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Voyage archéologique en Perse/02

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VOYAGE ARCHÉOLOGIQUE
À NINIVE.


La Sculpture Assyrienne et les Bas-Reliefs de Khorsabad.[1]

Ce qui offre le plus d’intérêt parmi les découvertes faites à Khorsabad, c’est assurément la sculpture. Les murs des salles et les façades extérieures sont décorés de tableaux taillés dans la pierre avec une admirable fécondité de ciseau. Rois et visirs, prêtres et idoles, eunuques et guerriers, combats et fêtes joyeuses, tout est représenté ; la vie des Ninivites vient miraculeusement se dérouler devant nous, depuis les symboles religieux jusqu’aux usages domestiques, depuis l’orgie du triomphe jusqu’au supplice des vaincus. Deux genres de sculptures tapissent les murs de ce palais, qui passe aux yeux des habitans étonnés pour une création de Satan. J’ai dit que le revêtement des massifs de briques avait 3 mètres de hauteur. Il est formé de plaques de marbre juxtaposées, ayant généralement de 2 à 3 mètres de large. Dans plusieurs salles, ces plaques sont divisées en deux zones chacune de 1 mètre 20 centim. de haut, sur lesquelles sont sculptées un nombre considérable de figures dont les plus grandes ont un mètre. Ces deux zones sont séparées par une bande d’inscriptions en caractères cunéiformes, c’est-à-dire en forme de coins, allant d’un bord à l’autre de la pierre. Dans d’autres salles et sur les façades extérieures, les pierres de revêtement portent des figures plus grandes qui les couvrent de haut en bas, et dont le relief, proportionné à leur taille, a une saillie de quelques centimètres. Sur les façades sont invariablement représentés et fréquemment répétés des personnages ailés, coiffés de bonnets à cornes ou à tête d’épervier, présentant une pomme de pin de la main droite, tandis qu’à leur main gauche est suspendue une corbeille ou un seau. Sont-ce des divinités ou des prêtres revêtus de l’emblème du dieu au culte duquel ils sont voués ? Cette dernière hypothèse me semble peu probable, car tous les prêtres attachés au culte d’une divinité qui a pour principal attribut des cornes, ou des ailes, ou une tête d’épervier, tous ces prêtres devraient porter ses emblèmes, et les figures symboliques dont il est question n’offrent pas cette particularité ; elles sont d’ailleurs toutes accompagnées d’un personnage à formes humaines, et qui, à en juger par la main qu’il élève en signe d’hommage religieux, ou par la bandelette qui orne son front, ou encore par le bouc sacré dont il va faire offrande, doit représenter le prêtre assistant la divinité. Ce qui me porte à croire qu’il en doit être ainsi, c’est que, sous le sol du palais, il a été trouvé de petites statuettes exactement semblables, et qui, à coup sûr, ne peuvent représenter autre chose que des divinités. J’en parlerai plus loin. Il est assez difficile de démêler le sens mystique de ces représentations qui divinisent des monstres dont les analogues ne se trouvent que dans les religions les plus barbares ; mais, quel que soit d’ailleurs le vrai caractère de ces personnages, l’on doit, en tout cas, les accepter pour des symboles religieux.

Après les dieux et leurs acolytes vient le roi, qui s’avance majestueusement au-devant de son visir, ou peut-être du chef des mages, du plus grand des Chaldéens. Tous deux ont la main levée en signe de serment et d’hommage, geste consacré, car on le trouve encore sur les monumens de la Perse, soit de l’époque de Darius, soit de celle de Sapor. Derrière le roi est l’eunuque qui, par son rang dans la hiérarchie du harem royal, le suit de plus près ; il tient le chasse-mouche, et, après lui, marchent d’autres eunuques ou des guerriers à longue barbe portant les armes du roi, son carquois garni de flèches, son arc au cou de cygne, et sa masse à triple tête de lion. Puis cette procession s’augmente d’un grand nombre de personnages qui paraissent apporter au monarque des chars à quatre chevaux, des trônes magnifiques, des tables sculptées avec un art délicieux, ou bien des vases à tête de lion, des outres pleines d’or ou de vin, de petites villes portées au bout des doigts comme emblèmes de celles qui n’ont pu résister aux armes des Assyriens, et se sont reconnues tributaires du grand empire. Parmi tous ces personnages, le roi est remarquable par la somptuosité de son costume. Ce costume, qu’il porte seul, consiste en une tunique à manches courtes, dont le bas est orné de glands ; par-dessus est jeté un manteau superbe dont, si j’en crois quelques fragmens de couleur retrouvés, le fond était pourpre, semé de rosaces d’or. Ce manteau est garni de franges élégantes qui prouvent en faveur du goût ninivite. La tête auguste du monarque est coiffée d’une mitre élevée, conique, surmontée d’une pointe et ornée de bandes à rosaces, qui ont dû également être dorées. Ses bras sont entourés de bracelets et ses pieds chaussés de sandales ; dans sa ceinture passe une épée longue, droite, dont la lame est engagée dans une gueule de lion, et dont le fourreau est orné à son extrémité de deux petits lions couchés qui se tiennent embrassés. Le costume des gens de sa suite, plus simple, a cependant une grande élégance ; il consiste en de longues tuniques également à glands et à longues franges ; leur chevelure ou leur barbe, tressée et bouclée aussi soigneusement que celle du roi, prouve que la coquetterie la plus raffinée et la recherche la plus minutieuse dans la toilette étaient d’étiquette à la cour de Ninive. Ces processions, qui paraissent autant d’hommages allégoriques rendus à la puissance souveraine, couvrent jusqu’à 400 mètres d’étendue et décorent les façades extérieures.

Ce ne sont pas là les seuls ornemens de ces façades : les plus grandioses et ceux qui produisent le plus bel effet sont les gigantesques taureaux ailés, à tête humaine, coiffés d’une énorme tiare, qui ornent les principales portes d’entrée. Ces taureaux ont communément 5 mètres de hauteur sur autant de longueur. Leur poitrail épais, poilu, sur lequel descend une longue barbe frisée, s’avance sur la façade, en saillie de 1 mètre, et leurs corps, fuyant dans la porte, en forment les côtés, tandis que leurs ailes, développées en majestueux éventails, s’étendent jusqu’à la corniche. Ce taureau a servi de type à celui de Persépolis ; on le retrouve dans la mythologie des Perses sous le nom de kaïomars ou ghilchâh, roi de la terre, et il passe pour le fondateur fabuleux de la monarchie païchdaddienne. Chez la plupart des peuples de ces contrées, il est considéré comme emblème du Créateur, et il a ses analogues dans le bœuf Nandi des Indiens ou Apis des Égyptiens. D’après certaines pierres creusées en forme d’encastrement et trouvées de chaque côté des grandes portes extérieures, il paraîtrait qu’on y avait placé au pied des taureaux, et scellé dans ces dalles préparées ad hoc, un lion de petite taille, portant sur le dos un anneau dans lequel passait une chaîne qui s’attachait à un anneau correspondant planté dans la muraille. On doit penser que ces lions enchaînés au pied des taureaux majestueusement posés, et dont les ailes déployées attestent la libre puissance, avaient un sens mystique, et ce qui fortifierait cette opinion, c’est que je n’ai trouvé nulle part, dans les sculptures de Ninive, le lion en liberté. Indépendamment du rôle qu’on lui a assigné ainsi auprès des portes, il est le plus souvent représenté comme ornement de vases, de tables, de bracelets ou d’épées, mais toujours dans une position qui rappelle la servitude. On n’a trouvé qu’un seul des lions dont je parle ici ; ce lion est une ronde-bosse, et, d’après toutes les apparences, on doit le croire en bronze fondu. L’emplacement des autres peut d’ailleurs, nous l’avons dit, être reconnu avec certitude ; mais ils ont disparu, comme tous les autres objets en métal, dont l’absence dénote un pillage bien entendu. Les ennemis de Ninive ont suivi à la lettre les instructions que leur donnait le prophète Nahum dans ses anathèmes : « Pillez l’or, pillez l’argent ; les richesses de Ninive sont infinies, ses vases et ses meubles précieux sont inépuisables. »

À l’intérieur et sur les murs des salles, il y a deux genres de bas-reliefs ; les grands sont, à quelques variantes près, des répétitions de ceux qui sont sur les façades, et les seuls sujets nouveaux qu’ils représentent sont des génuflexions de captifs enchaînés et supplians devant le grand roi, qui, paraissant méconnaître le plus beau privilége de la royauté, leur fait subir sous ses yeux les plus cruels supplices. Quant aux bas-reliefs compris dans les deux zones étroites qui, avec les bandes d’inscriptions, se partagent la surface des murs, les scènes qui s’y trouvent retracées offrent plus de variété. Les uns représentent des combats livrés à des ennemis de nations différentes, si l’on en juge par la diversité des costumes, et des assauts donnés à plus de vingt forteresses, chacune accompagnée d’une courte inscription qui, très probablement, en conserve le nom. Ces tableaux, où les ressources militaires de l’antiquité apparaissent dans tous leurs détails, sont animés par des guerriers combattant à pied ou à cheval, avec la lance ou l’épée, et tenant au-dessus de la tête des boucliers circulaires qu’ils présentent à l’ennemi. On y voit, en première ligne, des archers qui bandent leur arc, décochent leurs flèches derrière de grands boucliers posés à terre, et qui les dérobent tout entiers aux coups de l’ennemi. Le roi préside, du haut de son char, à neuf batailles différentes ; il foule aux pieds de ses chevaux les mourans et les morts : les cadavres décapités prouvent que l’usage de trancher la tête aux vaincus était pratiqué par certains peuples bien avant les musulmans, qui décapitent, on le sait, leurs ennemis pour les priver du secours de l’ange qui doit les enlever au ciel. Le souverain, dominant la mêlée ou menaçant ses adversaires, est toujours accompagné de deux personnages. À côté de lui est le conducteur, penché en avant, de manière à être parfaitement maître de ses chevaux lancés au galop ; il les excite au moyen d’un fouet, ou les maîtrise en retenant vigoureusement de grandes guides sur lesquelles il allonge ses bras. Derrière, selon qu’il combat ou qu’il a déposé son arc, le roi est garanti des coups de l’ennemi par deux boucliers que soutient un guerrier, ou il est ombragé par un parasol, emblème suranné de la puissance souveraine, qu’un eunuque porte au-dessus de sa tête. Parmi les combattans, au milieu desquels le monarque assyrien paraît toujours en triomphateur, on reconnaît facilement ses ennemis ; leur costume est très différent de celui que portent les soldats de Ninive ; les uns sont vêtus de tuniques plus courtes et coupées autrement que celles des Assyriens ; d’autres sont couverts de peaux de bêtes ; ils combattent avec des armes d’une forme différente ; leurs boucliers sont carrés ; ils n’ont point la tête couverte d’un casque ni le corps enveloppé d’une cuirasse comme les guerriers ninivites, ce qui prouve qu’ils sont moins avancés en civilisation et sans doute moins belliqueux que les Assyriens, car, dans tous les temps, les nations guerrières se sont plus préoccupées que les autres des moyens de défense, sans négliger ceux qui pouvaient faciliter l’attaque. Parmi tous ces combattans, on reconnaît très bien un groupe de nègres à leurs cheveux crépus et à l’absence de barbe. Ce détail est précieux comme renseignement historique, car si l’on admet, ce qui ne me paraît pas douteux, que toutes ces nuances de costumes et de physionomies appartiennent à des peuples divers, on pourra ainsi se former une opinion des guerres et des conquêtes entreprises par ce souverain belliqueux qui prend, du haut de son char, une part si active aux combats. On peut trouver, dans l’étude de ces sculptures, les bases d’un travail qui jetterait quelque jour sur l’histoire de ce prince, et par suite sur l’origine de ces monumens, en attendant que les inscriptions qu’ils nous ont consacrées, traduites par nos savans philologues, vinssent prouver la justesse des inductions.

Continuant de parcourir ces salles immenses, on est émerveillé de trouver réalisée sur la pierre, et par un habile ciseau, une des plus nobles idées que la pensée royale ait exécutées de nos jours, celle de transmettre à la postérité les fastes glorieux d’une grande nation. Après les combats, les assauts, les supplices, viennent les réjouissances ; on voit à Ninive comme à Paris, après le siége de Samarie ou de Tyr comme après la bataille d’Isly, des guerriers en habits de fête, les cheveux et la barbe soigneusement bouclés et parfumés, assis devant des tables chargées de mets, les uns en face des autres, élevant leurs verres et portant des santés en l’honneur du vainqueur. Mais qu’est-ce que ces tables recouvertes de nappes, ces chaises, ces verres avec lesquels on trinque si joyeusement ? Ils sont du plus beau travail, et l’emportent, je ne dirai pas sur les produits de l’industrie du peuple qui occupe le territoire de Ninive, mais même sur beaucoup d’objets où nous nous plaisons à reconnaître l’empreinte de notre civilisation. Les tables ont une tournure extrêmement élégante ; leurs pieds en griffes de lion, portant sur des pommes de pin, sont très finement dessinés, et sculptés avec un art qui accuse une délicatesse excessive de goût et de ciseau. Les chaises ne sont pas moins remarquables ; elles prouvent, par imitation, que l’art du tourneur n’était pas inconnu alors. Les petites têtes de taureaux, si précieuses par leur travail et si vraies de caractère, qui ornent les bras de ces espèces de fauteuils, aussi bien que les têtes de lion qui terminent les vases à boire, me font penser que toutes ces représentations ne sont pas simplement le produit de l’imagination capricieuse d’un ouvrier, mais bien des symboles exprimant une idée religieuse ou politique. J’ai trouvé, au milieu des décombres, de petites têtes de taureaux en cuivre repoussé, parfaitement ciselées, et à l’intérieur desquelles étaient restés quelques fragmens de bois pourri ayant appartenu à des siéges exactement semblables à ceux qui figurent sur les bas-reliefs.

Cet immense festin, cette longue suite de tables auxquelles sont assis des convives d’un rang élevé, à en juger par le costume qu’ils portent et par les eunuques royaux qui les servent, rappellent assez bien l’interminable repas de cent quatre-vingts jours qu’Assuérus donna aux grands de son royaume, dans son palais de Suze. Pendant ce repas, dit l’Écriture, au livre d’Esther, « ayant le cœur gai de vin, il commanda aux sept eunuques qui servaient devant lui de lui amener la reine Vasti, afin de faire voir sa beauté aux seigneurs de sa cour… » Les choses ne se passèrent probablement point de la même façon dans le palais de Ninive, car il est remarquable que l’on n’y retrouve pas une seule figure de femme, si ce n’est parmi les captifs que conduisent des soldats. Encore faut-il supposer que ce sont des mères qui portent sur leurs épaules les enfans qu’on voit au nombre des prisonniers. Il faut donc croire que les Assyriens, comme les Orientaux modernes, cachaient les femmes, et qu’ils n’ont montré celles de leurs ennemis vaincus qu’avec l’intention de leur faire subir une humiliation de plus.

Les hôtes dont ces palais somptueux avaient abrité les plaisirs ne passaient cependant pas toute leur vie dans la mollesse et la débauche. Ils savaient combattre les influences énervantes de la bonne chère, et se préparaient aux fatigues de la guerre en entretenant les forces de leur corps ; les jouissances de la table faisaient place au plaisir de la chasse ; les murs d’une salle tout entière sont décorés de sculptures qui nous font assister à ces violens exercices. Là on voit encore le roi dans son char ; il ne cherche plus un ennemi qu’ira percer sa flèche royale ; il se promène dans un parc, ou paradis, planté de cyprès, une fleur de paix à la main, précédé de hérauts et de massiers, tandis qu’autour de lui ses courtisans se livrent aux plaisirs de la chasse, Des animaux de toutes sortes tombent sous leurs coups. Les différentes espèces de gibier sont représentées avec un tel soin, que l’on reconnaît facilement la perdrix, le faucon, le faisan ou le lièvre. À côté des chasseurs qui tirent des oiseaux, d’autres s’exercent et visent sur des cibles au milieu desquelles le but est dessiné sous la forme d’un lion ou d’une rosace. Toutes ces sculptures sont d’un travail excessivement fin, et, par le talent avec lequel elles ont été exécutées, on peut croire qu’elles sont du plus habile des sculpteurs ninivites, dont la main se reconnaît facilement dans les sujets qui présentent le plus d’intérêt, et qu’il s’était sans doute réservés.

Au premier aspect, le caractère des innombrables bas-reliefs qui décorent les palais de Khorsabad ne paraît pas différer beaucoup de celui des sculptures de l’Égypte et de l’Inde : on peut leur trouver aussi quelque ressemblance avec les sculptures des monumens éginétiques ou étrusques ; mais ce rapport tient moins à un état de civilisation également primitif chez tous ces peuples qu’aux traits distinctifs d’un art né de l’imagination et de l’instinct, et qui ne s’est pas encore élevé par l’étude à la perfection. Si l’on tient compte en même temps de toutes les considérations qui faisaient modifier les sujets donnés par la nature, et de l’élément conventionnel que les symboles religieux introduisaient nécessairement dans la représentation des sujets mystiques, on comprendra que toutes les figures représentées sur les bas-reliefs de l’Égypte et de l’Inde ou sur ceux de Khorsabad aient certaines beautés de détails avec lesquelles la raideur des poses et l’absence de toute perspective forment un contraste choquant. Ainsi, ce qui, au premier coup d’œil, nous fait remarquer presque un air de famille entre les sculptures des Indiens, des Égyptiens, des premiers temps de la Grèce et celles de Ninive, ce sont quelques symboles analogues, une grande simplicité de formes jointe à une ornementation aussi riche que minutieuse, de la naïveté souvent, toujours de la finesse, enfin, dans les contours, une excessive pureté, poussée quelquefois jusqu’à la sécheresse.

Si l’on compare successivement l’art assyrien, tel que les fouilles faites à Khorsabad l’ont montré, à celui des peuples qui ont précédé ou suivi immédiatement les Ninivites, on pourra, je crois, se convaincre que l’art assyrien est infiniment plus pur que l’art indien, souvent grotesque et monstrueux, aussi fin, mais plus savant dans tous les détails anatomiques que l’art égyptien, qu’il surpasse de beaucoup dans l’étude de la nature ; et, si l’on ne craint pas d’arriver jusqu’à un parallèle des bas-reliefs de Ninive, non-seulement avec ceux des premiers ouvrages de la Grèce, mais avec ceux du Parthénon, on trouvera que, notamment dans toutes les scènes analogues à celles qui ornent la célèbre frise de ce temple, le ciseau du sculpteur ninivite n’est pas tellement inférieur à celui de Phidias qu’on ne puisse risquer entre eux une comparaison.

Après avoir, devant ces innombrables bas-reliefs, analysé l’art et le génie particuliers aux sculptures assyriennes, il reste encore une étude curieuse à faire. Il est intéressant d’observer les diverses races d’hommes qui représentent les ennemis des Assyriens dans les scènes de guerre et les forteresses assiégées ; c’est le moyen d’arriver à reconnaître, ou du moins à présumer, quel souverain a pu élever ces palais.

Parmi les adversaires que combat le grand roi, et dont il paraît triompher, on distingue trois ou quatre peuples différens ; on en voit qui, tête nue et vêtus de peaux de bêtes, paraissent appartenir à une nation peu civilisée ; au sommet des tours qu’ils défendent s’élèvent des flammes, et, les bras étendus, ils semblent invoquer une puissance céleste. La végétation figurée rappelle celle d’un pays chaud, quoique les vêtemens de ces guerriers puissent faire supposer qu’ils soient obligés de se couvrir de fourrures pour se garantir des intempéries d’un climat variable. Peut-être doit-on les prendre pour un peuple pasteur, comme l’étaient et le sont encore les vrais Perses, ou habitans du Fars, patrie de Cyrus, et les Mèdes qui, après avoir soutenu plusieurs fois le choc des Assyriens, finirent par devenir leurs tributaires. Il y en a d’autres qui portent des tuniques avec des capuchons ; au pied des tours qu’ils défendent croissent des arbres à larges feuilles, assez semblables au bananier, indice encore d’une contrée chaude, et, immédiatement après le tableau qui représente l’assaut donné à cette citadelle, on voit une suite de captifs que des gardes assyriens conduisent à leur souverain. Cette procession offre ceci de remarquable, que l’un des prisonniers est escorté par un eunuque qui tient un chasse-mouche au-dessus de sa tête. L’eunuque est évidemment assyrien, à en juger par son costume, ses armes, et la petite tête de lion qui orne le manche du chasse-mouche. Il faut observer que les eunuques, dans l’antiquité asiatique, étaient presque exclusivement attachés à la personne du souverain, ce qui est d’ailleurs prouvé par les tableaux sculptés de Khorsabad. Sur ces bas-reliefs en effet, le roi est toujours entouré d’eunuques qui combattent à ses côtés, marchent à la tête de ceux qui viennent lui offrir des présens, ou président à l’apprêt des festins ; et si l’on remarque que le chasse-mouche est, comme le parasol, un des attributs de la royauté, que nul autre que le roi n’est représenté avec l’un des deux, on sera autorisé à voir, dans le captif dont il est question, un prince vaincu. Or, l’histoire sainte nous a raconté les malheurs de plusieurs rois de Judée qui, après avoir vu tous leurs efforts trahis par la volonté de Dieu, avaient eu à subir l’humiliation de l’esclavage. On se souvient d’Osée, roi d’Israël, qui, ayant voulu secouer le joug des Assyriens et s’affranchir du tribut qu’il leur payait, se vit assiéger dans Samarie par Salmanazar. Vaincu, il fut chargé de fers et emmené en captivité avec son peuple, que le vainqueur établit, dit l’Écriture, dans Hala et dans Habor, villes des Mèdes, qui faisaient alors partie de l’empire d’Assyrie. Au nombre de ces illustres captifs se trouve peut-être Tobie, à qui était réservé, dans son infortune, l’honneur insigne d’être le premier ministre du grand roi ; peut-être aussi cette femme qui marche derrière lui et porte sur ses épaules un enfant n’est-elle autre qu’Anne portant le jeune Tobie.

La salle dans laquelle sont retracées les invasions des Assyriens sur les terres des Juifs contient d’autres bas-reliefs, qui pourraient faire croire que le sculpteur a voulu faire allusion aux conquêtes de Salmanazar et de Sennacherib. En effet, l’histoire rapporte que, ce dernier prince assiégeant le roi Ézéchias dans Jérusalem, celui-ci appela à son secours les souverains d’Égypte et d’Éthiopie, et que le prince de Ninive, pour châtier ces alliés téméraires du saint roi, poussa son armée victorieuse en Égypte et pénétra jusque dans les régions du Haut-Nil, où il eut à combattre successivement les Éthiopiens et les Nubiens. Les bas-reliefs nous présentent en effet des personnages aux cheveux crépus et au visage imberbe portant tous les signes caractéristiques de la race nègre, avec un costume analogue à celui qu’ils ont conservé de nos jours, armés enfin des mêmes coutelas recourbés dont ils se servent encore aujourd’hui. À côté de ces combats et de ces assauts, on voit d’autres prisonniers qui implorent le roi d’Assyrie et sont tenus par des chaînes attachées à un anneau passé dans la lèvre inférieure. L’Écriture nous a conservé la tradition de cet usage antique, et les bas-reliefs de Ninive viennent attester l’exactitude de ce passage du livre des Rois, où Sennacherib, menaçant de sa colère le roi de Juda, lui dit : « Je te mettrai un cercle au nez et un mors à la bouche. » D’autres costumes et d’autres particularités distinctives entre tous ces tableaux sculptés peuvent également rappeler les conquêtes de Salmanazar et de son successeur Sennacherib, qui portèrent plusieurs fois la guerre en Syrie, en Phénicie et en Judée. L’Écriture nous dit que les peuples de ces contrées ne connaissaient point l’usage des chariots ni des chevaux ; or, sur les bas-reliefs qui semblent reproduire des combats avec des Syriens ou des Juifs, on ne voit figurer ni char ni cavalier, tandis que l’on remarque des cavaliers dans les tableaux où l’on croit reconnaître des Mèdes ou des Perses.

Si l’on interroge l’histoire, on est amené à reconnaître dans Salmanazar et Sennacherib les deux princes les plus belliqueux de la seconde époque de Ninive. Teglatphalazar, imploré par Achaz, roi de Juda, et décidé à lui prêter assistance par les riches présens que lui fit ce monarque, s’empara de Damas, de la Galilée, et mit Israël à contribution ; mais ces victoires sont de peu d’intérêt, comparées à celles de Salmanazar et surtout de Sennacherib. Les conquêtes de ce dernier laissèrent bien loin derrière elles les triomphes de ses prédécesseurs, et elles étaient sans contredit plus dignes d’inspirer les artistes qui ont buriné les hauts faits retracés sur les murs du palais de Khorsabad.

Le quatrième roi de cette période, Assarhaddon, a également des titres à l’attention de la postérité. Il s’empara de Babylone et réunit son territoire à l’empire assyrien ; il reprit la Syrie et la Palestine, qui avaient secoué le joug, défit Manassé, roi de Jérusalem, et l’emmena à Babylone. Nabuchodonosor Ier fit aussi quelques conquêtes ; il battit les Mèdes et prit Ecbatane ; son général Holopherne porta la guerre en Judée. Son successeur Saracus n’a laissé que son nom et le souvenir du mépris que sa paresse et ses vices inspirèrent à ses sujets. Ce fut sous son règne que Ninive fut détruite pour la seconde fois, et que la nouvelle alliance des Mèdes et des Babyloniens, conduits par Cyaxare et Nabopolassar, détermina la ruine de ce vaste et puissant empire.

Auquel de ces princes peut-on attribuer les monumens trouvés à Khorsabad ? Je dirai d’abord qu’il ne me semble pas que l’on puisse les faire remonter à la première époque de l’empire assyrien. Cette époque finit à Sardanapale, qui tomba sous les efforts réunis du Mède Arbace et de Bélésis ou Nabonassar, grand-prêtre et gouverneur de Babylone. Tous deux se promettaient de renverser sans peine un gouvernement affaibli par les débauches et l’incurie du souverain ; mais Sardanapale, réveillé brusquement au milieu de la mollesse du sérail, renonçant à ses plaisirs et à ses habits de femme, donna du moins, par sa résistance, l’exemple d’une énergie désespérée, et témoigna par sa mort d’une résignation courageuse. Il semble qu’il ait voulu racheter ainsi la honte de ses vices. Le Tigre, selon la prédiction, avait renversé ses murailles devant l’ennemi ; témoin de la prise de sa capitale et de la ruine de son empire, Sardanapale mit le feu à son palais, afin de soustraire ses richesses à la rapacité du vainqueur. Cet acte de désespoir ne mériterait-il pas à ce malheureux prince une autre épitaphe que celle que Diodore rapporte comme ayant été composée par lui-même : « Mortel, qui que tu sois, livre-toi à tes penchans, essaie de toutes les jouissances ; le reste n’est rien. Me voici cendres, moi qui fus le grand roi de Ninive ; ce que l’amour, la table, la joie me procurèrent de bonheur quand j’étais vivant, cela seul me reste maintenant dans le tombeau ; tous les autres biens m’ont quitté. »

Je ne crois donc pas, je le répète, que l’on puisse attribuer le palais de Khorsabad à un prince de la dynastie dont Sardanapale fut le dernier et infortuné rejeton, et je puis étayer cette opinion de quelques preuves. La première, c’est que, si l’on ajoute foi aux histoires qui sont arrivées jusqu’à nous, on ne peut arrêter ses idées, depuis le premier successeur du fils de Sémiramis jusqu’à Sardanapale, sur un seul prince dont la vie offre quelques faits glorieux analogues à ceux qui sont représentés sur les bas-reliefs de Khorsabad ; et si l’on veut remonter jusqu’à Ninus et Sémiramis, on se perd dans un labyrinthe de fables, où le merveilleux domine et où la réalité historique devient insaisissable. C’est après que le trône fondé par le fils de Bélus eut croulé sous la torche incendiaire de Sardanapale, et qu’une nouvelle ère eut commencé pour Ninive régénérée par Teglatphalazar, c’est alors seulement que la vérité commence à poindre et à se montrer dégagée de tous ses voiles mystérieux. On ne peut donc chercher, à mon avis, le fondateur des monumens de Khorsabad que dans cette seconde période de l’empire assyrien.

Une autre raison, qui n’est pas la moins importante, c’est que, d’après le récit que fait Diodore de la prise de Ninive par Arbace et Bélésis, les machines de guerre étaient inconnues alors, et qu’il fallut, pour ouvrir une brèche aux remparts, que le Tigre vînt par une crue extraordinaire seconder les efforts désespérés des rebelles qui, depuis deux années déjà, assiégeaient cette capitale. Or, les béliers jouent un grand rôle dans les assauts figurés sur les marbres de Khorsabad.

Aux raisons que je viens de citer et qui ne permettent pas d’attribuer ces bas-reliefs à la première époque de Ninive, j’en puis joindre une troisième : c’est l’analogie frappante qu’on remarque entre ces sculptures et celles de Persépolis, le rapprochement que l’on peut établir entre les scènes représentées dans les deux villes ainsi qu’entre les détails des costumes et de la toilette des Assyriens et des Perses. Persépolis ne date que du Ve ou VIe siècle au plus avant Jésus-Christ. La première dynastie des rois d’Assyrie remonte au VIIIe et au-delà ; la seconde va jusqu’au VIIe. S’il y a eu à Ninive deux époques florissantes, il est probable que les Mèdes ou les Perses, qui, après eux, ont imité les Assyriens, ont conservé, sous la forme matérielle des usages privés ou sous les symboles mystiques de la religion, les souvenirs de la civilisation qui était la plus rapprochée de leur temps : ils ont donc dû faire leurs emprunts à la Ninive de Salmanazar et de Sennacherib. L’ancienne Ninive, d’ailleurs, ébranlée fortement par l’assaut que lui donnèrent Arbace et Bélésis, a dû disparaître en partie et faire place à une nouvelle ville sortie des cendres de la première. Mise en contact par la guerre avec la Syrie, la Phénicie et la Judée, cette Ninive rajeunie a vu se développer sa civilisation sous cette influence belliqueuse, sans laisser altérer le caractère particulier de l’art assyrien.

En parcourant la plaine immense qui s’étend de Mossoul ou Neïnivèh jusqu’à Khorsabad (distance qui suppose quatre heures de marche), on rencontre, comme je l’ai déjà fait observer, de nombreuses traces de construction et une quantité considérable de tumuli hérissés de fragmens de pierres et de briques. Évidemment, des habitations, une ville, ont occupé ce vaste territoire, à une seule époque ou à deux époques différentes. Personne ne peut dire si, à l’une ou à l’autre de ces époques, Ninive a compris tout cet espace ; mais on peut le présumer, parce que, en Orient, dans ces temps reculés, il n’y avait pas plus qu’aujourd’hui entre la superficie des villes et leur population la proportion qui existe en Europe. En Asie, les maisons n’ont pas d’étages supérieurs ; chaque famille a la sienne ; les habitans ne sont pas agglomérés comme dans nos pays, et une population très faible peut occuper un très large territoire. Il y avait de plus, aux temps anciens, à l’intérieur des villes, des terrains vagues, des jardins, des champs même, et ce que nous appelons faubourgs constituait jadis la ville elle-même. On peut donc comprendre que Ninive ait eu cette étendue, surtout en se rappelant ce que Jonas en dit. Quoi qu’il en soit, je crois qu’il est très probable, et cela résulte de beaucoup de faits particuliers observés avec soin, que la portion du territoire de Neïnivèh qui est aujourd’hui encore enclavée dans une enceinte que la charrue a respectée, et qui n’a pas moins de 5 ou 6,000 mètres, forme l’emplacement occupé dans l’antiquité par les palais, les temples et les principaux édifices, correspondant à ce qu’on appelle en Turquie kalèh et en Perse ark[2]. Autour de cet emplacement viennent se grouper, comme cela a dû certainement avoir lieu à Ninive, toutes les habitations du peuple, formant une ville qui n’a pas de limites et à laquelle des maisons peuvent s’ajouter indéfiniment. Les grands monticules de Neïnivèh marqueraient donc la place de la Ninive de Sardanapale. On sait que cette ville était située sur le bord même du Tigre, et la disparition de la partie des murs qui longeait le fleuve vient à l’appui de ce que l’histoire nous raconte de la ruine des remparts détruits par la crue des eaux. Mais je crois aussi que le fait de cette destruction même, les idées superstitieuses des princes orientaux, qui, dans tous les temps, n’ont habité qu’avec répugnance la demeure de leurs prédécesseurs, les conseils aussi de leur vanité, qui les a toujours portés à élever des monumens nouveaux, ont pu déterminer les souverains de la seconde époque assyrienne à choisir pour leur résidence un emplacement qui fût à l’abri des ravages de l’inondation : c’est ce qui expliquerait la situation des édifices de Khorsabad à quatre heures du Tigre. Il est fort possible alors que, la résidence royale s’étant déplacée, le peuple se soit porté vers le même lieu, et que Ninive, s’étendant dans le principe au sud de Mossoul, se soit ensuite élargie du côté de l’est et du septentrion ; ce qui rendrait moins surprenante la distance qui sépare Khorsabad de Neïnivèh.

Je crois donc que les palais si heureusement découverts par M. Botta se rattachent à la seconde époque de Ninive ; mais, ainsi que je l’ai dit à propos des premières fouilles entreprises par le consul de France, les sculptures qui auraient décoré le palais dont les ruines forment la masse du monticule de Neïnivèh étaient d’un art identique à celui de Khorsabad. Cela s’explique d’ailleurs très bien, car l’intervalle qui a séparé les deux dynasties a été trop court pour que des changemens notoires aient pu être introduits dans la civilisation assyrienne. D’ailleurs, les hommes qui avaient donné à cette civilisation un si admirable élan n’avaient pas encore disparu, et ils purent transporter aux palais de nouvelle création leur génie et leur habileté.

Reste à décider, entre ceux des souverains qui ont pu les habiter, quel est celui qu’on doit regarder comme fondateur, question délicate qu’il est très téméraire d’aborder, surtout en face des inscriptions si nombreuses auxquelles il faut croire que nos philologues trouveront un jour un sens certain, et qui donnera peut-être un cruel démenti à mes inductions. Cependant, comme ce n’est que du choc des erreurs et des opinions contraires que la vérité peut jaillir en passant par la discussion, on me pardonnera d’essayer mes forces pour découvrir le mot de l’énigme. Voici donc tout ce que mes réflexions et mes remarques sur ces monumens que j’ai étudiés à fond et pendant bien des mois me conduisent à croire.

J’ai dit précédemment qu’il y a cinq princes dont les conquêtes glorieuses peuvent avoir été figurées sur les murs de Khorsabad : Teglalphalazar, Salmanazar, Sennacherib, Assarhaddon et Nabuchodonosor Ier. Si le premier est reconnu pour celui qui a rétabli la dynastie assyrienne, ainsi que son surnom de Ninus-le-Jeune semble l’indiquer, on est autorisé à croire que, l’empire n’étant pas encore raffermi sous son règne, Teglatphalazar n’a guère pu s’occuper de la construction de palais aussi somptueux. Les conquêtes de ce prince n’ont pas eu, d’ailleurs, un éclat assez grand pour justifier l’orgueil qui se trahit sur les marbres de Khorsabad.

Salmanazar fit, lui, de grandes conquêtes et des guerres brillantes ; mais il ne régna que quatorze ans, et il est difficile de croire que l’ensemble des monumens retrouvés puissent être le fruit des loisirs de ce monarque pendant ce court espace de temps.

Sennacherib est celui dont le règne présente le plus de faits guerriers, et dont les conquêtes se sont étendues le plus loin. Par les batailles qu’il a livrées depuis les bords de l’Euphrate jusqu’aux régions méridionales du Nil, c’est le prince dont les exploits ont pu fournir le plus de sujets pour les tableaux sculptés de Khorsabad. Les actes de barbarie même qui s’y trouvent consignés semblent désigner ce souverain, car l’histoire a signalé la férocité de son caractère et l’humeur sanguinaire qui le portait aux actes de la plus horrible cruauté. Ainsi on serait presque en droit, d’après cela, de regarder comme des faits authentiques de la vie de Sennacherib ceux qui sont retracés à Khorsabad ; on le reconnaîtrait là crevant les yeux, de sa propre main, à d’infortunés captifs, ici présidant au supplice d’un malheureux qu’écorche le scalpel d’un bourreau assyrien. On verrait encore un souvenir de son règne dans ce terrible châtiment du pal infligé à des ennemis malheureux, pour qui des fers eussent été sans doute trop légers, et qui sont placés, comme un exemple menaçant, devant les remparts que défendent leurs compatriotes. L’opinion qui attribue à Sennacherib les monumens de Khorsabad se justifie encore par d’autres raisons : ainsi les personnages représentés sur ces marbres figurent (autant qu’à l’aide des traditions nous pouvons en juger) des Mèdes, des Perses, des Syriens, des Juifs, des Phéniciens, des Égyptiens ou des Nubiens. En résumé, les scènes représentées à Khorsabab s’accordent sur tous les points avec ce que l’Écriture nous a raconté de ce roi des rois. Cependant il faut tenir compte d’une considération assez grave. Si l’on s’en rapporte à l’histoire (et il faut bien la prendre pour base, quelque incomplète et incertaine qu’elle soit), Sennacherib n’aurait occupé le trône que pendant sept ans. Revenu dans ses états, après avoir été obligé de lever brusquement le siége de Jérusalem, il fut bientôt mis à mort par ses propres fils, en punition de ses crimes. Toujours en conquête, loin de sa capitale, ce prince n’a guère pu présider à l’édification des monumens en question.

On peut concilier, il est vrai, l’opinion qui reconnaît dans ces sculptures l’histoire de Sennacherib et celle qui attribue aux édifices de Khorsabad un autre fondateur. Le fils et le successeur de Sennacherib, Assarhaddon, a fait en Syrie et en Judée des conquêtes qui ont eu de l’importance ; il a profité du désordre d’un interrègne pour réunir la Babylonie à l’empire de Ninive, et a, lui aussi, fait captif un roi juif. Il est donc possible qu’à ses propres exploits il ait ajouté ceux de son prédécesseur et fait graver les uns et les autres sur les murs de son palais, essayant ainsi, tout en perpétuant sa gloire personnelle, d’effacer la tache sanglante du parricide dont il avait profité et qui l’avait mis en possession de la couronne de son père assassiné par ses frères. Les sculptures de Khorsabad présenteraient alors la suite des victoires remportées par ces deux princes, et le temps qui a pu manquer au premier pour exécuter ces travaux gigantesques a permis au second, pendant les trente-neuf ans qu’il a occupé le trône d’Assyrie, de consacrer ainsi la gloire des deux règnes.

On pourrait aussi donner des raisons semblables en faveur de Nabuchodonosor Ier, et voir dans les citadelles représentées celles qu’il dut, prendre pendant le cours de la guerre qu’il fit aux Mèdes, dont il assiégea et prit la capitale. Peut-être même celle des forteresses où l’on remarque des flammes au haut des tours n’est-elle autre qu’Ecbatane, et un des épisodes figurés sur les parois de la plus grande salle semble se rapporter aux victoires de ce prince dans la Médie c’est celui des trois captifs enchaînés, dont un est suppliant et prosterné devant le roi qui le perce à coups de javelot. Le fait est consigné dans l’histoire comme l’un des traits de la vengeance cruelle du roi de Ninive, irrité contre Phraorte, chef des Mèdes, qui avait osé le braver. L’histoire dit encore que la ville d’Ecbatane fut mise à sac et dépouillée de tous ses ornemens. Un pillage est, en effet, représenté, et l’on y voit des soldats assyriens, les épaules chargées de dépouilles arrachées à un temple ou à un palais. Le festin même, qui occupe une si grande surface sur les murs de Khorsabad, semble confirmer encore l’opinion qui attribuerait à Nabuchodonosor la fondation de ce palais ; car Hérodote raconte qu’à son retour à Ninive, le vainqueur de la Médie se livra pendant quatre mois entiers à la bonne chère et à tous les plaisirs sensuels qu’il voulut faire partager à tous ceux qui l’avaient accompagné dans son expédition. Il est fort possible encore que le héros qui figure partout combattant en avant du roi ne soit autre que son général Holopherne, qui alla plus tard mourir de la main de Judith devant Béthulie.

Je ne quitterai point ce sujet sans revenir sur le sac d’Ecbatane, qui, d’après le bas-relief, et d’accord avec l’histoire, paraît avoir offert le singulier exemple d’un pillage organisé et dirigé avec un ordre et une régularité inusités en pareille circonstance. Ainsi on voit, sur le tableau qui représente ce fait, un des eunuques, le visir peut-être du grand roi, assis sur un tabouret et occupé à faire écrire et tenir en note les objets pillés que les soldats passent devant lui ; parmi ces objets, on remarque d’autres soldats brisant à coups de hache une statue colossale dont les débris, placés dans le plateau d’une balance, sont pesés par deux eunuques qui en estiment la valeur. Les objets qui chargent les épaules des soldats assyriens, ceux qui sont encore appendus aux murs du temple ou du palais dévasté, rappellent exactement ceux qui figurent dans ces longues processions d’eunuques et de gardes qu’on voit sur d’autres bas-reliefs aller au-devant du roi en lui portant des présens. Les vases, les fauteuils ou les tables qui sont représentés dans les scènes de festins, sont encore les mêmes que ceux que l’on voit sur le tableau du pillage ; il est donc probable que tous les objets du même genre que l’on apporte au souverain ne sont autre chose que les dépouilles provenant de la prise d’une ville ennemie, et destinées à immortaliser peut-être la conquête d’Ecbatane.

De toutes ces observations, il résulte, ce me semble, qu’il ne peut y avoir d’hésitation, relativement à l’origine des palais de Khorsabad, qu’entre Assarhaddon et Nabuchodonosor Ier. J’ajouterai que, pour mettre d’accord les deux opinions qui pourraient s’élever à ce sujet, je crois avoir fait une remarque qui n’est pas sans importance et qui porte sur la configuration du périmètre et du plan des monumens. Ce plan est irrégulier et se présente, dans son ensemble, sous la forme d’un grand rectangle auquel aurait été ajouté un second quadrilatère, de plus petites dimensions, et qui, par toutes les traces retrouvées, ne paraît pas se rattacher d’une façon symétrique au premier. À l’endroit même où finit l’un et où aurait commencé l’autre, j’ai trouvé des constructions dont il est difficile d’expliquer l’arrangement et l’ordonnance ; ces constructions pourraient faire croire que tout l’édifice n’a pas été conçu d’un jet, et qu’au contraire, une portion en ayant été construite, on aurait voulu y faire des additions plus ou moins bien raccordées avec les parties existantes. Il serait alors possible que la portion primitive appartînt à Assarhaddon, et que les constructions postérieures, qui ont fourni le plus de monumens complets, dussent être attribuées à Nabuchodonosor Ier.

Ces observations paraîtront bien minutieuses et bien subtiles, ces présomptions bien hasardées ; pourtant elles ne sont pas aussi vaines qu’on serait porté d’abord à le croire. Elles s’appuient sur un examen consciencieux des sculptures retrouvées à Khorsabad. En attendant que la science ait pu interpréter les inscriptions qui les accompagnent, on peut donc, je le crois, considérer l’un des derniers princes du second empire d’Assyrie comme le fondateur de ces palais, et, choisissant entre Assarhaddon et Nabuchodonosor Ier, on ne doit pas en faire remonter la création au-delà de la fin du VIIIe siècle avant Jésus-Christ. C’est une date assez reculée pour laisser à ces monumens tout le prestige d’une respectable antiquité, et elle est en même temps assez rapprochée de l’époque de Persépolis et des premières sculptures grecques pour expliquer l’analogie frappante qui existe entre l’art ninivite et celui des Perses, des Grecs et des Étrusques.

J’ai dit qu’au-dessus des plaques sculptées qui revêtent les murs des palais de Khorsabad, il avait dû exister à l’intérieur des salles, comme sur les façades extérieures, une frise formée avec des briques cuites émaillées. La plupart des fragmens qui en ont été retrouvés ont présenté, en effet, les traces évidentes d’un émail devenu terreux par l’action de l’incendie qui a consumé l’édifice, mais dont certaines parties se trouvaient encore à un état presque parfait de vitrification. Si l’on ignore quels étaient les procédés employés par les Ninivites pour obtenir ces émaux, on peut être certain d’un fait qui m’a été indiqué par les débris mêmes que j’ai recueillis : c’est que toutes les briques qui étaient destinées à former un tableau ou une frise entière ont dû être préalablement disposées sur un plan horizontal, de manière à être parfaitement adhérentes, comme sur le mur qui devait les recevoir. Ainsi posées, on dessinait et on peignait sur ces briques les divers sujets qu’elles devaient représenter, après quoi on les passait au feu pour obtenir une couche d’émail assez épaisse destinée à consolider et à rendre plus vives les couleurs appliquées ; puis on les mettait une à une sur la frise dans l’ordre où elles avaient été d’abord disposées, et on formait ainsi de grandes mosaïques.

D’après ce qui en a été retrouvé dans les salles, je pense que les ornemens des frises intérieures étaient plus variés. Ils consistaient généralement en longs cordons de rosaces ou en guirlandes de fleurs de lotus épanouies qui alternaient avec des boutons de la même plante, ou bien ils présentaient un petit quadrille jaunâtre à peu près semblable à ce que l’on appelle grecques. Pour les façades extérieures, l’arrangement a dû être différent et plus compliqué. Je crois qu’au-dessus des murs, et surmontant les longues files de divinités, rois, prêtres ou gardes, il y a eu des ornemens à peu près semblables à ceux des salles, mais de plus grandes dimensions ; et, si j’en crois le nombre des fragmens d’émaux et les sujets qu’ils représentaient, retrouvés projetés à terre, en face des principales entrées, les dessus des grandes portes ont dû être ornés de tympans ou mosaïques semblables représentant des sujets symboliques ou des scènes de triomphe, accompagnés d’inscriptions également en couleur. En effet, presque tous les morceaux qui ont été relevés aux places que j’indique ont donné des portions de figures de dieux, de rois ou de captifs, rappelant les figures analogues dans les bas-reliefs. La fabrication de ces émaux connue à Ninive, et qui s’est certainement étendue à Babylone, explique ce passage d’Hérodote, où l’historien grec fait la description des tableaux qu’il a vus dans le palais de Sémiramis, et qui représentent des chasses où sont des oiseaux et autres animaux peints.

Les voyageurs admirent encore aujourd’hui l’élégance des coupoles et des minarets de Bagdad, et surtout de la Perse. Ces minarets sont entièrement recouverts de mosaïques du même genre, de l’émail le plus brillant et le plus solide. Invention chaldéenne, l’art des émaux s’est perpétué chez les peuples qui ont remplacé les anciens Ninivites et Babyloniens. Les Arabes, conquérans de l’Asie centrale, au nom de Mahomet et pour la gloire de l’islam, l’ont introduit dans tout l’Iran et jusque dans l’Afghanistan, où il a servi d’ornement aux coupoles chatoyantes des mosquées de Ghisné et d’Ispahan, qui ont succédé aux palais et aux temples de marbre d’Ecbatane et de Persépolis.

L’œil se serait difficilement habitué au contraste qu’auraient produit, à côté de ces émaux aux couleurs vives et variées, les bas-reliefs qu’ils surmontaient, si leurs sculptures étaient restées nues et n’avaient eu d’autre ton que celui de la pierre grisâtre sur laquelle ils étaient exécutés. Les artistes de Ninive ont voulu éviter cet effet désagréable, et ils ont colorié de tons à peu près semblables à ceux des briques émaillées tous les bas-reliefs qui décorent les salles ou les façades. C’est ce qui est prouvé par les traces nombreuses de coloration qui se retrouvent sur les sculptures que le feu n’a pas endommagées. Cette polychromie est depuis long-temps reconnue comme particulière aux monumens de l’Égypte ; de célèbres voyageurs l’ont constaté, et de consciencieux ouvrages nous ont conservé à cet égard de curieux détails. Les couleurs retrouvées à Khorsabad paraissent être les mêmes que celles qui donnent encore aujourd’hui tant de vivacité aux sculptures égyptiennes. Les tons en sont très peu variés, et, d’après les observations minutieuses auxquelles je me suis livré, ils se bornent au bleu, au vert, au rouge, au jaune et au noir. On sait que, depuis quelques années, et contrairement à l’opinion qui refusait d’admettre que les Grecs eussent jamais caché leurs belles formes architecturales ou sculpturales sous de la peinture plastique, quelques savans, archéologues et artistes, à la tête desquels on doit citer MM. Quatremère de Quincy, Raoul Rochette et Hittorf, ont constaté que la polychromie était l’une des principales ressources que les Grecs ont employées pour la décoration de leurs édifices, et toutes les recherches que l’on a faites à ce sujet tendent à prouver que les couleurs désignées précédemment étaient pour les temples de la Grèce, comme pour ceux de l’Égypte, les seules en usage.

On se rend compte aisément des raisons qui, indépendamment d’un goût particulier, ont pu engager les Assyriens à peindre les sculptures de leurs palais ou de leurs temples. Nous avons déjà parlé du fâcheux effet produit par le contraste des émaux et de la pierre sculptée, dont la surface grisâtre, mélangée de parties cristallisées, n’est nullement agréable à l’œil. Ce qui se comprend plus difficilement, c’est que les Grecs, dont tous les monumens ont été construits avec des matériaux de la plus belle qualité, tels que le marbre du Pentélique ou de Paros, et dont les ornemens architectoniques étaient si finement exécutés, aient pu se décider à cacher l’empreinte du ciseau de leurs habiles sculpteurs sous des couches de bleu et de rouge que rien ne nécessitait. D’après cela, il est permis de croire que les hellènes, dans leurs habitudes de polychromie, ont moins obéi à un goût qui leur était propre, qu’ils n’ont voulu suivre un genre de décoration déjà adopté en Orient ; ils complétaient ainsi les emprunts qu’ils ont faits à l’art oriental pour les autres élémens de leur architecture ou de leur sculpture. Sans doute cet art a été profondément modifié par leur génie, mais on ne peut sans injustice leur accorder l’honneur d’avoir imaginé le principe.

Pour en revenir à Ninive, je ne trouve pas surprenant qu’on y ait pratiqué le même système de coloration qu’en Égypte ; c’est encore une conséquence de l’esprit d’imitation dont l’influence se révèle dans tous les grands monumens exécutés par les Assyriens. Je n’oserais point avancer que les murs des palais de Khorsabad étaient entièrement coloriés, et, à cet égard, je suis dans le doute. Il est possible que certaines parties seulement des bas-reliefs aient été peintes, et qu’afin de produire plus d’effet, en laissant la pierre dans un état naturel sur les grandes surfaces, on n’ait colorié que quelques détails ; cependant je ne le pense pas. Il est vrai que les tons retrouvés se remarquent principalement sur les armes des guerriers ou les harnais des chevaux ; mais on ne peut conclure de cette particularité que ces places soient les seules que l’on ait eu l’intention de colorier ; puis il est fort probable que les couleurs retrouvées avaient été obtenues au moyen d’oxides métalliques qui les ont rendues solides, tandis que les couleurs perdues, provenant de végétaux, ont dû offrir moins de résistance à l’action du feu ou de l’humidité. J’ai d’ailleurs reconnu sur certaines plaques sculptées assez d’autres fragmens de couleur pour croire que la surface des bas-reliefs a dû être, en totalité, couverte de peinture ; car j’ai vu des coiffures et des tuniques encore teintées de rouge de deux nuances, l’une se rapprochant du pourpre, l’autre jaunâtre, ayant toute l’apparence du minium. Comme on remarque particulièrement cette nuance sur la tiare ou le bandeau royal du souverain, il est permis de croire que la couche rougeâtre retrouvée sur ces ornemens distinctifs de la royauté n’était autre chose qu’une préparation destinée à recevoir une application d’or. En continuant avec soin mon examen au sujet de cette coloration générale, je me suis aperçu en beaucoup d’autres endroits, et sur les murs des façades, où l’incendie a fait moins de ravages, que le fond de la pierre conservait encore une teinte d’ocre, et que les visages des personnages, ainsi que leurs membres nus, paraissaient participer de ce même ton d’ailleurs assez léger. Une des particularités les plus remarquables de la coloration des figures est le soin avec lequel ont été peintes en noir vif les prunelles des yeux et les paupières, ce qui ferait penser que, déjà dans l’antiquité la plus reculée, était adopté l’usage de se peindre le bord des yeux, qui s’est perpétué dans tout l’Orient, et qui fait encore partie de la toilette des raffinés. Il est curieux de rapprocher de cette observation, faite devant les sculptures de Khorsabad, ce que raconte Hérodote de la manie qu’avaient les Mèdes d’imiter, dans leurs habitudes privées, les Assyriens, à qui ils empruntèrent les longues robes et la coutume de se teindre la barbe, les cheveux ou les yeux. Parmi les admirables fragmens de sculptures qui sont destinés à notre Musée, il se trouve quelques plaques qui portent de précieuses empreintes de cette polychromie adoptée généralement dans l’antiquité orientale, et sur laquelle les connaissances des anciens archéologues avaient été mises en défaut par les Romains, qui, tout en imitant l’architecture grecque, s’étaient refusés à suivre cet usage. Il a fallu que, dans ces derniers temps, la sagacité des savans contemporains, aidée par la facilité des voyages, vînt décider la question, et combler ainsi une lacune dans l’histoire de l’art grec.

En décrivant les sculptures de Khorsabad, j’ai dit qu’elles étaient accompagnées de longues bandes d’inscriptions. En effet, dans les salles où les bas-reliefs sont sur deux rangs, ils sont invariablement séparés par une tablette sur laquelle sont gravés en creux, et avec beaucoup de soin, des caractères cunéiformes compris dans un cadre dont les dimensions sont restreintes à celles de chacune des plaques du revêtement des murs, de manière qu’on peut dire que chacune de ces plaques porte son inscription. Le nombre des lignes composant ces tablettes hiéroglyphiques est invariable dans une même salle ; il ne varie que d’une salle à l’autre ; ainsi il est de treize, dix-sept ou vingt lignes. Dans les chambres où les figures sont de grandes proportions et occupent les parois des murs du haut en bas, les inscriptions sont gravées sur le fond même des tableaux sculptés et empiètent sur le bas des vêtemens, qui présente une surface unie ; le nombre des lignes est alors indéterminé.

Il est remarquable qu’aucune des plaques faisant partie des façades extérieures ne porte de caractère, quel que soit le sujet représenté. Faut-il attribuer cette particularité à un préjugé religieux ou à un respect exagéré pour la royauté, qui empêchait de laisser les légendes mystiques ou historiques que ces inscriptions consacraient sous les yeux du vulgaire, admis dans les cours, mais exclu de l’asile sacré du souverain ? On peut croire, en effet, que les princes et les prêtres chaldéens de Ninive, retranchés derrière un rideau mystérieux, avaient pour principe de dérober aux regards et à l’intelligence des peuples les dogmes de la religion ou les attributions presque aussi sacrées de la puissance royale ; car indépendamment des inscriptions qui accompagnent les sculptures, et qui sont ainsi mises en évidence, chaque plaque des murs est encore munie d’une autre bande de caractères placés derrière, et de façon à ne pouvoir jamais être vus. Il ne faudrait pas en conclure que ces plaques ont fait partie d’une construction antérieure, car la manière dont les lignes y sont tracées prouve évidemment qu’elles ont été écrites avec intention sur le revers des bas-reliefs, et pour être placées comme nous les avons trouvées. En effet, l’envers de chaque plaque est brut, et porte encore les traces des coups de marteau de l’ouvrier qui l’a préparée ; le centre seul présente une surface polie, un peu creuse, sur laquelle sont les inscriptions gravées avec négligence, et sans aucun des soins que l’on a pris pour le même travail sur les murs des salles. Ce qui achève de convaincre que ces inscriptions étaient destinées à ne pas être vues, c’est que, comme je l’ai dit en parlant de la construction de ces édifices, toutes les encoignures des salles sont d’un seul morceau de pierre, taillé en équerre, et, sur le derrière de ces coins, sur l’angle saillant qu’elles présentent vues de dos, sont également des lignes semblables qui tournent avec l’équerre et suivent les deux côtés. Ces singulières inscriptions conservaient, selon toute apparence, des textes religieux qui, dans ces temps où la religion s’enveloppait de mystère et se cachait aux yeux du peuple, avaient été avec intention, et peut-être comme talismans de même que les idoles enterrées sous le sol, placées derrière les plaques de revêtement des murs. Au reste, cette particularité n’a rien de plus surprenant que celle que présentent les briques cuites qui font partie des murs, et qui portent également de petites inscriptions qu’on ne pouvait certainement pas voir, posées à plat comme elles l’étaient.

M. Botta, qui a copié avec un zèle intelligent toutes les inscriptions trouvées à Khorsabad, a remarqué que celles qui sont derrière les pierres offrent une partie commune, et ne diffèrent que par quelques caractères. Cette particularité est une de celles que l’on observe dans un grand nombre de formules de toutes les époques et dans toutes les langues, soit religieuses, soit profanes. Dans ces formules, le commencement se répète, et la fin seule offre un sens différent.

Indépendamment des inscriptions ainsi placées derrière les plaques sculptées ou accompagnant les bas-reliefs, il y en a encore un grand nombre d’autres, et ce sont les plus longues, sur les larges dalles qui forment le pavé de toutes les portes. M. Botta a cru y remarquer des incrustations métalliques, destinées sans doute à protéger les caractères contre le frottement des sandales de ceux qui avaient leurs entrées au palais du grand roi.

J’ai dit précédemment que les figures symboliques découvertes à Khorsabad me paraissaient des images de dieux, parce que j’avais retrouvé leurs analogues dans de petites figurines en terre cuite, cachées avec le plus grand soin, évidemment dans une pensée religieuse, sous le sol des cours extérieures. Voici comment j’ai été conduit à retrouver ces idoles, et, à ce propos, je dirai qu’il faut souvent, dans des recherches de ce genre, que le bonheur vienne au secours de l’investigateur et de ses raisonnemens. Je cherchais à comprendre la manière dont le pavage des cours était établi ; j’avais fait enlever les deux rangs de briques qui le composaient, lorsque, sous une de celles du second, il s’ouvrit tout à coup un large trou carré. Je l’examinai de près, et je m’aperçus que c’était une fosse parfaitement construite avec quatre briques sur champ, ayant au fond une quatrième sur laquelle reposait une couche épaisse de sable fin. En y plongeant la main pour en retirer ce sable, l’ouvrier ramena un morceau de terre cuite que je reconnus facilement pour avoir appartenu à une petite figure. Je fis alors chercher avec plus de soin, et on en retrouva les autres fragmens. L’idole dont ils avaient fait partie s’était sans doute amollie par l’humidité, et affaissée sur elle-même, elle s’était décomposée ; mais la petite fosse dans laquelle on avait fait cette singulière découverte n’avait d’ailleurs rien de remarquable, et comme la place qu’elle occupait n’offrait aucune particularité, je présumai qu’il y en avait ainsi beaucoup d’autres disséminées sous le pavé. Celle-ci était en avant, sur le côté d’une des portes d’entrée, et il était fort possible qu’à la place symétriquement correspondante, de l’autre côté, il y eût un trou semblable. Je le trouvai, et cette fois, plus heureux, j’en retirai une petite statuette également en terre cuite, mais assez bien conservée, et entièrement couverte d’un émail bleu semblable à celui qui recouvre les petites figures égyptiennes du même genre. Elle était coiffée d’un bonnet à cornes, et le reste de son ajustement, moins les ailes, ne différait pas de celui des personnages ailés figurant sur les façades.

Cette nouvelle circonstance devait fort naturellement me faire croire.qu’il y avait, en avant et de chaque côté de toutes les portes, des idoles semblables cachées sous le sol, dans des trous où une superstition religieuse les avait fait placer comme gardiennes du seuil et divinités protectrices de l’habitation du souverain. Mes présomptions ont été justifiées par le fait, et, si je n’ai pas été assez heureux pour trouver partout des idoles conservées, j’ai du moins reconnu les fosses dans lesquelles étaient encore des fragmens qui prouvaient que ce système de consécration du seuil était général.

Tel est l’ensemble des inductions auxquelles j’ai été conduit par l’étude attentive des monumens si heureusement retrouvés par M. Botta. En m’appliquant à chercher le sens probable de ces sculptures et à soulever le voile qui en recouvre les allusions, je n’ai pas eu la prétention de donner mes opinions pour la fidèle traduction de ces textes mystérieux. J’ai seulement voulu essayer d’accorder les sujets représentés sur le marbre avec ceux que les historiens nous ont transmis. Je laisse à la science des philologues et à l’habileté des archéologues le soin de décider toutes les questions graves que la pioche a fait surgir de terre, en lui dérobant les précieux restes de cette grande capitale de l’Asie occidentale que Dieu frappa si violemment de sa colère. Jamais, à aucune époque, on n’a fait une découverte archéologique aussi importante que celle des palais retrouvés sous le village arabe de Khorsabad ; car les idées que l’on a eues jusqu’à ce jour sur Ninive étaient très confuses, très contradictoires : en faisant la part trop large aux récits figurés et éminemment poétiques de l’Orient, on était tout près de croire fabuleuses les traditions de la Bible et d’Hérodote. La découverte de M. Botta aura un double résultat : elle justifiera Hérodote et la Bible aux yeux de ceux qui les accusaient d’exagération, et elle révélera dans toute sa majesté et toute son élégance un art qui fait comprendre à quel degré de civilisation était déjà arrivé cet empire, qui n’avait paru grand que par ses conquêtes. Tous ceux qui aiment à remonter les siècles pour suivre dans ses différentes phases la marche de l’esprit humain ne pourront refuser le témoignage de leur reconnaissance à M. Botta pour sa belle découverte. Ils doivent également applaudir au généreux enthousiasme avec lequel notre gouvernement a saisi l’occasion de doter la France des antiques monumens qui vont enrichir nos musées. C’est là une précieuse conquête, dont les savans de tous les pays pourront prendre leur part, aussi bien que ceux de notre célèbre Institut, qui, par l’appui qu’ils ont prêté aux premiers efforts du consul de France à Mossoul, ont puissamment contribué au succès d’une entreprise si digne d’intéresser l’Europe entière.

Eugène Flandin.

  1. Voyez la livraison du 15 juin.
  2. C’est-à-dire la citadelle ou partie fortifiée dans laquelle sont enfermés les palais du souverain ou du gouverneur et les principaux édifices.