de la monnaie, tout cela, sans nul doute, nuit au recueillement profond d’une assemblée sur laquelle le souvenir du mort devrait planer seul. L’office auquel j’assistai n’eut rien de cette ostentation aussi vaine que coûteuse, et le silence le plus solennel ne cessa pas d’y régner.

Vers la fin, un ami du défunt monta en chaire, et prononça, non point une de ces oraisons funèbres, remplies de périodes retentissantes qui détournent sur le panégyriste l’admiration qu’il demande pour celui qui sert de prétexte à son discours, mais quelques paroles simples et touchantes, dans lesquelles il retraçait les qualités de la personne dont on déplorait la perte.

— C’est à peu près le discours que nous prononçons au cimetière, observa Muller.

— Oui ; mais là, en plein air, gênés par les tombes voisines, et contrariés souvent par les intempéries du jour, les assistants ont grand peine à entendre ce suprême adieu, qui produit un tout autre effet prononcé dans la sombre enceinte où la foule attentive ressent une commune émotion.


Après la cérémonie, on brûla le corps du défunt ; car, sur toute la planète, la crémation est préférée à l’inhumation ; et, sans parler des terribles éventualités dont le mode vénusien est exempt, je crois qu’il répond mieux que le nôtre aux exigences de la salubrité publique.