Voyage à la Guadeloupe/13

La bibliothèque libre.
Monnoyer (p. 86-99).

Rivières.

Les rivières de la Guadeloupe ne sont que des torrents qui ont leur source dans les grands bois, au pied ou sur le flanc des montagnes ; ces sources sont alimentées par les pluies, par les nuages, et par les vapeurs humides qui reposent presque continuellement sur le sommet des hautes montagnes ; et ce n’est point ailleurs qu’il en faut aller chercher l’origine. À la Grande-Terre, il n’y a point de rivières, parce qu’il n’y a point de montagnes. La Soufrière, beaucoup plus élevée que toutes les autres, exerce sur les nuages et sur les vapeurs humides de l’atmosphère une force attractive beaucoup plus énergique ; aussi en est-elle plus souvent couverte et doit conséquemment fournir beaucoup plus d’eau aux réservoirs souterrains ; c’est en effet dans son département que les sources, sont les plus abondantes, et que naissent les plus fortes rivières.

D’après l’idée que j’ai donnée de l’aspect de la Guadeloupe, on doit facilement comprendre que les rivières ne roulent que sur des plans diversement inclinés. En suivant le cours de l’une d’elles, depuis sa source jusqu’à l’Océan, on la voit tantôt couler lentement sur un sable léger, tantôt pousser ses ondes blanchissantes entre d’énormes fragments de roches. Ici, elle serpente dans une gorge et s’étend de distance en distance en bassins plus ou moins étendus où se jouent mille petits poissons ; là, furieuse, elle se précipite à grand bruit du haut d’un rocher ou d’un escarpement et forme une cascade superbe où se peint l’arc-en-ciel.

Ses bords sont plus ou moins escarpés, ou bien ce sont de douces pentes cultivées par la main des hommes, ou bien des pentes très-rapides que la nature a revêtues d’énormes végétaux qui, croisant leurs branches et leurs rameaux, forment, au-dessus de l’onde qui mugit, un voile tout à fait obscur, et font de ce lieu, ou nul mortel ne peut pénétrer, un séjour de ténèbres et d’horreur ; ou bien encore ce sont d’arides falaises qui s’élèvent verticalement, comme des murs, à des hauteurs extraordinaires.

Quand, pendant quelques jours, il n’a pas plu dans les montagnes, les réservoirs souterrains s’épuisent, les sources ne fournissent plus qu’un très-petit volume d’eau, ou tarissent entièrement. Les torrents deviennent presque secs et n’offrent guère d’eau que dans leurs bassins, et si cet état durait seulement trois mois, il est à présumer que la surface de la Guadeloupe n’offrirait pas une seule goutte d’eau à ses habitants altérés ; mais la nature a soin de prévenir ce malheur ; il n’est pas de jour, même dans la plus belle saison, que la Soufrière ne soit, par intervalles, plus ou moins chargée de nuages ou de vapeurs qui se résolvent en pluie. Les mousses longues et touffues dont tout son extérieur est tapissé s’imbibent comme des éponges ou de la pluie ou de l’humidité ; puis ces eaux coulent par les nombreuses fissures dont la montagne est comme criblée, et vont se réunir dans les cavernes sombres d’où elles sortent enfin pour aller se perdre dans l’immense réservoir commun.

Quand, au contraire, les pluies ont été abondantes et que, pendant plusieurs jours, les montagnes ont été enveloppées de nuages, ce qui arrive très-fréquemment pendant l’hivernage, les torrents grossissent tout à coup d’une manière prodigieuse, se précipitent avec une vitesse incalculable, roulent, en écumant et avec un fracas horrible, des roches d’un volume plus ou moins considérable. On dit alors que les rivières descendent ; rien ne peut résister à leur force dévastatrice ; ponts, digues, tout est entraîné ! malheur à qui se trouve sur leurs bords s’il ne fuit promptement ! Emporté par le torrent fougueux, déchiré par les pointes des rochers, il expire sans qu’on ose ou qu’on puisse lui porter secours, et bientôt on voit flotter à la surface de l’Océan son corps ensanglanté ou ses membres épars. Que de victimes de leur fureur ne compte-t-on pas chaque année parmi les négresses blanchisseuses, qui, pour ne rien perdre du linge de leurs maîtres dont elles redoutent les châtiments, s’exposent à mille dangers et trouvent enfin une mort cruelle au sein des eaux courroucées !

Pour que le phénomène de la descente des rivières ait lieu, il n’est pas toujours nécessaire qu’il pleuve plusieurs jours de suite dans les montagnes ; souvent une nuit, une matinée, une soirée pluvieuse, quelquefois même une soule averse suffisent pour le produire.

On peut comparer les torrents de la Guadeloupe à ceux des Dofrines, des Payas, des Alpes, des Karpathes, des Pyrénées et de toutes les montagnes enfin dont les cimes sont couvertes de glaces et de neiges éternelles. La fonte des neiges est à ceux-ci ce que les pluies sont à ceux-la. Mais comme la fonte des neiges ne s’opère qu’assez lentement et comme par degrés, peut-être les torrents des régions glacées ne grossissent-ils pas aussi soudainement ; peut-être, ayant plus de temps pour se décharger de leurs eaux, n’ont-ils pas tout à fait autant de rapidité ; il suffirait, si j’ose ainsi dire, de plonger la main dans ceux de la Guadeloupe pour être irrésistiblement entraîné, et le courant d’air qu’ils déterminent est si fort qu’il parviendrait presque à y pousser le spectateur imprudent qui s’en approcherait de trop près. J’ai vu en Suisse quelques torrents grossir par la fonte des neiges et devenir capables d’emporter tout ce qui pouvait leur faire obstacle ; mais ils n’étaient amenés que par degrés à cet état de rapidité et de fureur, tandis qu’à la Guadeloupe, ils grossissent si promptement qu’on n’a que le temps de s’enfuir.

On trouve sur le bord des torrents diverses espèces de mousses et de fougères, des lianes, entre autres la liane Saint-Jean, dont les feuilles sont très-rudes, et dont la fleur bleue a, comme notre immortelle, la propriété de ne se pas faner et de rester constamment la même. On y trouve, entre une foule d’autres grands végétaux, le cacaoyer, le manguier, le goyavier, le bambou, dont on fait un si grand usage, soit pour suspendre des hamacs, soit pour faire des clôtures, des barrières, des conduits pour les eaux ou des gobelets pour boire.

On rencontre dans les rivières, 1° quatre espèces d’écrevisses, le vouasson, la queue rouge, le mordant sorcier, le cacador ; la première est la plus grosse, la quatrième la plus petite ; les deux premières creusent, dans le tuf ou sous les roches, des trous de trois, quatre et six pieds de profondeur où elles se cachent ; on les pêche à la ligne, à l’épervier ou avec des paniers.

2° Des cérites qu’on trouve également dans les bois ; elles creusent, dans toutes les directions, des trous plus ou moins profonds, selon la résistance que leur oppose le terrain. On en voit qui ont plus de vingt pieds de profondeur ; elles font la guerre aux écrevisses ; on les pêche avec des lignes au bout desquelles est un petit plomb et un appât ; elles le saisissent et le tiennent si fort qu’on les porterait très-loin sans qu’elles lâchassent prise.

3° Le vignot ou biornot d’eau douce, l’escargot, et plusieurs autres espèces de mollusques fluviatiles.

4° Le mulet, poisson rond, blanc, mêlé de bleu, pesant d’une à deux livres ; on le pêche à la ligne.

5° La sarde, poisson rond, aplati sur les côtés, blanchâtre, pesant de huit à dix livres, qu’on pêche à la ligne et au filet.

6° Le donneur, rond, noirâtre, pesant jusqu’à douze livres, qu’on prend à la ligne ou au filet.

7° L’anguille jaune et l’anguille noire, qu’on pêche à la ligne.

8° Le têtard, dont la tête est plus grosse que le reste du corps, et qu’on prend à la ligne ; quelquefois il se colle si fortement sur les roches, qu’on est obligé, pour l’avoir, de le détacher avec un couteau.

On compte dans la Guadeloupe au moins cinquante torrents ou rivières ; je ne nommerai que les plus considérables.

1° La rivière Noire, qui a sa source entre le morne à Cul et le morne Thibault ; sa source est froide. Elle passe entre Fougère et Deux-Rivières ; et forme, au pied du morne Peeit-Marron, une cascade de vingt à trente pieds de hauteur ; elle en forme une autre un peu moins haute, au-dessous du chemin de Fougère ; elle passe ensuite près de la sucrerie Peltier, traverse l’habitation des Pères, et prend le nom de rivière des Pères jusqu’à la mer.

2° La ravine Malanga, qui a sa source entre le morne Thibault et le Gros-Morne ; elle forme, entre le Petit-Marron et Fougère, une des plus belles cascades de la colonie ; sa hauteur est bien de cent cinquante pieds. Cette rivière va mêler ses eaux à celles de la rivière Noire, près le chemin de Fougère ; il est encore une ravine qui vient se perdre vis-à-vis le Petit-Marron, dans la rivière Noire, près le chemin de Fougère ; cette ravine part d’une fontaine thermale assez considérable, située à l’est du morne à Cul.

3° La rivière du Gallion, qui a sa source au pied de la Soufrière, dans le sud-ouest, passe entre le morne Toussaint et le morne Giromon, entre le morne de la Graine-Verte et le morne Langlé ; coule sous le fort Saint-Charles et va se perdre dans l’Océan. À une demi-lieue environ de sa source, cette rivière forme une belle cascade de quarante pieds d’élévation, et, à une lieue peut-être de celle-ci, elle en forme une autre de quinze pieds environ, qui tombe dans un vaste bassin dont on ne voit pas le fond, et qu’on appelle bassin Bleu, de la couleur que semblent réfléchir ses eaux. La source de cette rivière est très-chaude ; la vapeur qui s’en dégage répand une forte odeur d’hydrogène sulfuré ; les roches qui forment ses parois sont couvertes de soufre cristallisé ; l’eau même, en sortant de la terre, est chargée de particules de soufre. Cette source est élevée à environ trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

4° La rivière du Glacis ; sa source est chaude et située au pied du morne Glacis ou Toussaint. À cent pas à peu près de sa source, elle se précipite d’une hauteur qui n’a guère moins de deux cents pieds, et va se mêler au Gallion.

5° La ravine Chaude, dont la source, presque bouillante, se trouve au pied du morne Simon ; elle traverse les grands bois, et va se jeter près du morne Josèphe, dans la rivière du Gallion.

6° La rivière du Gommier, qui a sa source près du morne Houël, forme dans son cours plusieurs petites cascades, passe près l’habitation Daim et va se perdre dans le Gallion, non loin de l’habitation Négré.

7° La rivière Grande-Anse. Du flanc du morne Citerne, tombe en cascades, par deux endroits différents, un volume d’eau considérable qui se répand dans un palétuvier situé au pied de cette montagne ; c’est de ce palétuvier que sort cette rivière ; elle se dirige entre le morne de la Graine-Verte et le morne Fougas ; elle forme dans son cours plusieurs cascades, dont une n’a pas moins de cent pieds de hauteur, passe près de Doley, ensuite sous l’habitation Venture et va se perdre dans l’Océan ; près l’habitation de Doley, et non loin de la rivière Grande-Anse, se trouve un grand bassin où l’on voit sourdre, sur des points différents, des eaux froides et chaudes ; ce bassin forme une petite rivière thermale qui fait marcher le moulin à sucre de Doley et va se perdre dans la rivière Grande-Anse.

8° Il est dans la vallée du Dos-d’Âne deux sources minérales bien célèbres dans le pays ; l’une se trouve sous le pont de Doley, c’est une des plus considérables de la Guadeloupe ; on y voit sourdre, comme dans le bassin dont je viens de parler, de l’eau froide et de l’eau chaude ; l’autre, dont l’eau est très-chaude, est située presque au haut du morne sur lequel passe le chemin des Trois-Rivières ; elle est couverte d’un toit en paille de canne à sucre, et tout auprès est un ajoupa ; ces deux fontaines sont fort fréquentées, et les eaux de Spa, de Saint-Amand, de Vichy, de Barégo, etc., n’ont pas plus de renommée en France que les eaux de Doley n’en ont à la Guadeloupe.

Les eaux réunies de ces deux fontaines forment la ravine Chaude qui coule autour des dépendances de Doley, et va se mêler à la rivière de la Grande-Anse.

9° Le Petit-Carbey. Cette rivière a trois sources au pied du morne Citerne ; les trois petits ruisseaux qui coulent de ces sources se réunissent dans un bassin situé entre la montagne de la Madeleine et le morne Fougas. En sortant de ce bassin, la rivière coule sous terre et reparaît à la côtière de Gaîne où elle forme une cascade ; elle traverse ensuite le quartier des Trois-Rivières et va se jeter dans la mer ; elle forme une petite cascade et trois jolis bassins près l’habitation de M. de Gondrecourt ; là, plus que partout ailleurs, ses bords sont charmants, et c’est encore avec le plus vif plaisir que je me rappelle les moments délicieux que j’y ai passés avec l’estimable famille de M. de Gondrecourt.

Sous l’habitation Duquerry, cette rivière roule dans un canal étroit, creusé dans un bloc de pierre par les eaux elles-mêmes et les fragments de roches qu’elles entraînent parfois, et retombe dans un bassin profond. Ce lieu s’appelle la Coulisse ; on s’y amuse singulièrement ; comme ce canal est incliné, on s’assied à son extrémité supérieure et on se trouve emporté rapidement par l’eau jusque dans le bassin. Quand des dames veulent se donner ce plaisir, des hommes restent dans le bassin pour les recevoir, car, ne sachant ordinairement pas nager, elles pourraient se blesser ou même se noyer.

10° La rivière Bananier. Sa source, située au pied du morne Ségur, est froide et contient un volume d’eau assez considérable. À deux cents pas à peu près de sa source, cette rivière forme, entre la montagne de la Madeleine et le morne Ségur, un étang très-vaste, que l’on nomme, si je ne me trompe, l’étang Bon-Dieu ; de cet étang, elle passe sous un petit morne, et, après avoir traversé le quartier des Trois-Rivières, elle va se jeter dans la mer. L’étang Zombi se décharge d’une partie de ses eaux dans cette rivière au moyen d’un ravin qui les fait communiquer. Tous les lieux voisins de la source de cette rivière appartenaient à un M. de Ségur, qui a employé, dit-on, d’énormes sommes pour faire concourir à leur embellissement l’art et la nature ; il avait fait faire sur l’étang Bon-Dieu des îles flottantes qu’on y voit encore et qui servent de retraite aux canards sauvages et aux poules d’eau qui abondent dans cet étang. Je n’ai point été visiter ces lieux, qui sont maintenant presque abandonnés, mais, d’après ce qu’on m’en a dit, du temps de M. de Ségur, ils étaient charmants quoique toujours un peu sauvages.

11° Le Grand-Carbey. Cette rivière a sa source au nord-est de la Soufrière, au pied du morne Mitan. À une lieue environ de sa source, elle forme, au-dessus de la Cabes-Terre, une superbe cascade qui a bien cent cinquante pieds de hauteur, traverse le quartier de la Cabes-Terre et va se perdre dans l’Océan.

Il est une fontaine thermale qui, comme celles dont j’ai parlé, ne donne pas naissance à un torrent, parce qu’elle n’est pas située convenablement pour cela, mais qui, peut-être plus que les autres, mérite d’être citée ; c’est la fontaine de Bouillante ; elle est située sous le vent, c’est-à-dire à l’ouest de l’île, sur le rivage ; l’eau en est bouillante ; les nègres du voisinage y font cuire des œufs, de la morue, des bananes, de la viande, etc. ; c’est la température de cette fontaine qui a fait donner au quartier le nom de Bouillante. Près de celle-ci, et dans la mer même, sont d’autres fontaines dont on voit bouillonner les eaux au travers celles de l’Océan, et dont la température doit-être aussi fort élevée, puisque l’eau de la mer est chaude jusqu’à une assez grande distance.