Voyage à la Guadeloupe/35

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Monnoyer (p. 330-335).

Sur l’ouragan de 1825.

« Quartier Sainte-Rose, 2 août 1825.

» J’arrive de la Basse-Terre, mon ami, et je mets un douloureux empressement à te donner de bien tristes nouvelles de notre malheureuse colonie et surtout de la capitale, naguère si brillante, et qui n’offre plus que ruines et désolation. Le plus terrible ouragan qui, de mémoire d’homme, ait ravagé les Antilles, vient de porter la destruction et la mort dans une partie des quartiers de la Guadeloupe. Ceux qu’il a un peu épargnés ont encore à gémir sur des pertes immenses et bien difficiles à réparer. La providence a voulu que notre quartier fût un des moins ravagés. Mais je ne te parlerai pas encore de nos maux ; ils doivent moins nous occuper que ceux de nos malheureux compatriotes de la Basse-Terre et des quartiers voisins de cette ville. C’est sur eux que doivent se porter tes regrets et ta douleur, puisque c’est sur eux que sont tombés les plus grands coups.

» Le 26 juillet dernier, à neuf heures du matin, le vent commença à souffler de l’est avec une violence qui présagea bientôt un prochain ouragan et de grands malheurs. À une heure, le vent passa au sud-sud-ouest, et sa furie, portée au dernier degré, commença alors les ravages inouïs dont je vais te donner quelques détails. J’ai été moi-même le triste témoin des faits que je te raconte plus bas. Les rapports particuliers de chaque habitation des quartiers ravagés ne sont pas encore connus avec tous leurs détails ; mais la masse des faits est parvenue à ma connaissance, et je te les transmets aussi exactement qu’il est possible de le faire dans un moment de trouble et de désolation.

» À la Basse-Terre, les deux gouvernements (la résidence du gouverneur et l’hôtel de ses bureaux) ont été renversés. La grille en fer qui entourait le corps de bâtiment du champ d’Arbaud a été rompue et pliée comme une faible liane. L’hôpital, les casernes neuves, celles du fort, le greffe, la salle du conseil, le magasin général ne présentent plus que des amas de décombres. L’église de Saint-François a été, entièrement renversée. Notre digne préfet apostolique, le vénérable abbé Graffe, le chantre et plusieurs domestiques sont morts sous les ruines du presbytère. La respectable supérieure de la pension des jeunes demoiselles et plusieurs de ses élèves ont péri. Le nombre des victimes est porté à deux cents. La plus grande partie des maisons se sont écroulées ; les autres ont eu au moins les combles enlevés. Il y avait plusieurs pieds d’eau dans toutes les salles basses ; et si la plus grande violence du vent eût duré une demi-heure encore, toutes les maisons eussent subi une destruction complète.

» Les arbres du Cours ont été cassés ou déracinés. La petite rivière aux Herbes, dont les eaux, en temps ordinaire, couvrent à peine les roches qui en garnissent le fond, a débordé de cinq pieds au-dessus du pont, dont l’élévation était immense pour une si faible rivière. Cette dernière est devenue en quelques minutes un torrent impétueux qui a entraîné à la mer le beau corps de garde en maçonnerie, ainsi que toutes les maisons voisines du pont, avec leurs malheureux habitants, maîtres et domestiques.

» Les quartiers de Bouillante, les habitants de Saint-Louis, Mathouba, les Palmistes, les Trois-Rivières, la Capes-Terre et la Goyave sont presque entièrement dévastés : maisons principales, bâtiments d’exploitation et cases de nègres, tout est renversé. Il n’y a plus sur pied ni cannes ni café. Toutes les plantations ont été arrachées ou brisées ; grand nombre de nègres ont été tués, et la plupart des bestiaux ont péri. La destruction est générale dans ces malheureux quartiers.

» Le surlendemain de l’horrible catastrophe de la Basse-Terre, où je me trouvais alors, la mer est devenue bien moins agitée. Impatient de connaître le sort de nos parents et amis de Sainte-Rose, où je croyais que l’ouragan avait exercé les mêmes ravages, je me jetai dans un canot, à la grâce de Dieu, et me dirigeai, sous le vent de l’île, vers notre quartier. Le ciel protégea ma navigation, qui fut courte et heureuse, et je descendis, sain et sauf, à l’embarcadère de mon habitation. Je rendis grâce à Dieu de sa protection manifeste, et je volai dans les bras de nos parents. Mes actions de grâce devinrent bien plus vives, quand je vis avec étonnement que les ravages de l’ouragan, dans notre quartier, n’avaient été que ceux d’une forte bourrasque. Nos cannes sont entièrement couchées et en partie cassées, les vivres (manioc, bananes, etc.,) perdus, quelques cases jetées à bas. Toutes ces pertes sont grandes, sans doute, mais elles ne peuvent entrer en comparaison avec celles de nos malheureux compatriotes de la Basse-Terre et des huit quartiers voisins de cette ville.

» On lit dans une autre lettre, de la même date, que quatre bâtiments, dans le port du Moule, ont été mis à la côte. Trois bâtiments de l’État sont perdus. On n’a pu porter aucun secours aux équipages. Les Deux-Amis, de Bordeaux, capitaine Momus, armateur M. Danet, ayant deux cents barriques de sucre à bord, a péri ; heureusement l’équipage est sauvé. Plusieurs bâtiments américains, mais principalement une goélette et le navire les Canaries, ont péri en sortant de la Pointe-à-Pitre, le premier, corps et biens, le second, démâté et jeté sur les Saintes, a été démoli en moins de deux heures, et ce n’est que par miracle que l’équipage s’est sauvé.

» Dans le bassin de la Pointe, où le vent s’est bien moins fait sentir que partout ailleurs, nous avons été un instant les uns sur les autres ; une goëlette a sombré, trois bricks et six sloops ont fait côte ; mais sur la rade, il n’y a pas un navire qui n’ait éprouvé quelque perte. »




Ici se terminent tous les documents inédits du Voyage à la Guadeloupe, dont nous avions acheté le manuscrit. Comme complément, nous allons y joindre une nouvelle du même auteur, intitulée : Une journée de ma vie à la Guadeloupe, nouvelle qui se lie parfaitement, par ses détails, avec tout ce qui précède.

(note de l’éditeur.)