Voyage à la Guadeloupe/34

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Monnoyer (p. 321-330).

Voyage à la Soufrière, le 7 mai 1818.

De la Basse-Terre au sommet de la Soufrière, il y a au moins six lieues. Le chemin est toujours en montant et plus ou moins rapide, malgré les détours qu’occasionnent les mornes que l’on rencontre. Les difficultés de la route et la haute température que l’on éprouve, rendent ce voyage extrêmement pénible pour les étrangers.

Trois habitants, deux officiers du régiment et moi, nous partîmes de la ville le 6 mai, a trois heures du soir, et nous arrivâmes, bien fatigués, à sept heures, au pied des hautes montagnes et à l’entrée des grands bois, chez M. Orillo, ex-capitaine de dragons, qui nous reçut avec des formes on ne peut plus honnêtes. Alors le ciel était peu nuageux et les montagnes claires. Vers huit heures, il s’éleva un assez gros vent d’est qui nous fit craindre que le temps ne fût moins beau le lendemain qu’il n’avait été tout le jour. Le thermomètre marquait 17°, nous nous couchâmes tous, les uns dans des hamacs suspendus au plancher, les autres sur des matelas étendus sur le sol. Cependant le vent redoubla, dura toute la nuit, et nous amena des averses presque continuellement. Le vent et la pluie nous empêchèrent donc de dormir. Nous avions parmi nous des gens d’une gaîté folle ; c’est dire que nous passâmes la nuit à causer et à rire.

Le lendemain, à six heures du matin, le ciel étant fort nuageux et la Soufrière enveloppée de gros nuages bleuâtres, nous nous disposâmes à partir. La plupart de nos compagnons, effrayés du temps que nous avions eu pendant la nuit, n’osèrent pas aller plus loin et se détermineront à attendre là ceux qui seraient assez hardis pour braver les obstacles. Je déclarai formellement que mon intention était d’aller jusqu’au bout. MM. Lafond, lieutenant de grenadiers, et de La Force, jeune créole plein de courage, se proposèrent de ne point m’abandonner, et M. Delaunay, que nous avions trouvé chez M. Orille, voulut être notre guide. Nous confiâmes quelques provisions à un nègre, et nous dirigeâmes nos pas vers le volcan. À peine enfoncés dans les bois, nous reçûmes une averse épouvantable qui nous pénétra jusqu’aux os. Le sentier étroit où nous marchions, et qui devait nous conduire jusqu’au pied de la Soufrière, est presque partout rapide, traversé, de distance en distance, par de gros arbres renversés, par des lianes et des racines sur lesquelles il faut marcher, et que la pluie rend toujours très-glissantes. Nous trouvâmes, vers la moitié du chemin, une petite cascade de six à sept pieds, formée par un courant d’eau tiède. Enfin, après bien des difficultés, nous sortîmes des bois et nous nous trouvâmes, à huit heures, sur les bords de la ravine, à déjeuner. L’eau qui coule dans cette ravine est la seule bonne à boire, dans ces lieux sauvages et inhabités. Là, nous déjeunâmes et reçûmes encore une forte averse, sans pouvoir nous mettre à l’abri. Le thermomètre marquait 14° ; à huit heures et demie, nous nous remîmes en chemin.

Avant d’arriver au pied de la Soufrière est un plateau qu’il faut traverser. De là nous voyions briller le soleil sur la ville et sur ses environs, tandis que nous étions enveloppés dans un nuage humide. Sur ce plateau, la végétation est déjà très-pauvre, ; on n’y voit que de chétifs arbrisseaux, des fougères et des mousses.

Nous gravîmes enfin la Soufrière, sur le flanc de laquelle nous ne trouvions plus que des mousses et des fougères de moins en moins longues, à mesure que nous nous élevions davantage, et nous arrivâmes au sommet, par le pied du grand piton, à dix heures un quart. Le thermomètre marquait 13°. Ce piton est le plus, élevé ; il est de forme pyramidale ; on l’aperçoit de presque tous les points de l’île. À quelques pas de là, sur la droite, est une masse énorme de rochers qui ne sont autre chose que des laves compactes, où l’on trouve une sorte de caverne formée par l’écartement de deux rochers, et qu’on appelle la grotte des Cinq-Amis. Cette masse se dirige vers le sud-est. Après avoir paré une averse dans cette grotte, nous traversâmes, avec peine, des amas de roches formées d’une lave qu’on pourrait regarder, ainsi que toutes les autres grandes masses, comme la lave principale, et nous arrivâmes, par la porte d’Enfer, sur le plateau. C’est un lieu assez irrégulier dans son contour, qui peut avoir quarante mètres dans sa plus grande longueur et trente dans sa plus grande largeur. Le plan en est parfaitement horizontal, et l’on n’y voit que du sable et du gravier. Dans certains endroits, cependant, il est recouvert d’une mousse très-courte, très-serrée. Il est renfermé entre la grande fente, le morne à Découvertes, le pitons du nord, la porte d’Enfer, le prolongement de la grotte des Cinq-Amis et le piton du sud. La vue ne pose donc ici que sur les produits de ces feux terribles qui, dans des temps encore ignorés, déchirèrent le sein de la montagne. Ce plateau fut probablement le cratère principal de ce volcan. Sur la mousse dont je viens de parler, on écrit facilement avec la pointe d’un couteau, et pourvu qu’on ait soin de faire les caractères assez larges, assez profonds, et de les remplir de gravier, ils peuvent durer dix à douze ans. J’y ai gravé mon nom près de la porte d’Enfer et à l’autre extrémité non loin de la grande fente. Dans la saison des pluies, ce plateau se couvre d’eau jusqu’à la hauteur de deux à trois pieds. En quittant le plateau, nous nous trouvâmes sur les bords de la grande fente, qui partage le sommet de la montagne en deux parties, dans la direction approchée du sud au nord. Cette fente peut avoir cent mètres de longueur et vingt dans la plus grande largeur. Elle est traversée, en face du plateau, par un pont de rochers. Elle varie dans sa profondeur depuis son origine, vers le sud, jusqu’à son extrémité, vers le nord, où elle se perd dans les bases de la montagne. Près du pont de rochers, elle offre un abîme dont on ne connaît pas la profondeur, et qu’on ne peut mesurer à cause de l’irrégularité de sa direction et de ses parois. J’y laissai tomber une pierre : pendant quelques secondes, je l’entendis tomber de rochers en rochers ; je ne distinguai plus ensuite qu’un bruit sourd qui s’affaiblit de plus en plus.

Sur le bord de cette fente et du côté du plateau, est le morne à Découvertes, ce morne d’où nous découvrîmes, dans un voyage postérieur à celui-ci, un des plus beaux spectacles que j’aie jamais vus, et dont j’ai donné une idée dans un des chapitres précédents.

Sur les deux parois de cette fente, et principalement au sud du pont, se voient, à différentes hauteurs, une foule de petits trous de divers diamètres, d’où sort de la fumée et du soufre.

Après avoir promené nos regards sur cette première scène, nous passâmes sur le pont et nous gravîmes avec peine le reste de la paroi orientale de la fente, et nous nous trouvâmes sur un plateau bien différent de celui que nous avions parcouru. Son sol est on ne peut plus irrégulier, semé de masses plus ou moine grosses de lave principale. Presque partout on y trouve de petits trous qui exhalent de la fumée. Tout y est chaud, tout y est brûlant. On ne saurait aller dans certains endroits sans danger ; c’est là surtout que la présence d’un guide est nécessaire.

Deux bouches principales, dont on aperçoit la fumée de presque tous les points de l’île, occupent à peu près le contre de ce plateau, et sont situées très-près l’une de l’autre. Nous nous en approchâmes, quoiqu’elles fumassent assez fort alors. Ces bouches ont la forme d’entonnoirs ; toutes les roches qui les revêtent sont couvertes de soufre cristallisé ; le trou d’où sort la fumée est circulaire et peut avoir quinze à dix-huit pouces de diamètre. Le vent faisant incliner la fumée vers le côté opposé à celui où nous étions, je descendis dans une de ces bouches, après avoir pris la précaution de m’attacher avec une corde dont mes compagnons de voyage tenaient l’extrémité. Je voulais détacher un beau morceau de soufre que j’avais aperçu à l’orifice du trou. Au moment où je le saisissais, le vent, changeant de direction, me rabattit la fumée sur le dos. J’en aurais été indubitablement suffoqué si, en retirant promptement la corde, mes compagnons ne m’eussent aidé à remonter, et mes habits eussent été brûlés, sans la pluie qui, n’ayant cessé, que momentanément, les avait traversés. Un moment de réflexion me fit sentir mon imprudence, et chaque fois que je considère les fragments de ce morceau, qui fut malheureusement brisé dans le voyage, je ne puis m’empêcher de penser au prix qu’il a failli me coûter.

Comme nous nous trouvions enveloppés dans des nuages épais, qu’on ne voyait devant soi qu’à une très-petite distance, notre guide jugea qu’il était prudent de ne pas nous avancer davantage vers le sud, parce que cette partie du sommet n’est pas très-bien connue et qu’elle offre des dangers. Nous suivîmes son conseil. Cependant, je n’avais pas vu ce que j’avais toujours désiré de voir, la caverne ; mais en nous indiquant sa situation, notre guide nous assura qu’on n’y pouvait plus pénétrer, à cause d’une fumerolle qui s’était ouverte à l’entrée.

Pour que rien d’intéressant ne manque à cette description de la Soufrière, je vais écrire ici ce qu’il nous en dit, tandis que nous étions assis au pied d’une roche chaude, à dessein de nous sécher un peu.

La caverne est située au nord de la montagne, non loin de l’extrémité de la grande fente. Elle renferme trois vastes souterrains, où l’on ne pouvait pénétrer qu’avec des flambeaux. Les parois et le sol de ces souterrains sont formés d’énormes blocs de roches de lave principale. Le troisième souterrain, qui est le plus spacieux, se dirige à l’ouest. M. Lherminier, pharmacien de la Basse-Terre, y avait été asphyxié et y avait découvert une fumerolle. Personne avant lui n’avait osé y pénétrer si avant. Il s’enfonça dans le sein de la montagne jusqu’à une profondeur d’environ cent cinquante toises.

À ce récit, je ne pus m’empêcher de maudire cette nouvelle fumerolle de l’entrée, qui me privait du plaisir de visiter ces souterrains, où sans doute j’eusse trouvé une riche collection.

Comme le temps ne s’embellissait point et que continuellement nous étions enveloppés de nuages, nous revîmmes sur nos pas, nous redescendîmes par le même chemin ; nous prîmes quelques rafraîchissements au milieu des bois, où nous nous reposâmes sous un ajoupa, auprès duquel coulait un ruisseau d’eau bonne à boire. Nous continuâmes notre route, et nous arrivâmes à quatre heures du soir chez M. Orillo, qui avait eu la bonté de nous faire préparer un très-beau diner. Nous partîmes de là à six heures et demie pour nous rendre à la Basse-Terre, où j’arrivai tout seul, à neuf heures et demie, exténué de fatigue, pénétré de pluie et de sueur, et atteint d’une fièvre qui me retint huit jours au lit. Mes compagnons restèrent à coucher chez Mme  de La Force. J’aurais dû faire comme eux, je me serais épargné cette indisposition.

Dans les environs, et principalement sur le sommet de la Soufrière, on respire continuellement du gaz sulfureux et du gaz hydrogène sulfuré, mêlés à l’air atmosphérique. Très-souvent ces gaz se font sentir à la Basse-Terre et même beaucoup plus loin. Ils sont plus sensibles le soir que pendant le jour.