Voyage à la Nouvelle-Zélande/06

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Mission du Taupiri, école de Maoris. — D’après M. F. de Hochstetter.


VOYAGE À LA NOUVELLE-ZÉLANDE,


PAR M. FERDINAND DE HOCHSTETTER[1].


1858-1860. — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS D’APRÈS DES DOCUMENTS ORIGINAUX.


VI


Le Waikato (suite). — La mission du Taupiri. — Rencontre d’indigènes.

Les naturels considèrent le Waikato comme leur appartenant plus exclusivement que tout autre fleuve de la Nouvelle-Zélande. Aucune embarcation européenne n’a encore, je crois, navigué sur l’orgueilleux fleuve indigène ; il n’y a que les canots insulaires qui animent sa surface. Deux siéges de mission, l’un situé près de l’embouchure, l’autre au Taupiri, sont les seuls établissements européens qui se trouvent sur son cours. Les Maoris défendent leur fleuve national avec toute l’opiniâtreté d’une race qui se sent menacée dans ses droits et dans son existence par l’immigration et la colonisation européennes ; ils se cramponnent de toutes leurs forces à ses rives, sachant bien que s’ils en vendaient la terre, ils verseraient le sang de leur cœur, et que s’ils laissaient la navigation du fleuve passer entre des mains européennes, leur pouls cesserait de battre.

L’aspect du Waikato parut rappeler à nos rameurs beaucoup de souvenirs ; ils avaient mille choses à se raconter ; chaque canot qui se montrait sur le fleuve était hélé ou nous hélait. Les Maoris sont curieux, et veulent savoir ce qu’il y a de nouveau. « Où allez-vous ? D’où venez-vous ? Qui êtes-vous ? » Telles étaient les questions échangées. Un canot s’approcha tout près de nous ; il était plein d’indigènes, de chiens et de porcs ; toute cette cargaison parut saisie de surprise en voyant des Pakehas sur le Waikato. La nouvelle que nous remontions le fleuve fut rapidement transmise devant nous, comme je l’appris plus tard, sans poste ni télégraphe. Après avoir causé assez longtemps à droite et à gauche, nous nous remîmes lentement en marche. Un de nos indigènes, Poroa, qui était chargé du rôle de Kaituki (chef des rameurs), commença à chanter strophe sur strophe, d’abord lentement, puis de plus en plus rapidement, et le battement des rames s’accéléra avec le chant.

Rangiriri est la localité principale du bassin inférieur du Waikato, dont elle forme le point central. Nous y trouvâmes le pah, qui est entouré d’une rangée de palissades, complétement abandonné ; dans les huttes il n’y avait pas une âme. Les habitants s’étaient dispersés pour aller passer l’été dans de petits établissements des environs, où ils possèdent des champs ; ils ne se réunissent que le dimanche à l’église. Aussitôt après les récoltes, ils reviennent dans le pah, et s’y tiennent pendant l’hiver. Nous aperçûmes l’église à une faible distance derrière le pah ; je ne fus pas médiocrement surpris à la vue de ce temple spacieux, d’une construction élégante, et proprement tenu, dans lequel, chaque dimanche, une communauté maorie se rassemble, et où un naturel fait les prédications. À quelques centaines de pas plus loin, s’élève la colline de Rangiriri, d’où l’on a une vue magnifique sur le bas Waikato.

J’avais entendu parler à Auckland d’une mine de charbon de terre d’une grande importance, peu éloignée de la chaîne du Taupiri. Nous y arrivâmes le 11 mars, et je trouvai bientôt un guide qui nous conduisit au gîte houiller. Il est aussi favorablement situé pour l’exploitation qu’on peut le désirer ; il y a là un dépôt de matières combustibles qui sera d’une grande utilité lorsque des établissements européens couvriront les rives du bas Waikato et que des vapeurs sillonneront le fleuve.

Le révérend Ashwell, qui dirige la mission du Taupiri, a utilisé déjà, depuis un certain nombre d’années, cette mine de charbon pour ses besoins domestiques, et il y a trouvé de la résine fossile en abondance. Des pentes à pic et des gorges profondément déchirées caractérisent cette contrée montagneuse des deux côtés du fleuve. La chaîne de montagnes s’élève en forme de terrasses depuis le bas Waikato jusqu’à une hauteur d’environ mille pieds au-dessus du niveau de la mer et elle tombe à pic au sud vers le bassin central du Waikato. Nous eûmes bientôt remonté le courant jusqu’au Taupiri, et nous débarquâmes près du siége de la mission. Le bâtiment est situé sur la rive gauche au pied des montagnes ; le terrain est un sol fertile d’alluvion ; un épais rideau d’arbres forme le fond du paysage. Avec quel plaisir nous retrouvâmes, pour la première fois depuis que nous avions quitté Mangatawiri, une maison européenne, et combien nous sentîmes le charme du site et du magnifique paysage qui paraissait prendre à nos yeux des dimensions grandioses !

Nous avions atteint la première station principale de notre voyage, à environ quatre-vingts milles anglais d’Auckland. Le révérend Ashwell était absent ; mais mistress Ashwell nous offrit très-cordialement l’hospitalité dans sa demeure, et j’acceptai avec beaucoup de reconnaissance.

13 mars. Le dimanche est observé par les Européens et les indigènes de la Nouvelle-Zélande avec une rigidité puritaine plus grande encore qu’en Angleterre. Le dimanche est ra tapou, c’est-à-dire que c’est un jour saint, durant lequel on ne peut pas voyager, ni même se promener, et une infraction à cette règle de la part d’un gentleman aurait une gravité double en raison du mauvais exemple qu’il donnerait ainsi aux indigènes. Pour ma part, je me soumis de bien bon cœur à cette stricte loi du dimanche, car un jour de repos dans la semaine, quand on voyage à pied, est chose bien nécessaire. Je ne trouvai cette observance rigoureuse que quand, contraint par le manque de vivres, il m’arriva plus tard, par une belle matinée de dimanche, de faire quelques milles de plus pour atteindre un village maori, où j’espérais trouver des ravitaillements. Mais arrivé là, je dus, en expiation, demeurer à jeun jusqu’au lundi matin.

Cette fois, à part le jeûne, le repos du dimanche me fut non-seulement agréable, mais la belle fête du jour dans l’établissement de la mission me laissa l’impression la plus douce et la plus édifiante.

L’école comptait quatre-vingt-quatorze élèves, trente-six filles et quarante-huit garçons d’âges différents ; le temple est un joli modèle d’église maorie ; les murs sont formés de différentes sortes de roseaux, tressés avec art ; l’encadrement des portes et le fronton sont ornés de peintures. À onze heures commença le service divin ; les élèves arrivaient à l’église, deux par deux, en une longue file, tous propres et parés. Après eux venaient un grand nombre d’hommes et de femmes des villages et des établissements voisins. La cérémonie se composa de cantiques chantés en chœur, de prières et d’une prédication faite par un indigène avec beaucoup de feu et des gestes très-animés.

Jeune fille néo-zélandaise de Taupiri avec sa nièce et son neveu (sang mêlé). — Dessin de Émile Bayard d’après Thompson.

J’étais logé près de l’église dans l’école du dimanche, et je ne fus pas peu étonné des connaissances géographiques des enfants maoris. Sur une carte muette, appliquée au mur, ils savaient très-bien m’indiquer le cours du Danube et la situation de Vienne, et répondre avec beaucoup de justesse à mes questions sur les volcans d’Europe. À deux heures, le dîner fut servi dans le réfectoire. Le repas du dimanche se compose de viande de porc et de pommes de terre. Enfin à quatre heures, les prières anglaises furent dites dans la salle de l’école ; puis on me montra différents ouvrages des jeunes Maoris, auxquelles on apprend ici plusieurs travaux utiles, tandis que les garçons sont exercés à l’agriculture et à divers métiers. Je remarquai surtout les paillassons et les tapis en lin zélandais de plusieurs couleurs. Les enfants demeurent habituellement dans l’établissement de la mission jusqu’à ce qu’ils soient devenus grands. Quand bien même le résultat de l’éducation ne serait pas toujours tel qu’on pourrait le désirer, on ne peut avoir que de l’estime et de l’admiration pour le dévouement de ce missionnaire et de sa famille, dont tous les membres prennent une part égale à la civilisation d’un peuple barbare encore il y a quelques dizaines d’années.

Le 14 mars nous nous remîmes en route, et sur les rives fertiles du Waikato au-dessus du Taupiri nous vîmes se succéder établissements sur établissements, avec de belles plantations. Au confluent du Waikato et du Waipa, à cinq milles du Taupiri, sur la pointe de terre comprise entre leurs eaux se trouve la résidence du roi des Maoris. Les principes politiques du capitaine Hay ne lui permettant pas de rendre visite, dès le commencement de notre voyage, à Sa Majesté Potatau Te Wherowhero, nous passâmes outre sans visiter ce lieu remarquable sur lequel flottait le pavillon national indigène.

Ayant passé du Waikato dans le Waipa, nous en suivîmes les hautes rives jusqu’au vieux pah de Tekohai, où nous mîmes pied à terre pour voir un chef influent nommé Takerei qui, à raison de ses sentiments amicaux pour le gouvernement, avait des titres à notre visite. La réception fut très-cérémonieuse ; nous rencontrâmes Takerei avec son ami Hawaïki, et nous nous assîmes sur des nattes près des deux chefs. Une longue conversation politique, à laquelle je ne compris rien, s’établit alors entre eux et le capitaine Hay. Je faisais mes observations en silence. Je n’avais jamais vu un front maori plus noble et plus beau que celui du fier Takerei ; mais aussi jamais de traits plus froids et plus austères que ceux de son visage tatoué dans tous les sens. Aucun sourire, aucune expression amicale n’éclaira sa figure pendant notre entrevue qui dura plusieurs heures. Il était assis, replié sur lui-même et enveloppé dans une sale couverture de laine, fumant sa pipe et jetant des regards farouches autour de lui : il donnait d’un ton bref des ordres aux indigènes qui entraient et sortaient. Il y avait quelque chose de fort imposant, mais aussi d’extrêmement sauvage, dans l’aspect fier et sérieux de l’homme qui m’apparaissait comme fondu dans de l’acier. Et cependant les Européens doivent reconnaître dans Takerei un homme très-sensé, lui qui ne veut rien savoir des complots maoris, qui s’est dessaisi d’une grande pièce de terre dans le but de fonder une école de missionnaires et a usé de toute son influence pour empêcher que les spiritueux (wai pirau, c’est-à-dire eau infecte) ne fussent introduits dans le pays. On assure qu’il ne laisse pas remonter le fleuve aux canots chargés d’eau-de-vie. Takerei avait commandé en notre honneur un repas, et dès lors ne voulant pas commettre l’inconvenance la plus grave selon les coutumes indigènes, nous ne pûmes partir avant d’avoir mangé avec les chefs. Enfin des pommes de terre, des anguilles et du lait furent servis, et nous pûmes nous mettre en route au crépuscule. Nous nous rendîmes par un beau clair de lune à Karakariki ; nous trouvâmes les habitants du village étendus autour d’un feu pétillant dans une grande hutte. C’était un vrai tableau de bohémiens. Mais la nouvelle que les Pakehas arrivaient les mit tous sur leurs jambes, et, jusqu’à une heure avancée de la nuit, nos tentes furent entourées de curieux.

Le 16 mars, nous fîmes halte à la mission wesleyenne de Kopua où je fus reçu avec mes compagnons de la manière la plus cordiale par le révérend Alexander Read. Nous passâmes la soirée à nous entretenir des mœurs des indigènes et de leur aptitude à recevoir la civilisation, et le lendemain le révérend Read fut assez aimable pour nous accompagner sur les rives du Waipa, où nous trouvâmes une société nombreuse de Maoris, environ deux cents personnes, réunies pour un repas de noces. Les tentes avaient été élevées ; les convives se pressaient autour de longues rangées de tables chargées de pain, de pommes de terre, de maïs, de viande de porc, de thé et de toutes sortes de fruits. Dans ces fêtes, pour lesquelles en choisit habituellement le temps qui suit la récolte, comme le moment de la plus grande abondance, le festin se continue pendant trois jours, au milieu d’une douce joie. Mais par suite de ces bombances inconsidérées, les privations se font souvent sentir plus tard avant la nouvelle récolte.

Dès qu’ils nous virent approcher, ils nous présentèrent des corbeilles remplies de viande et de pommes de terre. Il ne fallait pas penser à continuer notre route avant d’avoir fait honneur à l’hospitalité de ces braves gens. Je dus faire contre fortune bon cœur, et, en signe de bienvenue, me frotter le nez contre celui d’une femme âgée mais aimable, épouse du chef Ngaturo ; elle m’offrit un morceau de porc, des pommes de terre et des pommes, et m’engagea à prendre place à ses côtés, au milieu des convives qui s’étaient avancés sans plus de vêtements que dans la scène connue de Macbeth.

J’avais le choix entre deux routes pour me rendre du Waipa au lac Taupo ; l’une d’elles conduit au pied du Maungatautari, le long de la vallée du Waikato, et aboutit à l’extrémité septentrionale du lac ; c’est celle qui fut suivie en 1851 par Dieffenbach, et sur laquelle aujourd’hui, tous les quinze jours, passe la malle-poste de la baie d’Hawke à Auckland. La seconde route mène, en remontant le Waipa, à travers le pays de Mokau et de Wanganui, à l’extrémité méridionale du lac. Il est plus long et beaucoup plus difficile que le premier ; mais comme il passe au milieu de contrées rarement visitées, il promet d’être bien plus intéressant. Je n’hésitai pas à me décider pour ce dernier itinéraire. Nous prîmes un cordial congé de M. Read et de sa famille, et comme, au moment de nous mettre en marche, nous adressions aux aimables dames du logis un dernier adieu à la manière allemande, l’un des Maoris dit : « Voyez, ce sont vraiment des chefs dans leur pays, ils connaissent les usages ; les autres (ils désignaient nos serviteurs) ne sont que des esclaves européens. »

  1. Suite. — Voy. page 273.