Voyage à la Guadeloupe/16

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Monnoyer (p. 112-117).

Productions marines.

Parmi les immenses richesses que le rivage de la Guadeloupe étale avec pompe aux regards du naturaliste, les mollusques tiennent, sans doute, le premier rang, sans parler d’une foule d’autres, peu ou point connus. La néréide, la plume de mer, la thélymitre, l’anémone de mer, la renoncule, les polypes verts, se font remarquer presque partout sur les roches contre lesquelles viennent expirer la fureur des flots.

Partout aussi on y trouve de beaux madrépores entiers, dont la forme et le volume varient à l’infini ; des coquilles de toute espèce qui, par leur poli et leurs couleurs vives et merveilleusement combinées, peuvent rivaliser d’éclat et de beauté avec celles de la mer Rouge, de Madagascar, du golfe Persique, du Bengale, des îles de la Sonde, de la Chine, du Japon et du golfe de Panama. Porcelaines, rouleaux, olives, pourpres, lambis, casques, musèques, buccins, volutes, tonnes, vis, araignées, nérites, tellines, cœurs, moules, tous ces genres s’y voient et offrent de nombreuses variétés ; c’est principalement à Deshaies, à la Pointe-Noire, à la Cabes-Terre, qu’on les trouve dans leur plus grande beauté, parce qu’elles sont déposées là sur un sable fin, noir, brillant et ferrugineux, tandis que, sur les autres points du rivage, elles sont souvent endommagées ou brisées contre les parois de roches volcaniques.

Le flux et le reflux de la mer ne sont pas sensibles sur le rivage des Antilles ; mais quelquefois l’Océan entre soudainement en fureur et passe de beaucoup ses limites ordinaires ; c’est alors qu’il dépose sur ces bords les richesses de ses abîmes, et c’est après ces sortes de convulsions que le curieux amant de la nature doit aller, le panier à la main, promener sur la plage humide ses pas solitaires.

Ces agitations, si funestes pour les vaisseaux qui se trouvent trop près des côtes, ou qui ont jeté l’ancre dans certaines rades, se nomment ras de marée ; ils sont produits par les gros vents et les ouragans qui ne désolent que trop souvent le vaste empire des tropiques ; c’est ordinairement pendant l’hivernage qu’ils sont le plus fréquents.

Ce rivage heureux n’offre pas seulement des objets de pure curiosité ; le bougot, la palourde, le vignot, l’huître, le lambis, le homard, le chardon, l’agaïa, sont, pour les tables créoles, des mets exquis.

Le vignot se prend sur les rochers, la palourde dans les marécages, l’agaïa sur le sable ; on plonge le bougot, le homard, le lambis, le chardon ; l’huître se détache du pied des arbres, principalement des mangles qui croissent sur le bord de la mer, on ne la trouve guère qu’à la baie Mahaud, au Petit-Bourg et dans les lieux voisins ; elle est d’un très-bon goût ; elle n’est point, à beaucoup près, aussi grosse que celle de Cancale, et sa forme est plus allongée ; il n’est pas rare de trouver des masses formées de vingt, trente huîtres qui se tiennent toutes.

Non loin du rivage, on pêche dans l’Océan d’excellents et de très-beaux poissons dont on fait une grande consommation dans la colonie. Le caïen, la carangue, le balaou, la pisquette ou titiri, le vivano, la grande gueule, la maman balaou, la bécune, l’œil de bœuf, le capitaine, la bointe, le thon, le tasard, le couliou, le kiakia, l’oreille noire, le cardinal, la bourse, l’arêcheu, la demoiselle, le goret, le barbatio ou bambatio, la tortue, le rouget, la vieille, la barbiane, la pargue, le brochet, l’orphie, la menille, sont les espèces les plus communes et les plus recherchées ; le balaou est, au sens de tous les étrangers, le plus léger et le plus délicat ; la plupart des créoles n’en veulent point convenir, et pourquoi ? parce que c’est, de toutes les espèces, celle la plus nombreuse. Il en est à la Guadeloupe du balaou comme des moules sur les côtes de la Normandie : parce qu’elles y sont à vil prix, certaines gens s’imaginent qu’elles ne doivent rien valoir ; préjugé qui naît bien d’un sot orgueil.

Parmi ces diverses espèces, il y en a qui, quelquefois, acquièrent, dit-on, en séjournant sur des fonds cuivreux, la funeste propriété d’empoisonner ceux qui en mangent ; il est bon de les faire connaître ici : ce sont la carangue, l’oreille noire, la vive, la grande gueule, la vieille, le tasard grand fond, le vivano gris, la bécune, la bourse, la pargue à dents de chien.

Les tristes exemples de familles entières victimes de leur imprudence, n’effraient pas les colons ; ils n’empoisonnent pas toujours, dit-on, beau langage ; mais, dès qu’ils peuvent empoisonner, n’y a-t-il pas de la témérité, ou plutôt de la folie, à vouloir courir cette chance ?

Sous le gouvernement des Anglais, les pêcheurs étaient responsables, en quelque sorte, des accidents causés par ce poisson, parce qu’on supposait qu’ils devaient savoir où posaient ces fonds dangereux ; rien n’était plus sage, et rien alors de plus rare que ces empoisonnements. Sous le gouvernement des Français, on ne s’en occupe pas : un nègre pécheur peut vendre impunément toute espèce de poisson ; en sorte qu’un étranger peut s’empoisonner sous les bons auspices de la police !

Il est dans le quartier du Vieux-Fort, comme aux Saintes, une foule de blancs peu fortunés, et que, par mépris, les riches et voluptueux créoles appellent petits blancs, esthète doublement injurieuse. Tous, ou presque tous, voient croître sous un humble toit une famille nombreuse ; les matadors s’en étonnent et attribuent leur fécondité à la grande quantité de poisson qu’ils mangent, car, comme ils vont eux-mêmes le pêcher, il ne leur coûte rien, et ils en font à peu près le fond de leur nourriture ; bien singulière idée qui ne peut guère se loger que dans le cerveau d’un créole ; je ne suis pas assez initié dans les mystères de la nature pour me permettre aucune réflexion sur la cause physique de cette classe de phénomènes, mais je trouve une raison morale qui me semble suffisante pour détruire une partie du merveilleux : c’est que ces petits blancs sont fidèles à la foi conjugale ; c’est que, n’ayant point de grandes propriétés à cultiver, ils ne prennent point à tâche d’augmenter, par un libertinage effréné, le nombre de leurs esclaves ; c’est qu’ils savent régler leurs passions ; les grands blancs ignoreraient-ils que la vertu est ordinairement compagne de la médiocrité ?