Voyage à la Guadeloupe/14

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Monnoyer (p. 99-102).

Partie de rivière.

J’avais été invité à une de ces parties par une dame de ma connaissance. Je devais me rendre le jour indiqué, à six heures du matin, chez elle. Ce jour arrive, je vais au rendez-vous, et, n’aimant pas à me faire attendre, j’y suis un quart d’heure plus tôt. Le temps était superbe ; la dame faisait sa toilette ; j’entrai dans le salon ; les autres convives arrivèrent successivement ; c’étaient des habitants, des personnes de la ville, des officiers du régiment. La maîtresse de la maison paraît enfin, elle va donner ses ordres aux domestiques ; on prend le café noir, puis on part. C’était à la rivière des Pères, à trois quarts de lieue de la ville que la partie devait avoir lieu ; nous tournons nos pas de ce côté ; on folâtre sur le chemin ; enfin, on arrive à l’embouchure de la rivière ; bientôt après, viennent en foule les domestiques portant sur leur tête de nombreuses provisions ; ils les déposent à l’ombre d’une touffe de petits arbustes, font avec quelques pierres une sorte de foyer, vont ramasser du bois sec, allument du feu. Pendant ce temps, on se promène gravement ou l’on joue sur le rivage ; un nègre vient en hâte annoncer que le déjeuner est prêt ; on court vers la rivière ; je m’étais imaginé qu’on mangeait sur le sable ou sur le gazon, mais je m’étais trompé : le déjeuner était dressé sur une grosse roche, précisément au milieu de l’eau, et c’était là qu’il fallait l’aller prendre. Toutes ces dames étaient déjà assises autour de cette table offerte par la nature, et des esclaves, placés derrière elles, tenaient des parasols tendus sur leurs têtes, que j’étais encore sur le bord, incertain de ce que je devais faire ; cependant, pour ne point paraître ridicule, je me déterminai à entrer dans l’eau comme tout le monde et à m’approcher de la table. On commence à déjeuner ; quelques-uns de ces messieurs restent debout et servent galamment les dames ; je pris le parti de faire comme eux, pensant que c’était bien assez pour moi d’être mouillé jusqu’aux genoux, et, sans négliger de faire honneur au déjeuner, j’ose me flatter que je ne fus pas le moins officieux. Il y avait sur la roche tout ce qui peut composer un bon repas : morue, bœuf salé, jambon, dinde rôtie, pâtisserie, fromage de Gruyère, etc., de bon vin et du rhum.

Ce banquet nautique achevé après une durée d’une heure, on sort de l’eau, on va se promener un instant sur le rivage, puis on retourne dans le lit de la rivière ; on saute de roche en roche, on court de bassin en bassin, on se pousse, on s’arrose, on se fait mille malices ; s’il arrive qu’en sautant ou en courant, quelqu’un se laisse tomber, les ris éclatent sur toute la ligne. Pour diversifier les plaisirs, on va parfois sur le bord de la mer affronter les flots, puis, par intervalles, on vient sur le sablé se réchauffer aux rayons du soleil. À quatre heures du soir, on sert le dîner sur la même roche et on va l’entourer comme on avait fait le matin. Avec beaucoup de viandes, on servit plusieurs espèces de poissons que les nègres avaient été pécher dans la matinée. Au milieu était un copieux calalou ; ce mets, si délicieux pour les créoles et qu’aucun étranger ne saurait goûter, est composé de plusieurs espèces d’herbes et de gombos qu’on fait ordinairement bouillir avec un morceau de petit salé ; on mêle ce calalou avec de la farine de manioc, et ce mélange tient lieu de pain. Après le dîner, qui fut long et joyeux, ces dames et ces messieurs allèrent dans différents lieux changer de vêtements ; quant à moi, qui n’avais fait de folie que le moins qu’il m’avait été possible, qui n’avais guère que le bas de mon pantalon de mouillé et qui, d’ailleurs, n’avais pas pris la précaution de faire apporter de rechange, je fus obligé de revenir en cet état, ce qui me fut à peu près indifférent, parce que le soleil était déjà couché quand nous quittâmes les bords de la rivière, et qu’il faisait nuit quand nous arrivâmes à la ville.