Voyage au Brésil/02

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Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 4 (p. 17-32).
Deuxième livraison

Le retour d’une vente d’esclaves à Rio-de-Janeiro.


VOYAGE AU BRÉSIL.


PAR M. BIARD[1].


1858-1859. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].




Condition des esclaves. — Émigrants. — Une lutte nocturne.

Pendant mon séjour à Rio-de-Janeiro, on vendit sept nègres qui avaient appartenu à un maître humain et bienveillant. Ces pauvres diables, habitués à être traités avec douceur, furent pris d’effroi à la pensée de devenir les esclaves d’un autre maître. Ils se révoltèrent et se barricadèrent ; mais, après avoir opposé à une soixantaine de gendarmes une défense désespérée, après avoir été blessés pour la plupart, ils furent conduits à une maison de correction où les maîtres, mécontents de leurs esclaves, les font enfermer et quelquefois punir de la peine du fouet. Du reste, les cruautés sont devenues fort rares au Brésil. Peut-être l’intérêt des maîtres est-il pour quelque chose dans la façon plus humaine dont on traite aujourd’hui les nègres. Depuis que la traite est abolie, un nègre qui autrefois coûtait mille ou douze cents francs, en vaut six à sept mille.

Une vente d’esclaves, à Rio-de-Janeiro.

En somme, la vie du nègre au Brésil est bien préférable à celle de la plupart des malheureux colons que des spéculateurs y expédient avec de belles promesses et qui sont victimes à leur arrivée des plus douloureuses déceptions. On rencontre dans les rues de pauvres gens de tous les pays, pâles, hâves, mendiant leur pain. J’ai vu deux Chinois, dont l’un était aveugle, recevoir l’aumône d’un vieux nègre. Il faut bien des conditions, que probablement on ne fait pas connaître à l’avance, pour qu’un colon puisse se livrer avec profit à la culture dans un pays vierge comme le Brésil. Avant qu’il retire quelque fruit de son travail, il s’écoule plusieurs années, et si, pendant cet intervalle, il n’est pas soutenu, sa perte est certaine…

Mais revenons à mes travaux. J’avais hâte de terminer les portraits de l’impératrice et des princesses. Je refusais toutes les autres demandes. Je n’avais qu’un but : voyager, faire des études, et retourner en France au plus vite ; cependant l’heure de la liberté n’était pas près de sonner encore. L’empereur vint un jour voir les trois portraits, et, après m’avoir donné quelques avis sur la ressemblance, il me dit qu’il fallait aussi faire le sien. Je recommençai donc mes promenades à Saint-Christophe, ce qui me valut de devenir fort en portugais, parce que je me remis à étudier en chemin, de même que je clouais et tendais ma toile toujours en habit noir.

Je fis le portrait de l’empereur en bourgeois, habit et pantalon noirs, mais ensuite je le priai de me prêter son costume de cérémonie celui qu’il ne porte que deux fois l’année, à l’ouverture et à la clôture des Chambres. Il voulut bien m’accorder cette faveur, d’autant plus grande que cette fois c’était pour moi seul que je travaillais, désirant emporter ce portrait en Europe. Des nègres du palais m’apportèrent plusieurs malles en fer-blanc, contenant le manteau de velours vert, doublé de drap d’or, la tunique en soie blanche, avec la ceinture, le sceptre, enfin tout ce qui m’était nécessaire.

J’allai immédiatement à l’Académie pour y emprunter un mannequin, ne pouvant, par convenance, mettre les habits de Sa Majesté sur le corps d’un modèle vivant. D’ailleurs, ce modèle eût été difficile à trouver : l’empereur à six pieds, moins deux lignes. Le mannequin disponible était de beaucoup trop petit ; un autre se trouvait chez un artiste, et on ne pouvait me le prêter que dans le cours de la semaine ; quant à celui-là, il remplissait toutes les conditions voulues. J’étais fort contrarié que ma démarche n’eût pas mieux réussi. J’étais inquiet d’avoir dans ma chambre des objets d’une si grande valeur. Il me passait des craintes par l’esprit.

Ce jour-là précisément, je rentrai fort tard ; j’avais dîné et passé la soirée chez M. le ministre des affaires étrangères, et, par mégarde, je m’étais plusieurs fois assis sur ma clef : c’était presque toujours le présage de quelque malheur. Quand j’eus refermé avec soin la porte de la rue de la Miséricorde, je suivis et tâtons un couloir sombre et humide, et au bout je montai un escalier dérobé jusqu’à l’entrée d’un autre corridor, à l’extrémité duquel était la porte de mon appartement. Il m’était souvent arrivé de songer, en marchant dans ces ténèbres, que si quelqu’un avait voulu me faire un mauvais parti, il lui eût été facile de m’y tordre le cou. L’immense corridor où donnait la porte de mon appartement était éclairé tout à l’autre bout par une lampe dont la lumière était ce soir-là près de s’éteindre. Je me sentais le cœur serré. — Je ne vois pas ce qu’il y aurait eu d’étonnant, me disais-je, à ce que quelques malfaiteurs eussent conçu le projet de faire main basse pendant mon absence sur les costumes et les insignes impériaux, et, s’ils me rencontraient avant d’avoir dévalisé ma chambre, qui les empêcherait de se débarrasser de moi d’un bon coup de couteau ou en m’étranglant sans bruit ? — On conviendra que cette idée-là, qui n’était pas autrement extravagante, n’avait rien de très-rassurant. Je dois l’avouer, j’avais peur, ma main tremblait, je ne pouvais trouver ma serrure, ce qui ne m’était encore jamais arrivé ; tout à coup, je sentis une haleine chaude tout près de moi. Certainement il y avait là un homme. Son corps interceptait par moments la faible lumière vacillante du corridor. Il était évident que cet individu se penchait vers moi ; il cherchait l’endroit où il devait me frapper pour m’abattre d’un coup, sans que j’eusse le temps de pousser un seul cri. Dans ce moment suprême, j’eus la force de demander d’un ton qui m’effraya moi-même encore davantage : « Qui va là ? » — Ne recevant pas de réponse, j’osai répéter ma question en portugais, une belle langue ! Même silence. Il y a des moments ou une détermination est vite prise. Sûr maintenant d’être tué, je n’avais rien à ménager. Dirigeant donc mon poing fermé à la hauteur du visage de l’assassin, je l’envoyai tomber à quelques pas de moi, puis je me précipitai aveuglément sur lui, sans me soucier qu’il eût ou non des armes, et je lui assenai… Mais le bruit de sa chute ayant attiré aux portes des corridors une vingtaine de nègres et autres habitants du palais armés de bougies, je fus surpris, hélas ! luttant avec un mannequin, dont je venais de faire voler la tête et de casser le nez, en m’écorchant les doigts. J’appris alors que vers la fin du jour on m’avait envoyé ce mannequin, et que les porteurs ne me trouvant pas chez moi, l’avaient posé près de ma porte. C’était une aimable galanterie du secrétaire de l’Académie, qui aussitôt après ma visite avait réclamé pour moi le susdit mannequin à l’artiste qui s’en servait. On imagine aisément combien cette ridicule histoire fit rire à mes dépens.

Une lutte nocturne dans le palais de l’empereur du Brésil.

Ce maudit mannequin ne m’avait pas joué là son dernier tour. Je voulus le faire reporter à l’Académie dès que le portrait de l’empereur fut à peu près terminé. Je demandai un nègre. Les esclaves du palais n’étaient pas gens à se soumettre à pareille besogne. Ils allèrent donc chercher un commissionnaire, aussi noir qu’eux, mais moins élevé dans l’échelle sociale. Aussitôt que ce pauvre diable vit de quoi il s’agissait, il jeta son panier, enfonça sur sa tête un reste de chapeau de femme, qu’il s’était arrangé en mettant le devant derrière, ce qui lui donnait un air assez agréable, et prenant, comme on dit, ses jambes à son cou, il se perdit en hurlant dans l’immensité des corridors.


Départ pour la province de l’Espírito-Santo. — Un incendie en mer. — Arrivée à Victoria. — Prières à faire peur. — Le signor X… et les lettres de recommandation.

Bien des fois déjà j’avais demandé aux Français résidant à Rio où il faudrait aller pour trouver des Indiens. Je n’avais reçu aucune réponse satisfaisante. D’après la plupart de ces messieurs, les Indiens n’existaient presque pas, c’était une race perdue ; cependant il me semblait qu’il devait en exister un peu quelque part ; j’en voulais à tout prix. J’avais vu des nègres en Afrique ; à Paris même il y a des nègres ; je ne tenais pas aux nègres. Un jour, enfin, j’entendis parler d’un Italien qui habitait depuis une huitaine d’années l’intérieur du Brésil, avait acheté des terrains dans les forêts vierges de la province de l’Espírito-Santo et faisait le commerce de bois de palissandre. Celui-là devait savoir à quoi s’en tenir sur la question des Indiens. J’exprimai le désir de le connaître, et on me promit de me présenter à lui, dès qu’il viendrait à Rio. En effet, bientôt on l’amena dans mon atelier et précisément un jour où je faisais le portrait en pied d’une charmante Brésilienne, la fille du ministre des affaires étrangères. La circonstance était bonne pour mon futur hôte, qui naturellement avait besoin de protections. Je fis de mon mieux pour lui payer d’avance l’hospitalité qu’il serait heureux, disait-il, de m’offrir. Je le conduisis chez les personnes dont le crédit pouvait lui être le plus utile. J’intercédai en sa faveur plus que je ne l’aurais assurément jamais fait pour moi-même, et il obtint tout l’avantage qu’il pouvait tirer de l’intérêt aimable qu’on voulait bien me témoigner. Aussi, n’épargna-t-il aucune des formules de la reconnaissance la mieux sentie pour me remercier. Je n’avais qu’à me fier à lui pour écarter devant moi toutes les difficultés du voyage. Je ne serais pas son hôte, mais son parent. Tout ce qui était à lui serait à moi, et il s’empresserait de mettre son logis et tout son monde à ma disposition. Bref, j’étais enchanté, et il fut décidé que je m’engagerais dans les contrées les plus sauvages sous la direction et la protection du signor X…

Sur le point de partir, il me vint en tête de faire une chose dont je n’avais aucune idée : de la photographie. Comme je n’y comprenais rien, j’achetai de vieux instruments tout désorganisés, des produits avariés, et un livre quelconque avec l’intention de l’étudier en route.

Le 2 novembre, le signor X… et moi, nous nous embarquâmes sur le navire à vapeur le Mercure, traînant à notre remorque un petit vapeur destiné à remonter le fleuve de l’Espírito-Santo. La mer était mauvaise ; il ventait ; ce navire à traîner retardait sensiblement notre marche. La plupart des passagers étaient des colons allemands qui allaient grossir le nombre de leurs compatriotes déjà établis sur les bords du fleuve. Notre vapeur n’était pas très-grand et plusieurs de nous couchaient dans des espèces d’armoires construites sur le pont. J’étais dans l’une d’elles, et comme le roulis était très-fort, j’avais pris le parti de rester dans la position horizontale toute la journée. Pour tout dire, ce n’était pas la seule cause qui me retînt couché ; depuis quelque temps j’étais malade par excès de travail, et aussi par suite de ma manière de me nourrir, ne mangeant guère que des fruits et des salaisons. Le pire était que nous approchions de l’hiver, époque où la terrible fièvre jaune jette l’épouvante dans toute la contrée. Cependant, la troisième nuit de notre navigation le sommeil, dont je ne connaissais plus depuis quelque temps les douceurs, venait de me surprendre, quand une détonation épouvantable m’éveilla en sursaut. Une grande lueur paraissant sortir de la mer, reflétait et rougissait nos cordages d’un éclat sinistre. Les cris partaient du navire auquel nous étions liés ; à ces cris succédèrent des gémissements ; à la lumière rougeâtre succéda aussi l’obscurité la plus profonde. On se sépara du navire en larguant les amarres pour ne point se laisser gagner par le sinistre. Puis, notre capitaine ordonna de mettre deux embarcations à la mer ; on s’empressa de lui obéir. Mais il faut savoir que les équipages des navires brésiliens sont en partie composés de nègres et que le service ne s’y fait pas très-promptement, malgré la bonne volonté des officiers. Un homme se plaça près des amarres, une hache à la main, et au signal donné, je vis enfin s’éloigner, malgré le vent, une première embarcation qui ne tarda pas à se perdre dans les ténèbres les plus épaisses. L’autre, repoussée avec force par les lames, ne put se séparer de notre bateau ; elle fut sur le point de s’y briser. Parmi les passagers, aucun ne parlait ; on regardait avec effroi de petites étincelles s’élever de seconde en seconde au-dessus du navire que nous avions remorqué et qui, à cette heure, était déjà loin de nous.

On entendait un bruit confus, des plaintes lointaines ; le vent les emportait dans l’espace, et cependant des coups de hache, des notes lamentables, se mêlant au bruit des flots, venaient d’instants en instants porter le trouble et l’effroi dans nos âmes. Enfin, sous notre ombre, un point se dessina entre deux lames, se perdit, reparut, et, au milieu d’un silence de mort, nous vîmes hisser vers nous, trois corps n’ayant presque plus figure humaine. Nous apprîmes alors que, pour alléger autant que possible la charge de notre navire et accélérer sa marche, les hommes qui étaient à bord du petit vapeur avaient chauffé outre mesure, ce qui avait fait éclater la chaudière. Un incendie commençait à se propager lorsque les matelots de notre embarcation étaient arrivés fort heureusement pour l’éteindre. Ils avaient coupé quelques parties déjà endommagées, et donné les premiers secours nécessaires à trois de leurs malheureux camarades. Ces hommes qu’on avait montés à notre bord n’étaient pas tout à fait morts, comme on l’avait cru au premier moment. On les enveloppa dans des draps imbibés d’huile ; la douleur les rappela à la vie. On les coucha ensuite avec le plus grand soin. Il était décidé qu’on les déposerait à Victoria. Notre docteur espérait en sauver deux ; le troisième, un nègre, n’était qu’une plaie de la tête aux pieds. Celui-là échappa aussi à la mort. Je le revis longtemps après ; il était devenu blanc et noir, sa peau était tigrée de la tête aux pieds : les brûlures sur les peaux noires laissent des traces blanches.

Incendie en mer.

Cette triste aventure nous avait fait perdre beaucoup de temps et il fallut mouiller en pleine mer pour ne pas nous briser en essayant d’entrer à Victoria pendant la nuit. Ce fut seulement vers huit heures du matin que nous entrâmes dans les eaux de Victoria[3]. Longtemps avant de débarquer on échangea des paroles, à l’aide du porte voix, avec un personnage monté sur un affût de canon. Nous passions devant la Fortaléza, et je ne sais si c’est un effet d’optique, mais le drapeau qui flottait sur cette petite forteresse me parut plus grand que le bâtiment tout entier.

Le drapeau de la Fortaléza dans le port de Victoria.

Mon hôte italien alla chercher par la ville des hôtels. Il y en avait un, mais quel hôtel ! et surtout quel lit ! Je fis mettre un matelas sur un billard et, au grand désappointement de quelques habitués, je coupai court aux réclamations, en tirant un verrou qui eût pu rivaliser avec ma clef du palais.

Brisé de fatigue, par notre désagréable navigation et par des émotions qu’il est facile de comprendre, j’aurais dormi, je crois, même sur un billard ; mais, vers neuf heures du soir, des cris ou plutôt des hurlements qui n’avaient rien d’humain, poussés par des nègres, me firent sauter brusquement à bas de mon lit. Je me précipitai vers une fenêtre d’où je pus voir une foule qui se dirigeait vers un grand bâtiment. Ce bâtiment était une église, ces cris étaient des chants religieux poussés par les gens de couleur, qui sont coutumiers du fait, et qui en hurlant, se figurent qu’ils chantent leurs prières. Je m’habituai peu à peu à ces mœurs étrangères.

Le lendemain, mon hôte italien vint présenter avec moi les lettres de recommandation qu’on m’avait données pour le président de la province, le chef de la police et quelques riches particuliers. Dès ce début, je vis avec plaisir que le signor X… était un homme habile et qui savait tirer parti de tout. Il me donna vraiment bonne opinion de lui. Ces lettres me concernaient particulièrement : quand on les avait lues, il me traduisait quelques mots de compliments, d’offres de service, puis aussitôt, sans transition, il entretenait ces messieurs de ses intérêts, et faisait appel à leur bienveillance en leur expliquant longuement les projets merveilleux qu’il avait conçus dans le seul but d’être utile au pays. Cela fait, nous partions, lui fort satisfait, et moi me demandant si c’était bien là le but que mes hauts protecteurs de Rio s’étaient proposé en prenant la peine d’écrire en ma faveur les lettres dont un autre se servait à son profit. Cependant je dois reconnaître que grâce à l’une de ces épîtres bienveillantes on nous prêta des chevaux et un nègre chargé de les ramener du lieu où nous nous proposions de nous rendre. Il avait été résolu que nous laisserions nos bagages à Victoria, où dès notre arrivée à Santa-Cruz on enverrait des canots.

Notre départ ayant été remis au jour suivant, j’allai visiter la ville et les environs. J’y trouvai enfin le commencement de ce que je venais chercher : des Indiens. Quelques-uns de ces pauvres anciens sauvages demeurent dans ce qu’on pourrait appeler des faubourgs, si Victoria était réellement une ville. Ce qu’ils habitent ne ressemble guère à des maisons ; ce ne sont pas des cases non plus ; pour mon goût, ces Indiens-là n’étaient pas encore assez naturels : un peu de civilisation avait déteint sur eux, et ce peu était déjà beaucoup trop. Dans plusieurs de leurs taudis ou j’entrai, je fus surpris de voir presque toutes les Indiennes faire de la dentelle de fil. Partout, en outre, une perruche privée était attachée à un bâton fiché au mur. Pendant cette promenade, j’eus du moins la satisfaction de rencontrer quelques beaux perroquets à l’état tout à fait sauvage.


Selles et étriers. — Nova-Almeïda. — Tribulations. — Orchidées. — l’église de Santa-Cruz.

Le lendemain matin, les chevaux étaient à notre porte, tout bridés ; on n’avait oublié que les selles. Pour s’en procurer il fallut parcourir de nouveau la ville, ce qui n’était pas absolument récréatif, certains quartiers étant perchés sur des hauteurs, et les rues n’étant bien souvent que des rochers sur lesquels on glisse à chaque pas. Après avoir bien questionné des passants et avoir été renvoyé de maison en maisons ; après avoir entendu mon compagnon s’écrier mille fois avec des gestes de désespoir : « Um cavallo, senza…! » et tous ceux qui l’écoutaient, répéter, en s’éloignant et en levant les yeux au ciel, la même exclamation : « Un cheval sans selle ! » je commençais à penser que le plus court serait partir à poil. Mais peu à peu le malheur qui nous frappait était devenu une sorte de calamité publique ; si bien que des officiers s’étant mêlés de l’affaire, deux selles ornées de leurs étriers nous furent apportées en triomphe. Cette fois nous partîmes pour tout de bon.

Le pays que nous parcourûmes pendant la première journée ne me procura pas encore les émotions dont j’étais avide. La nature, loin d’être vierge, avait déjà subi de profondes modifications ; nous passions au milieu de terres défrichées depuis longtemps et abandonnées. Souvent il nous fallait traverser des flaques d’eau où nos montures enfonçaient jusqu’aux genoux.

Nous arrivâmes vers le soir dans le village indien de Nova-Almeida, habité jadis par les Jésuites. Au milieu de la place, on voit encore une grosse pierre, à laquelle les pères faisaient attacher les Indiens coupables de quelque délit.

Bain dans une auge.

Mon premier soin, en mettant pied à terre, fut d’aller boire et me laver dans une fontaine où je restai quelque temps sans pouvoir m’y rassasier de fraîcheur. La nuit fut la bienvenue après ce bain, car à peu de chose près je puis donner ce nom aux aspersions que je m’étais prodiguées. Toutefois je commençais à songer que l’heure du dîner était passée depuis longtemps. Mon estomac n’avait plus qu’un très vague souvenir d’un pâté dont le matin j’avais donné la moitié à deux chiens que j’avais rencontrés sur la route. Mon hôte avait une « connaissance » dans le village. Il vint me dire qu’on nous préparait un lit ; quant à la nourriture, le maître du logis étant pauvre, il y aurait, ajoutait-il, indiscrétion à lui en demander. Il me parut d’autant plus résigné qu’il n’avait pas comme moi partagé son pâté avec les chiens et qu’en ce moment même il achevait de grignoter quelque chose… Enfin il pouvait attendre. Pour moi, je me disposais à aller rôder dans le village pour demander l’aumône d’un morceau de pain ; il me pria de n’en rien faire, car ce serait grandement offenser celui qui nous accordait l’hospitalité. « Mais, ne vous inquiétez pas, me dit-il, au point du jour, avant de monter à cheval, nous ferons des provisions. » Je trouvai qu’il était dur de se coucher sans souper, surtout quand on n’a pas dîné, et il me semblait que le compagnon entre les mains duquel je m’étais mis un peu légèrement n’avait pas précisément pour moi tous les égards qu’en pareille occurrence j’aurais eu pour lui ; mais j’étais engagé et je n’avais qu’à en prendre mon parti.

Le lendemain matin je vis pour la première fois des orchidées accrochées aux arbres. Nous passâmes aussi entre des espèces d’allées bordées de cactus géants, dont la tige a quelquefois trente à quarante pieds de hauteur ; elle remplace le liége : on la vend par morceaux dans les marchés. De même que le jour précédent mon compagnon allait devant. Je le laissai aller à sa guise et toujours accompagné de mon nègre. Pour moi, devenu passionnément entomologiste et conchyologiste, je continuai mes collections. On avait déjeuné assez bien avec des haricots et de la « carne secca. » On avait pris par précaution, non-seulement du vin, mais encore une lourde cruche pleine d’eau, fort à propos, car ce jour-là nous rencontrâmes beaucoup de sources d’eau très-fraîche.

Vers le milieu du jour, la chaleur était accablante ; c’était avec bien de la peine que je me voyais forcé de quitter l’ombre pour regagner les bords de la mer. Je me ressentais encore de mes souffrances de Rio et j’étais impatient d’arriver à Santa-Cruz, le reste de mon voyage devant se faire en canot. Aussi je fus bien heureux quand j’aperçus au loin, de la plage où nous étions, un clocher se dessiner sur le ciel. — Voilà Santa-Cruz[4] ! voilà le farniente pour quelques jours ! — Je m’étonnai cependant : on ne m’avait pas prévenu que j’allais arriver dans un lieu si important. J’avais pensé que Santa-Cruz était tout simplement un village indien, et l’église que nous apercevions me paraissait importante. Pour le moment il fallait rentrer sous les arbres. Quand nous débouchâmes dans la plaine, je vis bien des huttes couvertes avec des branches de palmier, quelques maisonnettes peintes à la chaux je vis bien des pêcheurs, des femmes couleur de pain brûlé, vêtues de robes jaunes, rouges, oranges, avec des volants et des pieds nus ; par-ci, par-là, quelques messieurs portugais en habits noirs, cravate blanche et les mains sales. Mais plus de clocher ! il avait disparu, et pourtant comment avais-je pu m’y tromper ? Il avait la forme ordinaire des clochers espagnols, portugais et brésiliens. J’avais bien remarqué de loin, par ce soleil qui fait distinguer une mouche à cent pas, qu’il était peint en blanc, qu’il avait des ornements, des vases sculptés et des cloches ; j’étais d’autant plus certain d’avoir vu ces dernières que je les avais entendues. Que penser de la disparition d’un édifice que je n’avais certes pas rêvé ? Je ne pouvais avoir eu l’intention de me mystifier moi-même. Incapable de supporter plus longtemps cette incertitude, je me décidai à demander à mon compagnon le mot de l’énigme. Il me montra un mur de trois pieds d’épaisseur que j’avais déjà remarqué à cause de sa hauteur, mais dont je ne m’étais pas préoccupé davantage, étant à la recherche du monument qui était devenu invisible pour moi. J’allais émettre un doute bien naturel sur la réponse de mon voisin, mais ayant fait quelques pas de plus en avant, tout un poëme se déroula devant mes yeux et je vis le chef-d’œuvre complet de l’orgueil humain dans sa plus naïve expression. Ce mur était bien réellement l’église, destinée à faire de l’effet sur le vulgaire, car si de profil il n’avait que trois pieds d’épaisseur, de face il présentait un portail complet, une façade. On entrait dans l’église en montant plusieurs marches ; au travers des fenêtres supérieures, on voyait des cloches qui laissaient soupçonner celles qu’on ne voyait pas. Des ornements, des vases sculptés donnaient à ce monument un extérieur grandiose, préface des richesses d’art qui ne pouvaient pas manquer de décorer l’intérieur. Voilà ce que j’avais entrevu de loin ; mais voici ce que je vis de près en me plaçant d’un autre côté. Ce mur, si bien orné de face, était seul, bien seul, étayé par des contre-forts qui le défendaient du vent. Ceux qui étaient entrés dans l’épaisseur du mur, en montant les marches de cette cathédrale, en redescendaient par derrière pour entrer dans une triste baraque à peine un peu plus grande que les autres cases. Ceux qui avaient vu les cloches dans l’intérieur du clocher, quand ils étaient placés devant la façade, pouvaient voir en profil un échafaudage de maçon sur lequel le sonneur était placé commodément pour carillonner ; on avait si bien fait les choses uniquement pour la gloriole que l’épaisseur du mur du côté de l’arrivée était seule enduite avec du plâtre, le revers n’offrait aux yeux que des pierres brutes ; qu’importe ! l’honneur, ou plutôt la vanité était satisfaite.

L’église de Santa-Cruz vue de face.
L’église de Santa-Cruz vue de profil.


Séjour à Santa-Cruz. — Navigation. — Les mangliers. — Les oiseaux. — Une pirogue.

Mon compagnon possédait une petite maison dans la ville, mais elle était tellement encombrée de caisses et de paquets qu’afin de s’éviter des dérangements il emprunta pour moi, à l’un de ses voisins, une grande pièce humide servant de magasin à plâtre. On balaya la place de mon matelas ; et d’un tonneau de morue on me fit une table-toilette. Pendant qu’on prenait ces soins, je me mis à l’aise, et malgré la somptuosité de l’église, malgré quelques habits noirs portés par des individus qui sont des Vendedôrs, car dans leurs boutiques, on trouve des vases toujours ébréchés, de la poudre toujours éventée, des allumettes invariablement humides, en un mot, malgré toute l’apparence aristocratique des habitants de Santa-Cruz, j’eus l’inconvenance de me débarrasser de mes bottes et de m’en aller par les rues, pavées avec du gazon, pour chercher le bord de la mer et m’y coucher sur le sable, sous des mangliers que j’avais vus de loin. J’avais encore la faiblesse de croire qu’on peut dormir en plein air au Brésil. À peine étendu sur le sol je fus assailli par des armées d’insectes de toute espèce. Le moyen de fermer les yeux ? Pourtant j’en avais bien besoin. Je quittai forcément ce lieu et je revins me mettre sur le matelas qui m’avait été préparé. Seulement, comme on venait de balayer ma chambre, il me fallut en passer par un nuage de plâtre. Mon hôte, dont l’extrême convenance ne se démentit jamais, vint m’apprendre avec empressement que MM. les marchands croyaient que j’étais un colon et qu’ils m’avaient pris pour un domestique blanc, chargé de remplacer une mulâtresse, sa cuisinière, dont il n’était pas content. Il me fut très-agréable d’apprendre ; comme on le pense bien, cette flatteuse opinion que l’on se faisait de moi.

Le lendemain de notre arrivée, on avait chargé quelques Indiens d’aller chercher nos bagages restés à Victoria. Malheureusement le vent était contraire, et les légers canots faits de troncs d’arbres ne pouvaient lutter contre sa violence. Il fallut attendre.

On sait déjà que la ville de Santa-Cruz possède la devanture d’une cathédrale. Je n’y ai pas vu d’autres monuments dignes d’être-cités, sinon une fontaine nouvellement construite. Le reste est peu de chose, de petites maisons placées sans symétrie, de l’herbe poussant partout dans ce qui pourrait s’appeler ailleurs des rues, un petit port, abrité par des brisants. Ma seule distraction était de regarder les équipages de trois navires en chargement de bois qui chantaient des airs bien monotones, soit en virant au cabestan, soit en hissant les troncs d’arbres. J’avais pris le parti de me boucher les oreilles, afin de ne pas retenir ces airs dans ma mémoire. Vaine précaution, car aujourd’hui, en écrivant ces lignes, je m’aperçois que je les chante d’inspiration. Généralement, ce sont des bois de palissandre qu’on envoie à Rio et de là en Europe. Les possesseurs de terrain, qui font le commerce, se bornent à exploiter cette espèce. On n’apporte à Santa-Cruz que les troncs coupés à la hauteur des premières branches, et là on les scie en deux avant de les embarquer.

Trois semaines se passèrent. Chaque jour, je consultais le vent : toujours le même. Enfin arriva celui dont nous avions besoin ; les canots revinrent, mais dans quel état ! Nos effets étaient détériorés et nos malles pleines d’eau, à en juger du moins par l’extérieur, car on ne se donna pas le temps de vérifier les désastres : et le jour de l’arrivée de nos bagages fut celui de notre départ. Cette fois, c’était pour longtemps.

Trois canots furent chargés de nos divers effets, parmi lesquels il fallait se caser d’une façon assez incommode, Ce que voyant, mon hôte, qui n’avait toujours que mon intérêt en vue, alla, sans me rien dire, s’installer dans un autre canot et me laissa dans le mien qui était le plus encombré. Nous remontions à force de rames la rivière de Sagnassou, où je ressentais encore l’influence de la mer ; mais le spectacle était intéressant ; des forêts de mangliers s’étendaient avec leurs myriades de racines bien avant dans l’eau.

Entrée de la rivière de Sagnassou.

Une demi-heure après le départ, des grains vinrent de quart d’heure en quart d’heure fondre sur nous avec une telle force que mon parapluie fut cassé, mes malles bousculées et le canot rempli d’eau, en sorte que si un Indien ne se fût empressé de le vider, nous eussions coulé bas inévitablement. Cet Indien n’ayant pas sous la main de vase pour cette opération, eut l’heureuse idée de se servir d’un verre, tandis que les autres poussaient à terre le canot. Nous débarquâmes heureusement, et nous attendîmes que le temps devînt meilleur. Dès que je n’eus plus à craindre un bain forcé, j’employai le temps que nous passâmes accrochés sur un rocher, à calculer combien de jours il eût fallu à l’ingénieux Indien pour vider notre embarcation avec son verre, et il me fut démontré que trois semaines eussent à peu près suffi.

La rivière de Sagnassou.

Le ciel enfin devint bleu et nous remontâmes en bateau. Je n’avais pas assez de mes yeux pour regarder de tous les côtés. Nous approchions cette fois des forêts vierges. La rivière était large. De loin je voyais de grands oiseaux blancs : c’étaient des aigrettes, puis des hérons à bec couleur bleu de ciel et ornés de panaches retombant de chaque côté de la tête, des martins-pêcheurs, etc. Près de nous passa une pirogue, montée par un jeune couple, le mari au gouvernail, la femme placée au milieu, tenant dans ses bras un buisson qui servait de voile : sujet de tableau charmant ! Ce petit canot ainsi poussé par le vent disparut en peu de minutes.


Nous entrons dans la forêt vierge. — Arbres. — Animaux. — La propriété de mon hôte. — Ma chambre. — Ma première nuit de solitude.

Enfin, enfin, voilà la forêt vierge ! Voilà le commencement de cette nature à peu près inconnue ! Jamais la hache n’a passé par là. Le pied de l’homme n’a pas foulé cette terre. Il me semble qu’une vie nouvelle se révèle à moi. Ma tendance naturelle à ne saisir que le côté ridicule de tout ce que j’avais vu jusqu’alors, fait place tout à coup à des pensées sérieuses, à un recueillement presque religieux. Chaque coup de rame en me rapprochant davantage de ces scènes grandioses, efface peu à peu le souvenir du passé. La rivière se rétrécit sensiblement, les deux bords vont convergeant l’un vers l’autre. Les mangliers disparaissent. L’eau douce remplace l’eau salée. Les plantes aquatiques cachent le rivage. Bientôt paraissent des arbres immenses couverts de plantes parasites, de fleurs, d’orchidées qu’on nomme très-justement les filles de l’air, vivant sans racine, suspendues souvent à des lianes, comme des lustres, sans qu’il me soit possible de bien comprendre comment et pourquoi le hasard les a placées ainsi. Le lit de la rivière devient peu à peu si étroit, qu’il est nécessaire de se baisser souvent, afin d’éviter les arbres penchés et dont les racines se détachent à demi arrachées de la rive minée par l’eau. À chaque instant nous passons sous des arcades formées par des myriades de palmistes, au tronc si frêle qu’il semble, quand on les voit de loin, que le moindre souffle de vent doive les briser.

Mon hôte ne comprenait pas mon admiration quand je m’extasiais à la vue des formes fantastiques que les plantes grimpantes, chargées de fleurs, donnaient aux arbres qu’elles envahissaient, simulant dans les airs toutes les figures que pourrait rêver l’imagination la plus riche. Les sensations que j’éprouvais étaient de celles qu’un peintre peut tenter de rendre avec son pinceau, mais que sa parole et sa plume sont tout à fait impuissantes à exprimer. J’en croyais à peine mes yeux. Il me semblait voir des temples, des cirques, des animaux fantastiques, effacés à chaque pas que nous faisions et remplacés par d’autres images ; car, dans cette nouvelle partie de la rivière, les arbres étaient enveloppés de lianes montant jusqu’à leur sommet, descendant en grappes entrelacées, puis remontant pour redescendre encore, formant de toutes parts des réseaux inextricables, toujours verts et fleuris. De la cime de ces arbres envahis, tombaient, comme des cordages de navire, d’autres lianes, tellement régulières qu’on les eût prises pour des œuvres d’art. À ces lianes se pendaient des familles de singes ouistitis, que notre présence ne faisait pas fuir et qui au contraire nous regardaient avec curiosité, en poussant de petits cris pareils à des sifflements. Mais à toute chose, il y a des contrastes. C’en était un que ces affreux crabes qui à notre approche décampaient au grand effort de leurs grandes pattes armées de pinces formidables, et ces crapauds de la grosseur d’un chat, qui ont un regard si doux sous une enveloppe si repoussante. Il vint un moment où d’un côté nous aperçûmes une clairière. On y avait abattu les arbres en défrichant, mais on en avait laissé une rangée debout. La rivière était en cet endroit le lieu, du monde le plus agréable pour se baigner. Le sable fin et jaune comme de l’or m’invitait à profiter de l’occasion, mais ce fut un désir qu’il me fallut cette fois réprimer. Nous étions arrivés au terme du voyage. Mes impressions poétiques se dissipèrent tout à coup dès que j’eus mis pied à terre.

Je vis d’abord sur un coteau une case un peu plus grande que celles des Indiens de Santa-Cruz, un très-grand terrain plat, coupé par des flaques d’eau et couvert d’une mauvaise herbe, puis aussi loin que mon regard pouvait atteindre, des bois vierges, dont l’aspect vague ne m’intéressait plus autant. On avait brûlé de tous côtés les arbres après les avoir abattus, ainsi que les plantes parasites de ceux qui restaient debout. Aussi ces derniers me paraissaient-ils maigres et décharnés. Peut-être mon désenchantement tenait-il à une autre cause. L’enthousiasme n’est pas un état normal, et à force d’avoir trop admiré, je n’admirais plus. D’ailleurs le caractère de l’hôte chez lequel j’allais passer six mois, et sa case couverte en palmiers, dans une partie privée d’arbres, auraient suffi, je crois, pour refroidir mon imagination. Enfin sans trop pouvoir m’expliquer pourquoi, je me sentais triste et désenchanté au moment même de la réalisation de mes plus chers désirs. Les Indiens appartenant à l’habitation vinrent enlever nos effets qu’il était assez difficile de monter sur l’herbe glissante. Ils portèrent d’abord au logis tout ce qui appartenait à leur maître, conformément à ses ordres. Quant à moi, assis sur un tronc d’arbre, j’admirais en silence les attentions délicates dont je me voyais l’objet. Mon tour vint toutefois. On me conduisit dans mon logement, et je reconnus que la chambre dont on me faisait hommage, était encombrée de caisses, de tonneaux et de paquets de cannes sèches. Impossible d’entrer. Je me retirai donc et j’allai de nouveau m’asseoir sur l’herbe, oubliant une de mes mésaventures de Santa-Cruz : une nuée d’insectes impitoyables vint me la rappeler cruellement.

La chambre que m’a réservée mon hôte.

Forcé de revenir au gîte, je visitai, en attendant l’heure du dîner, l’intérieur et l’extérieur de la case. La cuisine surtout était d’une saleté impossible à décrire. Une vieille Indienne faisait cuire, étendu sur des charbons, un tatou que je crus destiné à notre dîner. Le foyer au milieu de la pièce se composait d’une douzaine de pierres ; à droite et à gauche du feu étaient des bancs sur lesquels dormaient les Indiens qui avaient fait notre déménagement. Je me trompais cependant à l’égard du tatou. On préparait à part notre dîner : une jeune mulâtresse en était chargée. Pendant ce temps, mon hôte oubliant que je ne savais où me caser, peut-être même que j’existais, causait avec son feitor, titre correspondant à celui de commandeur dans les Antilles.

Je continuai donc ma visite, et j’eus le loisir d’examiner tout à mon aise la salle à manger ; un petit ouistiti, méchant et mordant tout le monde, attaché à la croisée ; six à huit chiens étiques ; une fournée de chats grands et petits ; des poules, des canards et des cochons, vivant familièrement avec les maîtres, et commettant, ainsi que j’ai pu m’en assurer plus tard, bien des actions répréhensibles pendant les repas.

À la fin, le maître de la maison vint me dire d’une façon tout aimable : « Mon brave, allons dîner ! » Je fus flatté de l’épithète, et j’allai dîner en remettant au lendemain la suite de mes explorations.

Après le repas, il n’y avait rien de mieux à faire que de se coucher. La fatigue me fit trouver la vue d’un matelas étendu à terre aussi agréable que celle du meilleur lit. Le lieu où l’on m’avait à déposé momentanément avec d’autres colis n’offrait, comme tout le reste de la case, pour se garantir du soleil et des insectes, qu’un morceau de toile bleuâtre, en coton, accroché avec des clous. Pendant cette première nuit j’entendis des cris de tous les côtés ; plusieurs me parurent fort désagréables, surtout celui d’un oiseau dont on m’avait parlé. Cet oiseau, que les Indiens nomment saci, parce qu’il semble prononcer ces deux syllabes, est pour eux un objet de superstition ; ils pensent que c’est l’âme de quelqu’un de leurs parents. J’ai passé plus tard bien des jours à le chasser. Il se faisait entendre dans un buisson isolé. Guidé par son cri je m’avançais doucement, avec précaution, retenant mon haleine. Un instant il se taisait, et quand je faisais un pas de plus, le cri se répétait, mais derrière moi ; jamais je n’ai pu voir cet oiseau. Son cri, lorsque je l’entendis pour la première fois, m’avait si longtemps empêché de dormir, que j’en serais devenu presque enragé si je ne me fusse levé ; mais je dois dire que je fus bien récompensé du parti que j’avais pris, par le tableau qui s’offrit à mes yeux. Sous l’ombre que projetaient au loin les forêts, depuis le bas de la montagne jusqu’au sommet, des myriades de mouches lumineuses brillaient comme des étoiles. J’oubliai bien vite le saci, les cris aigus des hérons, les hurlements des chats sauvages, au spectacle de ces feux d’artifice naturels devant lesquels j’aurais volontiers passé le reste de la nuit, si des insectes de toute espèce se ruant sur mon visage ne m’eussent obligé à déguerpir et à me réfugier derrière mon rideau et ses clous.


Tribulations. — Je me fais un laboratoire et une tente. — La chasse. — Crapaud et crabe.

Le lendemain je priai mon hôte de faire débarrasser la chambre qui m’était destinée de tout ce qui l’emplissait. Il trouva que rien n’était plus juste. Mais il n’en persista pas moins à s’occuper exclusivement du soin de faire vider ses malles et d’emménager tout ce qui était à lui. Bien des jours s’écoulèrent ainsi. J’eus le temps de songer à tous les services que j’avais rendus à ce personnage pour m’assurer de ses bons procédés. Ne m’étais-je pas enhardi jusqu’à exposer et recommander ses plans de colonisation à l’empereur ? Il m’avait dissuadé d’emporter mon argent, se chargeant, me disait-il, de me défrayer de toutes choses. Il devait revenir avec moi à Rio, et alors je le rembourserais. J’étais donc à sa merci. La perspective n’était pas riante. Je voulus avoir une explication avec lui. Je me plaignis du peu d’attention qu’il prêtait à mes demandes, à mes prières. Il parut extrêmement surpris. « N’étions-nous pas convenus, me dit-il, d’agir sans façon l’un avec l’autre ? » Mais comme au sujet du sans-façon la partie entre nous n’était pas égale, je lui déclarai que j’avais envie de m’en aller. Il se récria, me fit de belles protestations, et cette fois encore je me résignai. Ma chambre fut enfin mise en état de me recevoir.

Mon hôte.

Un matin j’obtins le secours d’un ouvrier qui, armé de marteaux et de vrilles, me prêta son aide pour confectionner un tout petit laboratoire nécessaire à mes premiers essais de photographie. Si j’ai mentionné spécialement des vrilles, c’est que les bois du Brésil ne permettent pas, tant ils sont durs, aux clous seuls de les entamer. Ce qui se nomme planche au Brésil pèse autant que nos madriers en Europe. La petite pièce destinée à me servir de cabinet, d’atelier, de chambre à coucher, de laboratoire pour l’histoire naturelle, n’était éclairée que par la porte. Le toit couvert de branches de palmier, s’avançait très-loin et donnait de l’ombre plus qu’il n’en fallait, mais ce qui était à certains égards un inconvénient, était racheté par l’avantage d’arrêter un peu le soleil. Dans mon installation, les planches massives et les tonneaux vides jouaient le principal rôle. Les interstices des planches qui formaient les cloisons de mon petit cabinet de photographie furent bouchées avec du papier et du foin. Deux tonneaux me servirent de table, et j’eus pour chaise une caisse sur laquelle j’avais cloué des morceaux de latania. De ma vieille natte je me fis une porte. J’avais tout juste de quoi entrer et sortir, rien de plus. Sur toute la longueur de ma chambre je disposai en tablettes les deux plus grandes planches, et les deux plus grands tonneaux vides furent remplis de mille objets nécessaires. Tout autour du cabinet s’étalaient mes habits qui achevaient de couvrir les intervalles des planches déjà en partie masquées par du papier. Je mis alors en ordre les outils qui devaient servir à chacun des états que j’étais venu exercer dans les bois. En première ligne venaient la boîte aux couleurs, les papiers préparés, pour le dessin et destinés à composer plus tard un album ; après quoi je posai sur la planche une petite bûche en guise de cloison. Plus loin, je rangeai les flacons, les épingles, les planchettes d’aloès que j’avais sciées et passées à la râpe. Dans le troisième casier furent déposés les scalpels, les ciseaux, le savon arsenical, les balances. Je ne dois pas oublier le livre où je devais apprendre les premiers éléments de la photographie, art auquel j’étais alors aussi étranger qu’à celui de préparer les animaux, qui d’ailleurs n’étaient pas encore tués. Dans le même casier que les balances se trouvaient les produits chimiques.

Mon installation.

Une fois les instruments de toutes mes diverses branches classés, je songeai à travailler. Cependant il me fut démontré que tout n’était pas terminé. Par économie j’avais voulu me priver de la tente nécessaire à la photographie ; il ne me fallut pas longtemps pour me convaincre qu’il m’était impossible de m’en passer. Puis le premier jour où je voulus essayer de faire de la photographie, je cassai mon verre dépoli, et l’humidité fit décoller tous mes instruments. Je passai quinze jours à réparer ces malheurs en même temps qu’à me faire une tente, au moyen de quelques étoffes que je trouvai dans mes malles et de trois jupons déguenillés empruntés à la vieille cuisinière. J’eus d’ailleurs l’heureuse idée d’adapter ma tente à mon parasol de paysagiste. J’attachai à chaque baleine une ficelle, puis à l’aide de pieux que je fichai en terre, je fis en sorte que ma tente ne fût pas trop bousculée par le vent : or ce vent du Brésil vient régulièrement tous les jours vers huit heures du matin. Tout bien considéré, il me parut qu’il serait assez difficile d’obtenir un résultat photographique quelconque : avant huit heures trop d’humidité, après huit heures trop de vent ; le moyen de rien faire de bon ? Je commençai à croire qu’il serait sage d’abandonner la photographie et de revenir tout simplement à la peinture, d’autant plus que les pluies qui alors tombaient à torrents, ne me permettaient plus de sortir. J’avais des Indiens sous la main et je résolus de composer un tableau. Mais, comme dit le proverbe, j’avais compté sans mon hôte. Au premier mot, sur ce sujet il me fit des objections : « Les Indiens sont superstitieux, me dit-il, jamais ils ne voudront poser. » Quant à lui il trouvait trop délicat de le leur proposer. Je parvins néanmoins à persuader et à peindre un de nos Indiens domestiques ; il ne fallait pas songer à en persuader un second. Polycarpe s’était déjà montré fort mécontent.

J’avais exprimé le désir d’avoir un canot, et un homme pour me ramener vers un de ces endroits de notre route fluviale d’où j’avais rapporté tant de beaux souvenirs ; l’homme et le canot ne venaient point. Pour éviter le vent, j’avais conçu l’idée d’aller dans l’intérieur des bois et d’y faire mes études au moyen de photographies ; mais pour cela encore me fallait-il un homme, car il s’agissait de porter un bagage assez lourd. Impossible de trouver cet homme.

Un jour cependant je rencontrai un Indien ; je liai conversation avec lui, je lui prêtai mon fusil, de la poudre, du plomb et il tua quelques oiseaux. Alors je lui proposai adroitement de rester auprès de moi et de m’accompagner dans mes courses, lui expliquant qu’une fois mon bagage porté chaque matin dans le bois, il serait libre de chasser en m’attendant. Je dois reconnaître du reste que c’était mon hôte qui m’avait suggéré cette idée d’engager, pour mon service, quelqu’un… à mes frais. J’avais suivi son conseil tout en trouvant ce procédé original de la part d’un individu qui avait beaucoup de domestiques, et pouvait, sans se gêner, m’en céder un chaque jour pour quelques heures.

L’Indien n’hésita pas et vint se mettre à ma disposition ; mais aussitôt l’Italien le fit travailler pour lui-même, en me disant que c’était un paresseux qui ne me conviendrait pas. Ainsi tout me manquait, tout m’échappait, grâce à ce sentiment d’obligeance inépuisable.

Je n’avais de ressource que la chasse, quand la pluie me permettait de sortir. En peu de temps, je devins fort habile. Ma chasse terminée, je préparais mes oiseaux, mes mammifères, mes serpents. Quant aux insectes, il eût fallu des boîtes pour les renfermer, et j’avais négligé d’en apporter, m’étant fié aux promesses que mon hôte m’avait faites à Rio. Heureusement, les boîtes à cigares n’étaient pas rares. Je sciai de petites planchettes de cactus, je les collai au fond des boîtes, et peu à peu mes collections trouvèrent à se placer. Je passai ainsi la fin de novembre et le mois de décembre dans des occupations tout autres que celles qui avaient pour moi une réelle importance.

À défaut d’Indiens, j’aurais du moins voulu faire des paysages. J’attendais le retour du beau temps avec bien de l’impatience. Provisoirement, j’avais choisi pour sujet de tableau « un naturaliste entouré du produit de ses explorations. » Aux heures favorables, j’allais au plus près choisir quelques fleurs, mes seuls modèles possibles.

Une rencontre dans la forêt.

Un soir, je revenais d’une de ces excursions, chargé de fleurs que j’avais été chercher bien loin. Je descendais dans un sentier alors changé en torrent. J’étais nu-pieds et j’avais de l’eau à mi-jambes. La nuit approchait rapidement, car dans ces contrées il n’y a pas de crépuscule ; on passe du grand jour sans transition à la nuit. Sautant pour éviter d’enfoncer au milieu des détritus de toute espèce que les eaux emportaient, je marchai sur un objet gluant et mou ! C’était un de ces énormes crapauds que les Indiens appellent sape-boï, « crapaud-bœuf ! » Familiarisé déjà avec de pareilles rencontres, je jetai sur le crapaud ma veste, puis je mis le pied par-dessus, et, malgré sa résistance, je l’attachai par les pattes de derrière. Une fois le crapaud ainsi suspendu en l’air, il me fut facile de l’apporter sans crainte d’être mordu. Les Indiens, après leur travail, se reposaient à la porte de la case. Ce fut une grande partie de plaisir pour tout le monde que ce crapaud, car une fois à terre, il s’élança sur moi pour me mordre, en ouvrant une gueule formidable et en jappant comme une hyène. J’aurais bien voulu enrichir ma collection d’un individu aussi intéressant, mais je ne savais comment m’y prendre pour le tuer sans le détériorer. Pour me tirer d’embarras, M. le feitor, qui était présent et avait pris sa part de la gaieté inspirée par les grâces de mon crapaud, trouva un moyen aussi simple que facile. Avant qu’il ne me fût possible de l’en empêcher, il brisa la tête de l’animal avec une pierre. Je l’aurais battu, le malheureux ! il avait gâté mon sujet. Cependant, à force de soins, j’ai rendu le crapaud monstre à sa première forme, et aujourd’hui ce n’est pas l’un des moindres ornements de ma collection.

Le matin suivant, j’allai voir ce que faisait un groupe d’Indiens dans une espèce de parc où l’on enfermait les bœufs. Mon hôte avait tout récemment acheté plusieurs de ces animaux, et comme en jouant seulement ils pouvaient blesser les gens, on leur sciait le bout des cornes. Je fus bien surpris quand je vis par quel procédé. C’était tout simplement une ficelle qui faisait l’office de scie. Depuis, j’ai plusieurs fois vu répéter cette opération, et j’avoue que si je l’avais seulement entendu dire, j’aurais eu de la peine à y croire.

On m’avait parlé bien souvent, depuis que j’étais au Brésil, d’un affreux serpent, le plus grand des crotales, le souroucoucou. Quand j’exprimai à mon hôte le désir d’en tuer un, ses cheveux se dressèrent sur sa tête. « Que Dieu vous préserve, me dit-il, d’une pareille rencontre. C’est la mort certaine ! Non-seulement, le monstre a des crochets à venin et un dard dans la gueule, mais il a un autre dard à la queue, et il ne fuit jamais. » Il me répétait ainsi une chose que tous les Indiens affirment de bonne foi. Du reste, en laissant de côté la fable du dard dans la gueule et dans la queue, j’étais convaincu de la force prodigieuse du souroucoucou et je savais que le poison qu’il distillait à la plus légère morsure était mortel.

Un jour, je guettais quelques oiseaux, enfoncé jusqu’aux genoux dans les hautes herbes d’une prairie, lorsque j’aperçus tout à coup une tête et deux yeux flamboyants dirigés sur moi. En vrai citadin d’Europe, j’éprouvais encore à cette époque une espèce de frayeur rien qu’à voir un reptile, quelque petit qu’il fût d’ailleurs. La peur était plus excusable dans la circonstance où je me trouvais. On m’avait dit que le souroucoucou s’élançait sur tout ce qui passait à sa portée. Aussi, reculant avec précipitation, je commençai par mettre une distance raisonnable entre le serpent et moi. Un peu rassuré, je me mis à délibérer sur le parti que je devais prendre. Valait-il mieux m’en aller tout à fait ou ferais-je bien de me rapprocher pour tirer sur le monstre ? Ce dernier parti était chanceux. On m’avait prévenu que si par malheur on manquait son coup, le serpent, lui, ne manquerait pas le sien. Tout en discutant avec moi-même, j’avais glissé deux balles dans mon fusil. La tête du serpent avait disparu, mais certaines ondulations dans les herbes me révélaient sa présence. Donc, après avoir regardé derrière moi, pour m’assurer du chemin à prendre en cas de retraite, je tirai sur une touffe sous laquelle je venais d’apercevoir à l’instant l’énorme tête du serpent. La difficulté était ensuite de s’assurer s’il était mort. Il pouvait n’être que blessé. Rien ne bougeait ; j’attendis un quart d’heure avant d’approcher, et ce fut seulement après avoir rechargé mon fusil qu’enfin je me décidai réellement à aller reconnaître en quel état était mon terrible ennemi. Décidément j’étais un brave, un véritable foudre de guerre ; quelque temps avant, un mannequin était tombé sous mes coups ; aujourd’hui, je venais de tuer… un crabe ! Mais que faisait ce crabe dans une prairie, loin de la rivière, et pourquoi avait-il un morceau de liane à la patte ? Avec un peu de réflexion, je m’expliquai bientôt ce phénomène. Les Indiens avaient rapporté la veille une très-grande quantité de crabes de la pêche, et ils les avaient sans doute attachés par les pinces. Celui-ci s’était esquivé chemin faisant, et ne savait que faire de sa liberté quand je l’avais rencontré. On comprendra que je ne fus pas très-empressé de me vanter de ce nouvel exploit.

Autre rencontre.


Ma première journée dans la forêt vierge.

Depuis plus de deux mois, j’avais essayé de pénétrer dans l’intérieur de la forêt que je ne connaissais pas encore, et j’avais toujours été arrêté par un grand amas d’eau stagnante qui, n’ayant pas d’issue, formait devant le bois un petit lac qui ne devait s’assécher que peu à peu, quand les pluies auraient cessé. Le moment arriva enfin où je pus continuer mes excursions. J’avais fait des provisions pour la journée : mon livre de croquis, le plomb, la poudre, les flacons destinés à contenir les insectes, tout était en bon état ; mon carnier était rempli de tout ce qui pouvait m’être nécessaire. Je me mis en route avant le lever du soleil. Les eaux avaient considérablement baissé ; je n’en avais que jusqu’à mi-cuisse ; et cette fois, bien tout de bon, dix mois après avoir quitté Paris, je voyais se réaliser très-véritablement le plus beau de mes rêves. Je serais fort embarrassé pour exprimer ce que je ressentis alors. C’était un mélange d’admiration, d’étonnement, quelque chose de solennel. Combien je me trouvais petit en présence de ces arbres gigantesques, qui dataient des premiers âges du monde ! J’aurais voulu peindre tout ce que je voyais, et je ne me sentais la force de rien commencer. Hélas ! faut-il le dire aussi, les moustiques me dévoraient. Ils règnent en maîtres dans ces bois qui laissent à peine pénétrer quelques rayons de soleil sur le sol où l’ombre épaisse entretient une humidité perpétuelle. Là jamais ne passe aucune créature humaine ; il faut se frayer des sentiers à coups de sabre. Si l’on s’arrête un instant, on est assailli de tous les côtés. Je conserverai longtemps le souvenir de ce premier jour de mes grandes excursions dans les forêts. J’entends encore les cris des perroquets perchés aux plus hautes branches, ainsi que ceux des toucans ; je vois encore ramper sous l’herbe ce joli reptile peint avec du brillant vermillon, qu’on appelle le serpent-corail, et qui donne la mort aussi sûrement que la vipère et le crotale. Toujours coupant les lianes, toujours gagnant du terrain, non pas pied à pied, mais pouce à pouce, j’arrivai à une espèce de clairière. Une douzaine d’arbres brisés peut-être par le tonnerre avaient donné passage au soleil ; des insectes voltigeaient sur ces fleurs immenses qu’on trouve à chaque pas : j’en fis une riche récolte en dépit des moustiques. Il n’en fut pas de même d’un très-bel oiseau que j’allais viser et que je voyais déjà dans ma carnassière : au moment où je le mettais en joue, un affreux moustique m’entra dans la narine, et quand je me fus débarrassé de cet importun, l’oiseau était parti.

Première excursion dans la forêt vierge.

Comme pendant ma chasse aux insectes j’avais oublié de prendre les précautions nécessaires pour reconnaître la direction que j’avais suivie, il y eut un instant où je fus saisi d’un serrement de cœur affreux. Se perdre dans ces bois inextricables, c’est courir mille chances de mort. En cherchant bien je retrouvai heureusement non-seulement l’endroit d’où j’étais parti pour entrer dans la clairière, mais encore quelques pas plus loin, un petit sentier déjà caché en partie par les herbes, et que je ne quittai plus.

Je m’étais donné la journée pour aller à l’aventure : j’étais armé d’un bon coutelas, fer tranchant d’un côté, scie de l’autre : j’avais des balles. toutes prêtes, en cas de rencontre avec des tigres. Je dis tigres, mais seulement au figuré, car il n’y en a pas en Amérique ; on y trouve des jaguars, des panthères, des ours, des chats-tigres. Cette fois, je ne rencontrai qu’un petit singe.

Biard

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 1.
  2. Nous rappelons que tous les dessins de ces livraisons sur le Brésil ont été exécutés par M. Riou d’après les croquis et sous les yeux de M. Biard.
  3. La villa de Nossa-Senhora de Victoria, chef-lieu de l’Espírito-Santo, est située sur une île, au milieu de l’embouchure du fleuve de ce nom, par vingt degrés dix-huit minutes de latitude sud ; sa population est de douze mille cinq cents habitants.
  4. Ce petit village peu connu ne doit pas être confondu avec le bourg du même nom situé à environ quarante-huit kilomètres de Rio-de-Janeiro, et où l’on voit une villa et une ferme impériales.