Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XXI

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LES TEMOINS


La première chose qu'il convient de faire en entrant au bureau, c'est de laisser des preuves irrécusables, sinon de sa présence, du moins de son arrivée.

Dans le but de satisfaire à cette obligation, je vais m'empresser, cher lecteur, de suspendre mon chapeau au champignon de bois servant de patère, qui se trouve placé à gauche de la place où j'irai m'asseoir, et je disposerai ensuite mon parapluie à ma droite, dans l'encoignure formée par la fin de la table et le montant d'une case qui me sépare de mes voisins. Je procéderai ensuite au revêtement de l'habit de bureau, et j'accrocherai mon paletot de voyage à la seconde patère qui accompagne celle où j'ai mis mon chapeau. Puis je prendrai dans un carton qui est devant moi la clef de mon tiroir pour en sortir ma boîte à plumes que je mettrai sur la table. J'aurai soin aussi de disposer un registre ou des papiers à ma place.

Mais je m'attends à une question de la part du lecteur qui, n'ayant pas l'habitude des bureaux, va probablement me demander de lui expliquer au juste le motif de l'intérêt que j'attache à mettre en évidence mon chapeau, mon parapluie, ma boîte à plumes, etc., etc.

La question est aisée à résoudre : - Vous n'ignorez pas que les terrassiers ont tous l'habitude de laisser en vue des buttes de terre pour faciliter au maître qui les occupe les moyens de vérifier le travail qu'ils ont fait pendant la journée. Ces buttes de terre se nomment témoins. Eh bien, l'employé qui ne veut pas travailler a trouvé le moyen de suivre l'exemple du terrassier, et lorsqu'il s'absente du bureau, les témoins qu'il a laissés prouvent que s'il n'est pas là, il ne doit pas être très loin, et qu'il va s'empresser de revenir à la place près de laquelle il a déposé son chapeau.

Erreur ! erreur ! - Ce sont là de faux témoins que ces chapeaux mis en évidence pour tromper l' œil du chef. Il n'en est pas la dupe, et il feint d'ignorer le manège qui a lieu dans les bureaux, et qui remonte à leur création. Je n'ai pas dû divulguer un secret puisqu'il est connu. Dieu me garde, au surplus, de vouloir entrer dans des détails compromettants pour l'employé qui se trouve à deux lieues de son bureau, ou celui qui fait une partie à Saint-Cloud ou bien une promenade au bois de Boulogne ! Clément, qui sait se rendre indispensable, m'a dit confidentiellement que le cas dont il s'agit était rare, mais qu'il lui arrivait souvent, lorsqu'un employé était demandé par le chef, de prévenir cet employé en allant le trouver à l'estaminet où il prend sa tasse de café, et où il fait quelquefois pour se distraire une partie ou deux de cartes ou de dominos.

Vous comprenez maintenant l'utilité des témoins. Je me soumets en conséquence aux habitudes du bureau en ce qui touche seulement le dépôt de mon chapeau et de mon parapluie qui m'embarrasseraient beaucoup s'il fallait les conserver longtemps entre mes mains.


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