Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre III

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LE PARAPLUIE

A présent que j'ai déjeuné, je puis voyager gaiement, et j'invite le lecteur à me suivre à pied jusqu'à mon bureau, qui est assez éloigné de mon domicile. .

Il nous faudra près d'une heure pour en parcourir la distance, et nous pourrons causer amicalement en chemin... mais, avant de partir, permettez-moi d'embrasser ma femme et mes enfants... Le devoir est accompli... maintenant nous pouvons sortir du logis ; mais qu'entends-je ? Une voix me rappelle : c'est la voix douce et caressante de ma plus jeune fille qui me prévient que j'ai oublié de prendre mon parapluie. L'enfant traîne avec peine le lourd riflard dont la crosse vient s'appuyer durement sur sa petite épaule nue, et je lui ôte des mains le fardeau pesant qu'elle m'apporte. .

« Ma bonne petite Caroline, je te remercie de ton attention. Penses-tu donc qu'il pleuvra tantôt? Consultons à ce sujet mon baromètre. Tu le vois, l'aiguille remonte au variable et tournera probablement vers le beau temps. - Il est vrai, cher père; mais n'as-tu pas dit l'autre jour que l'aiguille du baromètre est aussi changeante que la nature de certains individus qui, devant nous, s'annoncent nos amis, et nous trahissent aussitôt que nous avons le dos tourné ? - La chose s'est vue plus d'une fois, et je l'ai malheureusement éprouvée. - Hé bien ! Alors, il sera plus prudent, cher père, de ne pas croire à l'aiguille trompeuse de ce baromètre, et de te précautionner de ton parapluie. Il peut se faire qu'il pleuve ce soir à ton retour du bureau. ».

Ce léger temps d'arrêt et la possession de mon parapluie me procurent, cher lecteur, la douce satisfaction de serrer une seconde fois ma petite Caroline entre mes bras, et je pars... .

Non, je ne dois pas oublier mon parapluie, tel temps qu'il fasse. C'est une canne, un maintien, une utilité... c'est le toit conjugal... c'est l'abri de la famille, et jadis ce fut celui de chastes amours. .

Je me rappelle qu'étant jeune homme et tout nouvellement commissionné surnuméraire, je rencontrai dans la rue, en me dirigeant, bien entendu, vers mon bureau, une svelte ouvrière, à la démarche sérieuse, à la mise simple et modeste, baissant humblement la tête, et que les outrages du temps menaçaient de toutes parts. .

La pluie tombait à larges gouttes, et la pauvre jeune fille hâtait le pas, dépourvue de tout abri. Mon premier mouvement fut celui de l'éclair, et je courus à elle pour la placer sous mon parapluie ; mais quelle fut ma surprise, lorsque je reconnus que cette jeune fille n'était autre que la confidente de mes pensées d'amour, mon Estelle bien-aimée. Je lui offris vivement mon bras, et elle l'accepta de même. Retracer ce que je ressentis de joie et de bonheur me paraît indéfinissable. Tout ce que je sais et ce que je puis dire, c'est que j'entendis son petit cœur battre à côté du mien, et que ma main serrait affectueusement sa main. Nous marchâmes longtemps sans proférer une parole; mais nos yeux n'étaient pas muets, et si par moments ils paraissaient mouillés de larmes, c'était de contentement de nous voir l'un près de l'autre. .

N'est-il pas vrai que sans mon parapluie je n'eusse pas éprouvé le bonheur indicible de posséder Estelle sous le toit de l'amour, et de la serrer étroitement sur mon cœur ? Heureuse rencontre ! Sans toi, je n'aurais pas eu non plus l'occasion de raconter qu'au détour de la rue que nous suivions, j'abaissai doucement mon parapluie du côté d'un passant ; que mes yeux ayant rencontré de plus près ceux d'Estelle, ma joue brûlante effleura la sienne, et que l'on n'entendit pas le bruit léger de deux bouches aimantes qui furent heureuses de se rencontrer... .

Hélas ! Les amours du jeune âge ont disparu... Estelle n'est plus!... mais j'ai conservé un souvenir agréable de la scène délicieuse du parapluie, et c'est peut-être une raison de plus pour m'engager à ne jamais me séparer de cet objet indispensable.

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