Voyage à la mer libre du pôle arctique/02
Le schooner les États-Unis hivernant au port Foulke. — Dessin de Jules Noël d’après M. Hayes.
VOYAGE À LA MER LIBRE DU PÔLE ARCTIQUE,
En l’honneur de mon ami, feu William Parker Foulke de Philadelphie, un des premiers avocats et des plus utiles soutiens de mon entreprise, notre lieu de refuge reçut le nom de Port Foulke. C’est une petite anse bien abritée de tous les vents, si ce n’est de celui du sud-ouest, mais nos récentes aventures ne nous avaient pas appris à redouter ce dernier, et un groupe d’icebergs, échoués à l’entrée du port, nous défendait des champs de glace flottante. J’aurais certainement préféré Fog Inlet (le Havre des Brouillards), où, sous tous les rapports, nous nous fussions trouvés mieux que le docteur Kane à Port van Rensselaer, et où il n’était pas probable que les glaces nous eussent retenus beaucoup plus longtemps qu’à Port Foulke ; mais nous n’avions pas la liberté du choix. Nous avions, du moins, la certitude de pouvoir nous échapper de bonne heure de notre prison l’été suivant et de ne pas y laisser notre goëlette prise au piége, comme le navire l’Advance l’avait été au port de Rensselaer ; en outre, le gibier paraissait abondant, et cette ressource n’était pas à dédaigner.
À quinze kilomètres nord-est du cap Alexandre, nos quartiers d’hiver étaient éloignés de ceux du docteur Kane de trente-six seulement en latitude et de cent cinquante en contournant les côtes. Port Foulke est une petite crique bien enfoncée dans une chaîne de rochers escarpés, à l’aspect lugubre, aux falaises de syénite d’un brun rouge sombre ; au fond de la baie, cette chaîne est interrompue par une série de terrasses. Elle se termine à une de ses extrémités par trois petits îlots qui figurent dans mon journal sous le nom des Trois-Jouvenceaux, et qui portent sur ma carte ceux de Knorr, Radcliffe et Starr.
Je n’attendis pas que la glace se fût entièrement refermée derrière nous pour m’occuper de tout organiser pour l’hivernage ; goëlette d’abord, équipage ensuite ; sans doute, la science ne fut pas oubliée ; il fallait toutefois pourvoir au plus pressé ; il y avait fort à faire, mais je n’en étais pas à mon premier voyage arctique. MM. Sonntag, Radcliffe, Knorr et Starr se chargèrent des recherches scientifiques qu’il nous était possible d’entreprendre. Jensen, Hans et Pierre, furent promus au titre de chasseurs de l’expédition. Sous les ordres de M. Dodge, une escouade, comprenant la majeure partie de nos hommes, descendit la cargaison dans les canots et la transporta au rivage, d’où, au moyen d’une grue improvisée, on la déposa sur une des terrasses inférieures, à trente pieds au-dessus de la marée haute, dans un magasin construit en pierres sèches et recouvert de nos vieilles voiles. Cette opération présenta de graves difficultés : l’eau étant peu profonde, la berge très-inclinée et la glace trop récente pour porter un traîneau, il fallut former et entretenir un canal pour le va-et-vient continuel des bateaux entre le navire et le rivage. — Mac Cormick et le charpentier, aidés des bras restés disponibles, préparaient la goëlette pour son long sommeil d’hiver : les voiles furent détachées, les vergues descendues, le haut des mâts bien enveloppé et le pont couvert d’un toit de planches formant une chambre de huit pieds de hauteur vers le faîte et de six et demi sur les côtés ; une tenture de papier goudronné en cachait tous les joints ; quatre fenêtres servaient à la ventilation et laissaient entrer la lumière (la longue nuit arctique n’était pas encore commencée). Entre les ponts, la besogne ne manquait pas : la cale planchéiée, râclée, lavée à l’eau de chaux, fut convertie en cabine pour l’équipage ; on installa le poële de la cuisine au centre de la pièce, sous la grande écoutille à laquelle fut adapté un appareil très-simple pour fondre la neige et la glace ; ce n’était autre chose qu’un long cylindre double, en fer galvanisé et chauffé par la cheminée du fourneau ; un énorme baril recevait l’eau claire et très-pure qui en découlait sans cesse : notre fontaine fournissait largement tous les besoins du bord.
Le 1er octobre, tous nos préparatifs furent terminés et nous pendions la crémaillère dans nos quartiers d’hiver ; le festin était fort présentable, assurément : pour relevé de potage, on nous servit un saumon d’Upernavik, et la table pliait sous le poids d’un plantureux cuissot de renne, flanqué de gibelottes de lapin et de pâtés de gibier.
Le fait est que nous marchions vers l’hiver, pleins de confiance dans le commissariat aux vivres ; l’appétit formidable et les vigoureux estomacs que nous assuraient l’air vivifiant et nos rudes labeurs, pouvaient se déclarer satisfaits du présent et confiants dans l’avenir ; accrochés aux haubans transformés en étal, une douzaine de rennes attendaient leur tour, et nombre de lapins et de renards étaient suspendus aux agrès. Nos Nemrods ne rentraient jamais bredouilles : ils rencontraient fréquemment des troupeaux de quinze à cinquante rennes, et Jensen, qui, pendant plusieurs jours, campa sur le terrain de chasse, avait déjà caché, selon la méthode esquimaude, la chair d’une vingtaine de ces animaux, sans compter tous ceux qu’il expédiait à bord ; moi-même, j’en tuai trois dans une heure. Toutes ces provisions n’étaient pas de trop et nos chiens y faisaient de terribles brèches ; nous conformant à l’usage esquimau, nous ne leur donnions à manger que tous les deux jours, mais les privations et les fatigues du voyage avaient sans doute accru leur voracité naturelle, et il ne leur fallait pas moins d’un renne à chaque repas.
La goëlette dormait chaudement couchée dans son berceau de glace, et il n’était plus besoin de service de bord ; je réduisis le quart à un officier et un matelot ; une sentinelle eût suffi. La journée ordinaire qui commence à minuit, remplaça la journée de mer qui commence à midi. Nous franchissions la ligne qui sépare la lumière de l’été de l’obscurité sombre du long hiver polaire, et nous nous préparâmes bravement à cette lutte contre les ténèbres, en hommes déterminés à leur opposer une énergie à toute épreuve, et une bonne humeur inaltérable. Le caractère personnel de mes associés était d’un bon augure pour l’avenir : il présentait des nuances assez différentes pour bannir l’uniformité de nos relations quotidiennes, et cependant leur union, leur esprit de corps me garantissaient la durée de cette parfaite harmonie qui résulte du consciencieux accomplissement du devoir de chacun.
Le 15 octobre, le soleil disparaissait pour quatre longs mois derrière les collines méridionales ; nous ne parlâmes d’autre chose le soir, et je pouvais facilement lire sur les traits de mes compagnons que leurs pensées le suivaient dans sa course vers le sud ; un voile de tristesse s’abaissait sur la table autour de laquelle nous étions groupés ; pendant les cinq dernières semaines nos soucis et nos travaux nous avaient laissé à peine remarquer le déclin du jour, il s’était évanoui lentement, et la morne nuit arctique qui succédait aux ombres grandissantes, nous faisait maintenant sentir pour la première fois que nous étions vraiment seuls dans les solitudes du pôle.
16 octobre. — Le dieu de la lumière repose sous la croix du sud et ne parcourt plus sa route céleste au-dessus de nos collines silencieuses ; mais ses rayons d’or s’attardent sur les montagnes et le jour s’arrête encore comme un amant sur le seuil de la maison de la bien-aimée. Les étoiles aux longs et doux rayons pâlissent à l’approche de la froide reine des ténèbres : elle accomplit sa ronde majestueuse dans la nuit solennelle, ses tresses d’argent balayent les mers et les vagues sauvages tombent dans le repos, comme un visage passionné et mobile, soudain touché par la main de la mort.
L’hiver et les ténèbres s’abaissent graduellement sur nous ; mais neuf heures de crépuscule par jour nous permettent encore bien des travaux en plein air. Mes arrangements pour la santé et le confort de notre intérieur sont terminés, mon système de discipline et d’économie domestique marche à merveille (et je m’assure que mon petit monde va tourner sans cahot autour de notre goëlette. Maintenant que tout est en règle, je me sens beaucoup plus de liberté et je vais me lancer dans quelques courtes explorations, pendant que le crépuscule dure encore. Aussitôt qu’il m’a été possible, j’ai mis mes gens à l’œuvre pour préparer les divers objets nécessaires à nos campements de voyage. Tout est en ordre depuis quelques jours, mais l’état de la température ne nous a permis que de courtes absences et nous glissons insensiblement dans la nuit.
Ce soir je me couche content : j’ai fait une promenade magnifique. Je suis parti en poste d’assez bonne heure et conduit par maître Jensen, j’ai visité un petit fiord de dix kilomètres de longueur sur trois à six de largeur, qui est situé au nord de notre anse dont il a pris le nom ; c’est l’échancrure la plus orientale de la baie de Hartstene. Notre départ a été superbe. Un beau traîneau et douze chiens ! Ils sont tous en parfaite santé et courent comme l’éclair. Mon traîneau groënlandais sillonne la glace avec une célérité qui donnerait le vertige à des nerfs mal exercés. Onze kilomètres en vingt-huit minutes, et sans s’arrêter pour souffler ! ils ont refait la même route en moins de trente trois. Sonntag et moi luttions de vitesse, et je l’ai gagné de quatre minutes. Ah ! si mes amis de Saratoga ou de Breeze-Point pouvaient de loin contempler ces coureurs d’un nouveau genre ! Point n’est besoin d’éponger les chiens ou de les bouchonner : on les attelle au moyen d’un seul trait de dimension variable ; les plus longs sont les meilleurs ; ils ne s’emmêlent pas si facilement ; le tirage des chiens placés sur les côtés en est beaucoup plus direct, et si vos coursiers vous entraînent sur la glace amincie, vos chances d’échapper au plongeon sont en proportion de la distance qui vous sépare d’eux. Les traits étant ordinairement de même longueur, les chiens courent côte à côte, et s’ils sont bien attelés, leurs têtes se trouvent sur la même ligne droite ; les épaules des miens sont juste à vingt pieds de la partie antérieure des patins. Les animaux les plus faibles sont placés au milieu et l’attelage entier est dirigé à droite ou à gauche, suivant le côté où le bout du fouet touche la neige ou frappe les chefs de file s’ils n’ont pas tout de suite compris l’avertissement. On s’aide bien de la voix, mais ce n’est que sur le fouet qu’on peut réellement compter : votre influence sur l’attelage est en raison directe de la manière dont vous savez le brandir. Le fouet esquimau a toujours quatre pieds de plus que les traits et se termine par une mince lanière de nerf durci avec laquelle un habile conducteur fait couler le sang à volonté ; il sait même indiquer d’avance l’endroit où il touchera le réfractaire. Pendant notre course d’aujourd’hui, Jensen me montrait un jeune chien qui venait de mettre sa patience à une rude épreuve : « Vous voyez cette bête, me disait-il en mauvais anglais, je prends un morceau de son oreille ! » Et comme il parlait encore, le fouet claquait dans l’air, le nerf s’enroulait autour du petit bout de l’oreille et l’enlevait aussi promptement que l’eût fait un couteau.
Ce fouet n’est autre chose qu’une mince bande de cuir de phoque non tanné et plus large à son extrémité antérieure ; le manche a tout au plus deux pieds et demi ; le peu de poids de cet instrument le rend très-difficile à manœuvrer et le mouvement de poignet nécessaire pour enrouler la courroie autour du but est singulièrement pénible et demande de longs et patients exercices : ma persévérance a été récompensée, et si le malheur voulait que j’y fusse contraint, je ne reculerais pas devant la tâche ; mais Dieu veuille que je ne sois pas forcé à utiliser le talent que je viens d’acquérir !
Entre tous les durs métiers, je n’en connais pas de plus rude : le fouet doit sans cesse retentir, et s’il n’est impitoyable, il devient complétement inutile. Les chiens ne sont pas longtemps à juger la force ou la faiblesse de leur conducteur : ils le toisent en un instant et courent où il leur plaît dès qu’ils ne sont pas parfaitement assurés que leur peau est à la merci du maître : un renard traverse la glace, ils trouvent les traces d’un ours, éventent un phoque ou aperçoivent un oiseau, et les voilà franchissant les neiges amoncelées et les hummocks, dressant leurs courtes oreilles, relevant en trompette leur queue touffue et s’élançant comme autant de loups à la poursuite du gibier. Le fouet tombe alors sur eux avec une énergie cruelle ; oreilles et queues de s’abaisser, chiens de rentrer dans la bonne voie, mais malheur à l’homme qui se laisse déborder !
Désirant essayer mes forces, j’avais voulu faire le
tour du port. Le vent soufflait arrière, et tout allait à
merveille ; mais quand il fallut revenir, les chiens ne se
trouvèrent pas de cet avis : ils ne détestent rien tant
Le lac Alida et le glacier du « Frère Jean. » — Dessin de Jules Noël d’après une esquisse de M. Hayes.
que de marcher vent debout. Frais et dispos, ils se sentaient
en gaieté et tout disposés à agir à leur guise : il est
probable aussi qu’ils voulaient fixer leur opinion sur
le nouveau conducteur qui se mêlait de les diriger ;
du reste, nous étions assez bons amis, je les caressais
souvent, mais ils n’avaient pas encore éprouvé la force
de mon bras.
Une course des plus récréatives nous amena au bout du golfe ; nous eûmes ensuite à franchir, non sans quelque difficulté, les crevasses formées par la marée, puis un haut rempart de glaces ; devant nous se trouvait une large et pittoresque vallée enclavée dans de hauts rochers et terminée par un glacier ; au centre de l’espace qui nous séparait de ce dernier s’étendait un petit lac de deux kilomètres de longueur, alimenté par le glacier et les neiges fondues que lui versent en été les collines environnantes ; il s’écoule dans la mer par une gorge escarpée et étroite portant des traces évidentes du fort courant qui y débouche dans la saison du dégel ; les bords en sont couverts en certains endroits de couches de tourbe ou lits de mousses desséchées et durcies. Voilà un supplément bien venu pour notre provision de chauffage ; nous en avons emporté un spécimen qui brûle parfaitement avec l’addition d’un peu de graisse.
D’après le désir de Sonntag, cette jolie nappe d’eau recevra le nom de lac Alida ; et la vallée porte celui de Chester, en souvenir d’un endroit bien cher que j’espère revoir ; elle a trois kilomètres et demi de long sur près de deux de large, et çà et là, partout où le vent a chassé la neige, un gazon fin et serré attire les bandes de rennes. Plusieurs de ces troupeaux, comptant en tout une centaine de têtes, paissaient l’herbe desséchée de l’été, et
pus résister à l’envie d’essayer ma carabine. Jensen et moi tuâmes chacun deux énormes mâles. Nous eûmes plus tard la preuve que ces animaux abondent sur les deux côtés du fiord.
Le glacier, découvert d’abord par le docteur Kane, en 1855, fut visité plus tard par son frère, aide-chirurgien dans l’expédition de la Recherche, envoyé par les États-Unis, sous les ordres du capitaine Harstene, et reçut du premier le nom de « Glacier de mon frère Jean ; » l’équipage se contente de Frère Jean tout court. Nous l’avions fréquemment vu de la baie et du sommet des collines, mais c’était la première fois que nous en approchions ; — nous sommes revenus chez nous juste à l’heure du dîner, très-fatigués et transis.
Le thermomètre avait baissé et la bise soufflait d’autant plus aigre.
Le lendemain elle rugissait encore sans merci ; cependant elle ne put m’empêcher d’aller visiter de l’autre côté du fiord, à sept kilomètres au nord-ouest, ce que nous appelions en 1853 le village d’Étah ; la hutte que je connais si bien était inhabitée ; des vestiges nombreux me montraient toutefois qu’elle n’était pas restée sans maître depuis la nuit de décembre 1854, cette nuit de froidure et de misères que je n’oublierai jamais.
Il ne faisait plus jour, même à l’heure de midi ; cependant
l’obscurité ne nous enveloppait pas encore, et
la pleine lune ajoutant sa clarté à celle du crépuscule
arctique, je songeai à exécuter mon projet d’une longue
Rennes sauvages. — Dessin de O. de Penne d’après des sujets du Muséum.
excursion sur le glacier. — Les rafales du vent s’étaient
un peu calmées, et la réussite de ce petit voyage paraissait
plus que probable. Quant aux grandes explorations
vers le Nord, impossible d’y penser déjà. En dehors
de Port Foulke, l’eau n’était pas gelée, et les vagues
de la mer se brisaient encore sur le cap Alexandre et
le cap Ohlsen, les deux promontoires qui au Sud et au
Nord terminent la baie de Hartstene. Évidemment un
large espace se trouvait libre à l’ouverture du détroit
et s’étendait jusqu’aux « eaux du Nord. » Quand le
vent soufflait de ce côté, il fendait et brisait la glace
au loin dans notre baie pour la repousser ensuite vers
la mer aussitôt qu’il portait vers l’est.
Je formai ma petite caravane de M. Knorr, mon secrétaire, de deux matelots énergiques et résolus, de l’Esquimau Pierre et du volontaire Harvey Heywood « planteur de choux » du Far-West qui s’est joint d’enthousiasme à l’expédition bien que je n’aie pu lui offrir dans le navire qu’une position bien inférieure à son mérite[2].
Le 22 octobre, nos préparatifs étaient terminés : un traîneau portait une petite tente de toile, deux peaux de buffle en guise de matelas, une lampe à cuisine et des provisions pour huit jours ; notre équipement personnel ne sera pas long à décrire : chacun de nous avait une paire de bas de rechange en fourrure, une tasse de fer-blanc et une cuiller de fer.
La petite troupe se mit en route et ne s’arrêta qu’au pied du glacier ; un premier campement, chose assez peu divertissante en soi, a presque toujours quelque côté agréable, mais notre installation était certes la plus triste qu’il soit possible de voir. Le thermomètre marquait - 24° cent., et nous n’avions d’autre feu que celui de la lampe sur laquelle mijotait le hachis de gibier et chauffait le café qui composaient notre repas du soir. Personne ne put dormir. Notre tente était plantée sur le talus de la colline, au-dessus d’un amas de pierres, lit le plus doux que nous eussions réussi à trouver ; nous la démontâmes au clair de lune pour continuer notre route.
J’ai déjà décrit la gorge sauvage où il nous fallait péniblement cheminer avant d’arriver à l’endroit où Sonntag et moi avions pu escalader le glacier. Le traîneau était sans cesse arrêté court par les roches et les blocs de glace, et nos hommes durent l’alléger en prenant sur leurs épaules les vivres et les divers objets qui en formaient le chargement. Parvenus enfin au point où nous nous étions arrêtés la veille, nous nous préparâmes à l’ascension.
Notre première tentative d’escalade fut arrêtée par un accident qui nous inquiéta tout d’abord : l’éclaireur de la caravane perdit pied sur une des étroites marches taillées dans la paroi et glissant sur la pente escarpée, précipita à droite et à gauche ceux qui le suivaient et roula avec eux dans la vallée ; par bonheur, ils échappèrent aux rocs aigus qui perçaient la neige au pied du Frère Jean.
Le glacier de Humboldt (voy. p. 138). — Dessin de Jules Noël d’après le docteur Kane (Arctic Explorations).
Nous fûmes plus heureux une seconde fois, et après avoir hissé le traîneau au moyen d’une corde, nous poursuivîmes notre route avec assez peu d’entrain, fatigués que nous étions des rudes labeurs qui nous avaient pris une bonne partie de la journée ; la glace était raboteuse, fendillée et à peine recouverte d’un mince tapis de neige. Ma petite troupe tirait péniblement son traîneau et je marchais en avant pour lui tracer le chemin, lorsque le sol se déroba sous mes pas et je me sentis subitement lancé dans le vide ; mais le bâton que je portais sur l’épaule en prévision de l’aventure fit son devoir à point nommé et me soutint au-dessus de la crevasse jusqu’à ce que je fusse parvenu à grimper sur l’une des arêtes. J’avais couru grand risque d’étudier de très-près un intéressant problème, mais je ne fus pas du tout fâché d’attendre encore quelque temps avant de savoir au juste si les fissures du glacier en traversent toute l’épaisseur.
L’aspérité des bords de l’immense glacier vient sans doute de la forme tourmentée du terrain sur lequel ils s’appuient : à mesure que nous approchions du centre, la glace devenait plus unie, moins fendillée, et nous pûmes faire neuf kilomètres avec une sécurité relative ; la tente fut dressée, et après un bon souper de hachis de renne, de pain et de café, nous nous endormîmes profondément, beaucoup trop exténués pour nous préoccuper de la température ; elle était de plusieurs degrés au-dessous de celle de la nuit précédente.
Jusqu’ici, l’inclinaison du glacier avait été de six degrés environ ; dans notre nouvelle étape, elle tomba peu à peu à deux seulement ; nous avions quitté la glace dure, et nos cinquante-cinq kilomètres de la journée se firent péniblement sur une plaine de neige compacte et recouverte d’une croûte que le poids de notre corps brisait à chaque pas. À trois pieds de profondeur, la glace ne paraissait point encore : on ne trouvait que de la neige fortement gelée que la pelle entamait avec une certaine difficulté.
Le lendemain, nous reprîmes notre route dans les mêmes conditions ; au bout de quarante-cinq kilomètres, mes hommes s’arrêtaient, harassés de fatigue : le terrible vent d’est nous fouettait le visage, et par 35 1/2 cent. au-dessous de zéro, nous cherchâmes un refuge sous notre tente ; il me fallait renoncer à continuer mon voyage ; du reste, j’en avais atteint le but principal, et dans aucun cas je n’eusse osé n’aventurer beaucoup plus loin à cette dangereuse époque de l’année.
Mes compagnons n’étaient pas encore suffisamment aguerris à ces affreuses températures ; le froid les avait tous plus ou moins saisis, et deux hommes surtout m’inquiétaient vivement : leur visage était enflé et fort douloureux ; ils avaient les pieds glacés, et un jour de retard les exposait à une mort certaine. Mes pauvres camarades ne pouvaient dormir et la souffrance leur arrachait des plaintes continuelles ; l’un d’eux semblait même sur le point de s’abandonner entièrement, et pour le soustraire à la fatale léthargie qui commençait à le gagner, je dus le pousser hors de la tente et le contraindre à marcher vigoureusement, en dépit de la tourmente.
Les rafales se succédaient toujours plus furieuses ; l’intensité du froid allait s’aggravant, et à notre tour, il nous fallut rentrer dans la tempête sous peine d’être infailliblement gelés. Aucun abri ne s’offrait à nous sur la vaste plaine glacée ; la moindre hésitation pouvait être funeste à notre grande entreprise en nous condamnant tous à une mort imminente.
Ours polaires. — Dessin de O. de Penne d’après des sujets du Muséum.
Nous étions en effet campés dans une position aussi sublime que dangereuse. À cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, à cent vingt-huit kilomètres de la côte, nous nous trouvions au milieu d’un vaste Sahara de glace dont l’œil ne pouvait mesurer l’étendue. L’ourlet de terre qui le sépare de l’océan avait disparu sous l’horizon ; pas une colline, pas un rocher n’interrompait la morne uniformité de cette plaine infinie ; seule, notre faible tente, ployant sous l’ouragan, formait une tache sombre sur l’éblouissant tapis de neige. La lune descendait lentement dans le ciel, et son orbe, parfois voilé de fantastiques nuages, nous jetait ses indécises lueurs à travers les flots tournoyant de neige que le vent roulait avec colère dans l’espace sans bornes et qui passaient près de nous dans leur course effrénée, plus doux à l’œil que le duvet, mais terribles à nos pauvres corps comme une grêle de flèches aiguës.
Nous eûmes beaucoup de mal à enlever la tente et à la placer sur le traîneau ; la bise soufflait avec rage et nous empêchait de rouler de nos mains, douloureusement roidies, cette toile aussi dure qu’une planche. Mes hommes souffraient horriblement, et leurs doigts, sans cesse gelés, devaient être activement frottés, pilés plutôt, pour que l’étincelle de vie, toujours sur le point de s’éteindre, ne s’évanouît pas sans retour. Je ne m’arrêtai point à examiner si l’arrimage était fait suivant les règles de l’art ; chaque minute ajoutait au danger et une fuite précipitée était notre seule chance de salut. Aussi, comme le vaisseau qui s’abandonne à l’ouragan après lui avoir vaillamment
par son souffle puissant, nous redescendîmes en toute hâte la pente du glacier.
Nous avions soixante-douze kilomètres dans les jambes, lorsque je n’aventurai à permettre une halte ; le thermomètre marquait -29 1/2 cent., la tempête s’apaisait un peu ; nous étions à trois mille pieds au-dessous de notre périlleux campement, et ma petite troupe avait bien gagné quelques heures de repos. Mais comme il faisait froid sous la tente ! Le vent l’ébranlait sans relâche, et nous avions quelque peine à l’empêcher de s’envoler au loin.
Le lendemain soir, nous arrivions à Port Foulke sains et saufs, mais très-fatigués. La lune nous éclairait pendant cette dernière partie du voyage ; à la base du glacier l’air était parfaitement calme, et dans la gorge, dans la vallée, sur le lac Alida, et sur le fiord, nous avancions au milieu de scènes vraiment féeriques. Les nuées chargées de neige passaient comme des fantômes à travers la nuit, voilant et découvrant tour à tour les crêtes des blanches collines ; ces ombres nous disaient que l’ouragan hurlait encore là-haut, mais dans notre humble vallée tout était aussi paisible que dans une caverne vainement assiégée par la tempête ; sur nos têtes un grand arceau des cieux s’arrondissait profond et bleu. Les douces étoiles, revêtues de la majesté de la nuit, se miraient sur la surface unie du petit lac ; le glacier reflétait les pâles rayons de la lune, et les noires falaises allongeaient leurs grandes ombres sur la mer de lumière qui inondait la vallée. Les caps aux cimes déchirées se découpaient sur le fond éblouissant du fiord parsemé d’îles ; ses vagues congelées s’étendaient dans la baie pour se mêler ensuite à l’Océan lointain ; à l’horizon se profilaient vaguement les hautes montagnes blanches de la côte occidentale et sur la mer flottait une lourde traînée de vapeurs ; poussée lentement par la bise, elle laissait voir peu à peu la forme spectrale d’un iceberg émergeant de ses noires profondeurs ; une faible aurore boréale frangeait le sombre manteau des vagues, et, derrière cette masse de ténèbres impénétrables, dardait parmi les constellations de soudains jets de lumière semblables à des flèches de feu lancées par les démons d’un autre monde.
… La goutte de rosée, distillée sur la feuille du palmier des tropiques, tombe sur le gazon et reparaît dans le ruisseau murmurant de la forêt primitive ; elle a coulé dans la rivière et de la rivière dans l’Océan ; là elle s’est évanouie en vapeur, et portée vers les montagnes du Nord par le vent invisible, elle est devenue un doux flocon de neige ; pénétrée par un rayon, la neige se transforme à son tour en un petit globule d’eau ; la froide brise succédant au soleil, ce globule se change en cristal, et ce cristal recommence sa course errante et cherche encore l’océan.
Ainsi le glacier est un immense fleuve de glace, et bien que son extrémité, emprisonnée sous les eaux, ait une tendance à s’élever, elle est longtemps retenue par l’action de la masse à laquelle elle appartient ; elle continue à plonger jusqu’à ce que la force d’émersion, augmentant toujours, fasse éclater des fragments qui remontent aussitôt à leur niveau naturel ; ces fragments peuvent être des cubes solides d’un demi-mille de côté ou même davantage. La disruption ne s’accomplit pas sans un grand tumulte des eaux, et un fracas qu’on entend au loin. La masse de glace flotte en liberté ; les oscillations que lui avait imprimées cette soudaine rupture finissent par se calmer, puis le bloc de cristal s’abandonne au courant et dérive avec lenteur vers la haute mer. C’est une montagne de glace, un iceberg, maintenant : le glacier a accompli le rôle que lui assigne, dans les régions polaires, la grande loi de la circulation.
Le glacier par lequel j’avais pénétré dans la mer de glace est un bel exemple de la croissance et de la marche que je viens de décrire. Il forme un large fleuve qui a fini par remplir une vallée de dix-huit kilomètres de longueur ; son front qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, a près de deux kilomètres de large, est encore à trois kilomètres et demi de la mer. En 1861, j’ai repris les angles et les mesures d’octobre 1860, et reconnu qu’il s’avance de plus de cent pieds par an. Il lui faudra donc un siècle pour qu’il atteigne la baie ; et comme l’eau profonde se trouve à onze kilomètres du rivage, cinq cents ans seront nécessaires avant qu’un iceberg de quelque importance puisse s’en détacher. Le mouvement de ce glacier est beaucoup plus rapide que celui de plusieurs autres que j’ai pu explorer. Au sud-ouest du Frère Jean, j’ai constaté que la mer de glace a ses rives échancrées par les hautes collines de Port Foulke et qu’elles descendent à l’Océan par un couloir dont la falaise maritime au-dessus du cap Alexandre a une largeur de trois kilomètres et demi, et se débarrasse déjà de quelques petits icebergs ; puis après avoir de son bras gigantesque entouré le cap Alexandre, la mer de glace atteint encore les eaux au sud du promontoire, et, projetant vers le midi une succession de vastes courbes irrégulières, elle a comblé de ses fleuves glacés chaque ravin de la côte groëlandaise, depuis le glacier de Tyndall jusqu’au cap Farewell. Enfin sur le littoral qui regarde le Spitzberg, elle s’étend du cap Farewell aux régions les plus reculées qu’on ait jamais reconnues. Au nord du Glacier de mon frère Jean, elle s’infléchit derrière les hauteurs dont j’ai parlé. Vis-à-vis Port van Rensselaer, au point où en 1854 je l’ai vue avec M. Wilson, elle court entre quatre vingt-dix et cent dix kilomètres du rivage. Dans cette direction, elle atteint le détroit de Smith par le grand glacier de Humboldt, qui se développe sur la mer pendant cent dix kilomètres ; au delà, elle recouvre la terre de Washington et se perd au nord dans des régions inconnues.
Les ténèbres s’épaississaient autour de nous, et de plus en plus nous retenaient à bord du navire ; à peine si nous avions d’autre clarté que celle de la lune et des étoiles, et quoique la chasse ne fût pas encore abandonnée, si courtes étaient les heures où nous pouvions en essayer qu’elle ne nous apportait aucun profit ; la nuit reposait sur les vallées, et les unes après les autres, les crêtes des collines disparaissaient sous son voile sombre ; il fallait nous résigner de notre mieux et attendre en paix le printemps, pour retourner à la vie active et aux travaux en vue desquels notre expédition était organisée. J’extrais de mon journal le compte rendu de ces longues heures de loisir.
5 novembre. — La routine la plus méthodique s’est emparée de notre vie, l’imprévu et l’irrégulier ont entièrement disparu avec le soleil, et une monotonie absolue nous gouverne maintenant. Quel bonheur de déposer pour tout l’hiver la grave responsabilité qui pesait sur moi ! Une bonne petite pendule est notre unique souveraine, et à son signal, la cloche du bord répond et nous prescrit ce que nous avons à faire.
On se lève à sept heures et demie. On déjeune une heure après ; la collation est servie à une heure, et le dîner à six. À onze heures les lampes s’éteignent et chacun s’en va coucher. Seuls, les veilleurs se promènent sur le pont, et le commandant rédige son journal. Après dîner je fais un whist avec les officiers ou je reste chez moi à jouer aux échecs avec Sonntag et Knorr. Tous nos jours se suivent et se ressemblent. Radcliffe me remet le soir le tableau des observations atmosphériques, et ce tableau lui-même est presque aussi monotone dans son contenu que dans le cérémonial de la présentation. Mac Cormick, à son tour, me rend un compte exact de ce qui se passe à bord ; mais il est bien rare que quelque fait saillant vienne interrompre l’uniformité de sa prose. Je passe une partie de la nuit à inscrire force notes sur mon volumineux journal, et j’avoue qu’à part les relevés du magnétomètre, des baromètres et des thermomètres, du marégraphe et de l’épaisseur des glaces, on pourrait en supprimer beaucoup sans inconvénient ; les nouvelles sont assez clairsemées et je les accompagne d’un signe marginal pour y revenir de temps en temps, comme on fait dans sa mémoire pour un événement heureux.
Autant que faire se peut, le dimanche est observé comme là-bas, dans la patrie lointaine. À dix heures, escorté de l’officier de service, je visite avec soin toutes les parties du navire et m’enquiers minutieusement de la santé, des habitudes, du confort de tout l’équipage ; puis, tout le monde réuni sur l’arrière, je lis une portion des prières du matin et un chapitre du livre que nous aimons tous. J’ajoute parfois un des beaux sermons de Blair, et quand approche l’heure du repas, c’est bien de tout cœur que nous demandons à Dieu de continuer à étendre sur nous sa main paternelle, et si notre prière n’est pas bien longue, elle n’en est peut-être que mieux sentie.
6 novembre. — Sonntag est de retour d’une excursion qu’il a tentée sur la glace marine, et comme je le craignais, il n’a pas réussi dans son entreprise. Le voyage a été des plus pénibles. À chaque instant, les chiens avaient à franchir des hummocks élevés, des neiges amoncelées, de larges fissures ; le vent soufflait avec rage et ajoutait aux fatigues de la petite bande le danger des morsures de la gelée.
Tout d’abord les attelages n’avaient pu sortir de la baie de Hartstene sans de fort graves difficultés : l’eau atteignait presque la glace de terre ; ils marchèrent assez bien jusqu’à Fog Inlet, ou d’énormes crevasses leur barrèrent le passage ; impossible de les franchir ou de les tourner ; un traîneau fut brisé, et après l’avoir réparé tant bien que mal, nos hommes ne songeaient plus qu’à revenir au navire le plus vite possible : un peu au-dessus du cap de Hatherton, ils trouvèrent la trace de deux ours, et bêtes et gens ne purent résister à la tentation de les suivre. Sonntag m’a donné de cette chasse une description fort animée.
Les deux malheureuses victimes, une mère et son petit, dormaient sur le versant d’une chaîne de hummocks ; réveillées par les abois des chiens, elles se dirigèrent immédiatement vers les crevasses ouvertes à une distance d’environ sept kilomètres. Sans attendre les incitations de leurs conducteurs, et comme s’ils avaient oublié leur traîneaux, les chiens s’élancèrent à la poursuite des fugitifs. Les hummocks, fort élevés déjà, étaient séparés par d’étroites et sinueuses ravines, et si les ours avaient eu l’instinct de s’y cantonner, leurs ennemis, arrêtés à chaque instant, et ne pouvant pas toujours suivre leurs traces, n’auraient probablement pas réussi à les atteindre, mais la chaîne avait tout au plus un demi-kilomètre de large, et les ours, la traversant au plus vite, songeaient évidemment à gagner une énorme fissure où devait se trouver un espace de mer. Atteindre l’eau était pour eux le salut. Tout aussi bien que les chasseurs, les chiens paraissaient le redouter, car ils suivirent la piste avec tout le sauvage élan de leur brutale nature. Enragés par la perspective de voir échapper leur proie, ils parcouraient l’espace comme un tourbillon furieux. Jensen et Hans les excitaient par tous les moyens que leur suggérait une longue expérience ; les traîneaux volaient sur la neige durcie et rebondissaient sur les pointes aiguës qui se projetaient sur la surface glacée.
Par leurs cris et leur vitesse, les chiens manifestaient toute l’impatience d’une meute lancée après le renard et dix fois autant de férocité, et Sonntag, que cette folle course enlevait aux notions de la réalité présente, se croyait au milieu d’une horde de loups serrant de près un buffle blessé.
En moins d’un quart d’heure la distance était réduite à quelques centaines de mètres. La mer, espoir des fugitifs et terme fatal de la poursuite, se rapprochait aussi, mais l’ourse était arrêtée dans sa marche par son petit qu’elle ne voulait pas abandonner ; effrayé et anxieux, il trottait pesamment près d’elle, et c’était pitié d’entendre les appels déchirants de la pauvre mère, de voir sa profonde douleur ; elle comprenait parfaitement le péril, mais ne pouvait se résoudre à fuir sans sa progéniture. La crainte et l’amour maternel semblaient lutter alternativement dans son cœur ; elle s’élançait vers la mer pour revenir bientôt en arrière et pousser de son museau le pauvre petit être que les forces abandonnaient ; elle courait à côté de lui comme pour l’encourager. L’ennemi s’avançait toujours, les chiens oubliaient leur fatigue et tiraient de plus en plus sur leur collier : le moment critique approchait, et les angoisses de la malheureuse famille auraient ému les âmes les moins accessibles à la compassion, l’ourson ne pouvait plus marcher.
Arrivés à cinquante mètres environ, les conducteurs se penchèrent en avant, saisirent le bout de la courroie qui réunissait tous les traits et le glissèrent hors du nœud coulant : les traîneaux s’arrêtèrent soudain, et les chiens, délivrés de toute entrave, s’élancèrent après leur proie en poussant des hurlements féroces. En entendant tout près d’elle le bruit de la meute altérée de son sang, la pauvre mère comprit que la fuite était désormais impossible ; elle se retourna à demi, et s’affermissant solidement sur la neige, elle se prépara au combat avec le courage du désespoir, tandis que l’ourson, affolé de terreur, courait autour d’elle et finit par se réfugier entre ses jambes.
Jensen et Hans avaient retiré leurs carabines du
traîneau et se hâtaient d’accourir, mais la meute formait
avec ses adversaires un groupe si serré qu’il leur
était difficile de tirer. Profitant d’un instant où l’ourse se
trouvait un peu à découvert, ils la visèrent à la bouche
et à l’épaule, et elle fit entendre un long rugissement de
colère et de douleur ; mais ce n’étaient pas là des blessures
mortelles, et la bataille continua plus terrible que
Les Esquimaux arrivant au port Foulke (voy. p. 143). — Dessin de A. de Neuville d’après le docteur Hayes.
jamais ; la neige s’arrosait de sang, un filet rouge coulait
de la gueule de l’ourse, un autre tombait goutte à
goutte sur sa fourrure blanche ; le petit, déchiré et pantelant,
allait rendre le dernier soupir ; un de nos chiens
gisait presque sans vie, et un autre marquait de larges
taches cramoisies la couche de givre sur laquelle son
agonie s’exhalait en faibles gémissements.
Sonntag approchait à son tour ; une décharge des trois carabines jeta le colosse sur son flanc, et les chiens s’élancèrent de nouveau à l’attaque. Quoique fort épuisée par la perte de son sang, l’ourse n’était pas hors de combat ; rassemblant ses forces, elle obligea encore les assaillants à une retraite précipitée, et ramena sous son corps ce petit pour lequel elle donnait sa vie…, mais l’ourson, à moitié étranglé par la meute acharnée, couvert d’affreuses plaies, expira. En le voyant couché immobile, sa mère oublia tout, ses blessures, son danger, la meute furieuse qui la déchirait sans relâche, et se mit à le lécher avec une tendresse passionnée ; se refusant à le croire mort, elle cherchait à le relever, elle le caressait pour l’encourager à combattre encore ; puis tout d’un coup, elle parut comprendre qu’il n’avait plus besoin de sa protection, et se retourna vers ses bourreaux avec un redoublement de rage ; pour la première fois elle essaya de s’échapper. Elle parut aussi en même temps s’apercevoir qu’elle avait d’autres ennemis que la horde aboyante qui s’acharnait sur elle. Hans s’avançait avec un épieu ; elle secoua violemment la grappe de chiens suspendue à son corps et se précipita à sa rencontre ; il jeta son arme et s’enfuit de toute la vitesse de ses jambes ; mais elle courait encore plus vite que lui, et l’Esquimau était infailliblement perdu, si Sonntag et Jensen, qui avaient pu recharger leurs carabines, n’eussent réussi à arrêter le terrible animal en pleine course : une balle pénétra dans son épine dorsale, à la base du crâne, et il roula sur la neige imprégnée de sang.
Les victimes furent promptement dépouillées : on prépara, pour nous la rapporter, une partie de la chair de l’ourson, et les chiens purent se gorger à volonté ; puis nos gens dressèrent leur tente sur le théâtre de leurs exploits ; le lendemain ils arrivaient au navire.
Les jours suivants, un malheur, qui en engendra plusieurs autres, fondit à l’improviste sur notre petit établissement. L’épidémie qui avait décimé la race canine au Groënland se déclara parmi nos attelages, dont en quelques semaines elle enleva la meilleure partie, en nous menaçant ainsi de faire échouer nos plans et nos découvertes futures. Car, sans une bonne meute de trait, comment espérer de faire quelque tentative utile dans la direction du nord ?
Notre première pensée fut naturellement d’avoir recours aux Esquimaux pour recruter nos relais parmi eux. S’il nous était possible d’amener quelque tribu auprès du navire, nous pouvions espérer qu’elle nous prêterait ses chiens en retour de notre promesse de la nourrir elle-même, soit de nos provisions, soit des produits de notre chasse, pendant tout le temps que ses attelages seraient employés à notre service.
Kalutunah, chef d’une tribu d’Esquimaux. — Dessin de A. de Neuville d’après Kane (Arctic Explorations).
Hans fut appelé au conseil ; il nous apprit qu’une famille vivait à cent quatre-vingts kilomètres vers le Sud, à l’île Northumberland, quelques autres quatre-vingt-dix kilomètres plus loin, au midi du détroit de la Baleine, et peut-être une ou deux moins loin de nous. Nous n’hésitâmes pas longtemps, et il fut décidé que s’il nous restait encore assez de chiens à la lune de décembre, Sonntag, accompagné de son conducteur favori, prendrait le traîneau et tâcherait d’entrer en communication avec les naturels ; si, au contraire, nous n’avions plus un seul attelage, je me rendrais moi-même à pied à leurs stations, et je ferais de mon mieux pour amener les Esquimaux à Port Foulke ou à Étah. Mais la lune n’était pas encore levée, et pendant ces longues ténèbres, il nous fallait attendre encore et désirer avec ardeur que la fin de ce mois fût un peu moins malheureuse que le commencement. Quand enfin la lune se montra, l’épidémie canine nous avait laissé neuf beaux chiens composant un attelage assez présentable.
Les préparatifs n’ont pas été longs. Avec des peaux de buffle, Hans s’est fabriqué un sac pour servir de couchette, Sonntag en emporte un de fourrure d’ours qui nous vient d’Upernavik. Ils se munissent de provisions pour douze jours, mais ils ne pensent pas être si longtemps absents, même s’ils sont obligés de pousser jusqu’à l’île de Northumberland ; cette route peut facilement se faire en deux étapes ; en décembre 1854, Sonntag et moi l’avions accomplie en trois, et les chasseurs indigènes s’y rendent parfois tout d’une traite. Notre ami n’a pas voulu s’embarrasser d’une tente : naturellement l’Esquimau Hans est profès dans l’art de construire des huttes de neige, et son maître a déjà pris de bonnes leçons dans son premier voyage.
Ce départ a été l’événement de la semaine, et pour quelques moments a arraché officiers et matelots à la léthargie par laquelle ils se laissent peu à peu gagner, en dépit de mes efforts. Sonntag était plein d’ardeur, et tout joyeux de cette course aventureuse, il me promettait de ramener bientôt les Esquimaux et leurs chiens. De son côté, Hans se prélassait, très-fier de son importance ; il fit claquer vigoureusement son fouet, l’attelage bondit dans ses harnais et partit au grand galop. Le traîneau glissait rapidement, et pendant qu’autour de lui la neige, soulevée par les chiens, rejaillissait au clair de lune, nous criâmes trois fois : « hurrah ! »
… Sonntag et Hans nous avaient quittés depuis un grand mois, et plusieurs jours de la lune de janvier s’étant écoulés sans nous les ramener, je commençai à être fort sérieusement inquiet. Ou ils avaient éprouvé quelque accident, ou ils se trouvaient retenus chez les Esquimaux par une cause impossible a déterminer. J’envoyai d’abord M. Dodge au cap Alexandre, pour constater, d’après leurs traces, s’ils avaient passé autour ou au-dessus du promontoire ; il put suivre les marques du traîneau pendant neuf kilomètres seulement : depuis le mois de décembre, les glaces s’étaient brisées et avaient dérivé vers la mer. Il ne vit point de vestiges dans les passes du glacier ; il nous fut démontré qu’ils avaient pris par le bas de la plage, et je me préparai à y conduire une bande de nos gens. Si nous découvrions quelque empreinte sur la glace ferme au delà du cap, je verrais ce qu’il me restait à faire ; si nous ne trouvions rien, il n’y aurait plus à douter que malheur ne fût arrivé à nos compagnons, et je pousserais ma route vers le Sud, jusqu’à ce que j’eusse atteint les Esquimaux : il me fallait absolument communiquer avec eux le plus tôt possible.
Le matin du 27, le traîneau fut chargé de notre léger bagage, et nous allions partir quand une tempête violente se déchaîna et nous retint à bord ce jour-là et le lendemain. Le 29, le matelot de quart, se précipita dans ma chambre pour annoncer : « Deux Esquimaux ! » Émergeant des ténèbres, ils arrivaient jusqu’à nous, sans avoir été signalés de loin. Ils devançaient Hans et nous apportaient de sa part de mauvaises nouvelles : Sonntag était mort !
Hans arriva deux jours après : à notre grande surprise, il était seul avec son beau-frère, jeune garçon que j’avais vu au cap York. Il avait laissé au delà du glacier, à plusieurs milles, son beau-père et sa belle-mère, avec mes pauvres chiens fourbus, et il venait chercher du secours. Il se trouvait lui-même tellement harassé, qu’avant de le questionner, je l’envoyai se réchauffer et prendre quelques aliments. Une bande de nos marins alla à la rescousse des deux vieilles gens ; on finit par les découvrir tapis dans un fossé de neige et grelottant de froid. Les chiens étaient blottis près d’eux ; pas un ne pouvait bouger ni pied ni patte ; aussi bêtes et gens furent empilés sur le traîneau et tirés jusqu’au navire. Dans la bonne chaleur de la hutte de Hans, ses parents se ranimèrent bientôt, mais les chiens gisaient presque sans vie sur le pont ; ils ne pouvaient ni manger ni se mouvoir. Cinq pauvres bêtes épuisées voilà tout ce qui nous restait de nos magnifiques attelages ! Tel était le résultat d’un voyage sur lequel j’avais fondé tant d’espoir !
Voici sur ces tristes événements la version de Hans j’en résume les détails avec la plus amère tristesse : Sonntag et lui avaient contourné le cap Alexandre sans difficulté ; la glace était solide et ils ne s’arrêtèrent qu’à l’île Sutherland, où ils construisirent une hutte de neige et prirent quelques heures de repos. Continuant ensuite vers le Sud, et n’ayant trouvé à Sorfalik que des cabanes vides et en ruines, ils s’en firent une de neige, et après s’être remis de leurs fatigues, ils partirent pour l’île Northumberland, pensant qu’ils ne trouveraient pas de naturels plus au nord du détroit. D’après le récit de Hans, ils devaient avoir fait environ sept ou huit kilomètres, lorsque Sonntag, se sentant un peu engourdi, sauta à bas du traîneau et courut en tête des chiens pour se réchauffer. Un des traits s’embarrassa, le conducteur arrêta l’attelage et resta quelques minutes en arrière ; il se hâtait de rejoindre son maître, lorsqu’il le vit enfoncer dans l’eau : une légère couche de glace recouvrant quelque fissure, ouverte par la marée, venait de se briser sous ses pas. L’Esquimau l’aida à s’en retirer, et ils retournèrent au plus vite vers la hutte qu’ils venaient d’abandonner. Le vent soufflait du Nord-Est, le froid était très-vif, et Sonntag ne voulut pas faire halte pour changer ses vêtements mouillés. Tant qu’il courait près du traîneau, il n’y avait rien à craindre, mais il fut assez imprudent pour remonter, et lorsqu’ils atteignirent Sorfalik, Sonntag, déjà enroidi, ne pouvait plus parler ; Hans le transporta à la hutte, lui ôta ses habits gelés et le plaça dans son sac de peaux ; il lui fit boire de l’eau-de-vie, et ayant soigneusement bouché la cabane, il alluma la lampe à alcool pour élever la température et préparer du café ; mais tous ses soins furent inutiles, et Sonntag mourut après être resté un jour sans connaissance et sans avoir prononcé une parole.
Hans referma la hutte de manière que les ours ou les renards n’y pussent pénétrer ; il repartit pour le Sud et arriva sans encombre à l’île Northumberland ; les Esquimaux venaient d’abandonner leur village, mais il put se reposer et dormir dans une cabane ; sous un amas de pierres il découvrit assez de chair de morse pour rassasier ses chiens. Le jour suivant, il atteignit Netlik, où il ne trouva personne, et s’avança vers le Sud jusqu’à une autre station, où il fut assez heureux pour rejoindre plusieurs familles logées, les unes dans une cabane de pierres, les autres dans des huttes de neige. En hiver les phoques se rassemblent en grand nombre autour du détroit de la Baleine et les Esquimaux vivaient là au milieu d’une abondance inaccoutumée. Hans leur raconta son histoire, et charmés d’apprendre que nous étions près de leur ancien village d’Etah, deux indigènes réunirent leurs deux attelages et se préparèrent à le suivre.
Mais mon chasseur avait d’autres projets. Il n’était qu’à trois journées du navire, et le principal but de son voyage était atteint ; cependant au lieu de nous revenir tout de suite il fit de grands présents à de jeunes Esquimaux et les envoya au cap York avec mes chiens.
Malgré toutes ces protestations de zèle pour mon service, je soupçonne fort que certains ordres lui avaient été donnés par la partenaire de sa tente et de ses joies, et si les secrets de famille n’étaient pas mieux gardés que les autres, je découvrirais probablement que cette pointe au cap York n’avait d’autre but que d’amener ici les deux vieilles gens qui le reconnaissaient pour gendre. Sous l’étoile polaire même, les filles d’Ève gouvernent les destinées des hommes.
D’autres Esquimaux ne tardèrent pas à suivre ceux qui avaient précédé ou accompagné Hans, et peu de jours après je vis arriver, avec un assez bon attelage, une de nos meilleures connaissances de 1854, Kalutunah, chef de la petite tribu qui vivait à cette époque à Étah.
Aussitôt qu’il m’eut salué comme un confrère en souveraineté, il alla, lui et les siens, retrouver leur ancienne cabane et s’y installer de leur mieux.
Kalutunah n’était point beau, mais on ne pouvait pas dire qu’il fût réellement laid ; en dépit de ses traits grossiers et de sa malpropreté, sa simplicité joviale, sa naïve bonhomie m’avaient gagné le cœur. Sa langue ne resta guère oisive ; il voulait me mettre au courant de toutes ses affaires ; sa femme vivait encore et avait ajouté deux filles à ses autres charges, mais sa figure brilla de joie lorsque je m’informai de son premier-né, que j’avais vu en 18514, beau garçon de cinq ou six étés, et il me parla avec un orgueil tout paternel de la grandeur future promise à cet héritier présomptif : il savait déjà prendre des oiseaux au filet et commençait à conduire l’attelage.
Esquimaux s’installant à Etah. — Dessin de A. de Neuville d’après une planche du voyage de Kane.
Depuis cinq ans, la mort avait fait chez eux de terribles ravages, et il se plaignait avec amertume des misères de l’hiver dernier. La peste qui enleva mes chiens avait aussi attaqué ceux de la tribu, et je crois bien que ses ravages se sont étendus sur tout le Groënland. — Malgré cette pénurie générale, il se faisait fort de me procurer quelques animaux.
Grâce à cet arrangement nous eûmes bientôt deux attelages remontés au complet, et dans notre voisinage immédiat non moins de dix-sept Esquimaux installés : six hommes, quatre femmes et sept enfants, tous de caractères différents, d’utilités fort diverses. Si quelques-uns d’entre eux ne me causèrent que des ennuis, j’en fus dédommagé amplement par le zèle actif et la bonne volonté des autres. Parmi ces derniers il faut ranger la belle-mère de Hans et la femme de Kalutunah, qui nous confectionnèrent des bottes esquimaudes, chaussure indispensable dans ces régions. En dépit du peu de confiance qu’il nous inspirait, Hans, habile chasseur, nous rendait encore plus de services que les autres indigènes. Kalutunah nous visitait tous les jours, et entrait dans ma cabine en ami privilégié. Comme le guerrier s’anime au son de la trompette annonçant la bataille, il retrouva une nouvelle vie quand je lui offris d’être le conducteur d’un de mes attelages ; dès le lendemain, il s’occupa seul de nos bêtes, et lorsque, peu de jours après, je l’envoyai jusqu’au cap Alexandre, afin de voir si la glace marine était assez solide pour porter un traîneau, la coupe de son bonheur fut remplie jusqu’aux bords.
Son rapport étant favorable, M. Dodge fut chargé de nous ramener le corps de Sonntag ; il prit les deux attelages que conduisaient Hans et Kalutunah.
M. Dodge s’acquitta de sa mission avec énergie et habileté. Ils ne mirent que cinq heures à atteindre Sorfalik et trouvèrent facilement le lieu qu’ils cherchaient, Hans se rappelant un haut rocher ou plutôt une falaise au pied de laquelle reposait la hutte funéraire. Mais celle-ci était profondément enfouie sous les monceaux de neige accumulés par le vent. Il leur fallut creuser péniblement et longtemps dans la masse durcie ; la nuit était tombée et ils se sentaient très-fatigués ; ils se firent à la hâte un abri de neige, donnèrent à manger aux chiens, et quoique le thermomètre marquât 42° cent. au-dessous de zéro, ils dormirent dans leurs fourrures sans inconvénient grave. C’était la première fois que M. Dodge campait ainsi sur la neige, et il fut justement fier du succès de cette expérience. Vingt-quatre heures après il rentra à bord avec son funèbre et précieux colis.
Le corps de notre camarade fut déposé dans l’observatoire où, peu de semaines auparavant, sa haute intelligence s’appliquait à ces études qui faisaient la joie de son existence ; le pavillon fut hissé à mi-mât sur la hampe qui surmontait le bâtiment.
Le tombeau de Sonntag. — Dessin de Jules Noël d’après la docteur Hayes.
Les préparatifs des funérailles furent faits avec toute la solennité requise. Un cercueil préparé par les soins de Mac Cormick, reçut la dépouille de notre ami ; on le couvrit du drapeau national, et le surlendemain de l’arrivée de Dodge, quatre de ses compagnons en deuil, suivis de tout l’équipage, le portaient à la fosse creusée à grand-peine dans la terrasse glacée. On le descendit dans sa dernière et froide demeure ; je lus le service funèbre, puis la fosse fut refermée. Cette inscription :
fut plus tard gravée par nous sur une stèle ou dalle polie, fixée à la tête du rectangle de pierres brutes qui forme son monument.
C’est là, dans le lugubre isolement du désert polaire, que notre camarade dort de ce long sommeil qui ne sera plus interrompu dans ce monde troublé ! Jamais des mains amies ne viendront couvrir de fleurs sa tombe lointaine ; jamais ne la contempleront des yeux affaiblis par le chagrin ; mais les douces étoiles qu’il a tant aimées pendant sa vie veilleront éternellement sur lui ; les vents berceront son repos et la grande nature étendra sur sa couche un pli de son manteau de neige.
(La fin à la prochaine livraison.)