Voyage au Japon/03

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RELATION INÉDITE
D’UN VOYAGE AU JAPON;
PAR DON RODRIGO DE VIVERO Y VELASCO,
GOUVERNEUR GÉNÉRAL DES ÎLES PHILIPPINES.
(Dernier article[1].)

Le lendemain, je me rendis chez Conseconduno, principal ministre de l’empereur, et dont la maison, quoique moins grande que le palais, n’était pas moins digne d’admiration. Ce seigneur vint me recevoir dans le vestibule, et m’emmena incontinent dans une salle où était préparée une collation magnifique. Il me régala d’un vin exquis, fort commun au Japon, et but à ma santé, en plaçant son verre sur sa tête, à la mode de son pays. Il m’engagea à ne pas m’inquiéter d’affaires, mais à passer mon temps agréablement, attendu que son maître était dans l’intention de m’accorder toutes les grâces que je lui demanderais. Je lui remis une note traduite en japonais, en lui disant que, pour ne pas fatiguer l’attention de S. A., j’avais tâché d’être bref, usant toutefois de la permission qu’il m’avait donnée de lui faire des demandes ; car je ne bornais pas à une seule, mais à trois, les grâces que je sollicitais de sa munificence.

En premier lieu je demandais que S. A. voulut bien accorder sa royale protection aux religieux des différens ordres qui résidaient dans son empire, et ordonner qu’ils eussent la libre disposition de leurs maisons et de leurs églises, sans que personne pût les molester, parce que le roi Philippe, mon maître, estimait les religieux et les ministres du Seigneur comme la prunelle de ses yeux, et que j’étais certain de faire une chose agréable à S. M. en plaçant cette demande en tête de celles que j’adressais à l’empereur.

Secondement je suppliais S. A. de conserver et d’augmenter autant qu’elle le pourrait l’amitié qui régnait entre l’empereur du Japon et le roi Philippe mon maître ; car de tous les princes du monde, le monarque des Espagnes était celui dont l’amitié était la plus avantageuse, tant par sa puissance que par ses grandes qualités et ses vertus, et que plus S. A. resserrerait les nœuds qui l’unissaient à mon souverain, plus elle aurait à s’en féliciter, malgré la distance immense qui séparait les deux cours.

Ma troisième demande était une conséquence de la seconde ; car, pour conserver l’amitié du roi Philippe mon maître, S. A. ne devait pas permettre à des ennemis de mon souverain, tels que l’étaient les Hollandais, de résider dans son empire, et qu’ainsi je suppliais S. A. de les chasser ; car, outre qu’en qualité d’ennemis de l’Espagne ils devaient lui être odieux, leurs mauvais procédés et leurs brigandages sur mer devaient suffire pour leur faire refuser une retraite et un abri sur toutes les côtes de la domination japonaise.

Le ministre lut ma note avec attention. Il me dit qu’elle lui paraissait très-convenable, qu’il la communiquerait à l’empereur, et qu’il me répondrait le jour suivant. Il fut si exact, que le lendemain il était chez moi à dix heures du matin. Après toutes les cérémonies d’étiquette, dont les Japonais ne se dispensent jamais sous aucun prétexte, et après la collation par laquelle commencent toutes les affaires dans ce pays, il me raconta qu’après avoir entendu la lecture de ma note, l’empereur s’était écrié plein d’admiration : « Je n’ai rien à envier au roi Philippe, si ce n’est un serviteur comme celui-ci. Admirez, vous autres, et sachez que ce gentilhomme, ayant tout perdu par un naufrage, étant presque nu, et moi, lui offrant toutes les grâces et faveurs qu’il voudra solliciter, se garde bien de me demander pour lui ni or ni argent ; mais il ne songe qu’aux intérêts de sa religion et de son roi. En conséquence, vous lui direz que je lui accorde tout ce qu’il me demande, et que j’ordonnerai qu’à l’avenir les religieux, amis du roi Philippe, qui sont au Japon, ne soient pas molestés ; car je veux conserver une bonne intelligence avec ce grand monarque. Mais, quant à l’expulsion des Hollandais, cela est très-difficile pour cette année, parce qu’ils ont ma parole royale de pouvoir séjourner au Japon ; qu’au reste, je le remercie de me les avoir fait connaître pour ce qu’ils sont. »

Telle fut la réponse que l’empereur fit à ma note. Le ministre me dit ensuite que son maître lui avait ordonné de me dire qu’il y avait à Zurunga un bon navire, et que si je le désirais, il me le ferait donner avec tous les agrès nécessaires pour me rendre à la Nouvelle-Espagne, et qu’il me ferait fournir tout l’argent dont je pourrais avoir besoin. S. A. l’avait également chargé de me dire qu’ayant appris qu’il y avait dans ce pays d’excellens mineurs, très-experts dans l’art d’extraire l’argent des mines, il désirait que le roi Philippe lui en envoyât cinquante, auxquels il ferait tous les avantages qu’ils pourraient souhaiter, parce que, bien qu’il y en eût beaucoup au Japon, ils étaient maladroits, et ne retiraient pas des mines du pays la moitié de ce qu’elles pourraient produire. Je répondis que je ne pouvais m’engager à cela sans connaître la volonté de mon souverain, mais que, si S. A. me le permettait, je me rendrais dans la province de Bungo, où se trouvait le vaisseau Sainte-Anne, et que j’irais voir si je pouvais m’embarquer à son bord ; mais que, dans le cas contraire, j’accepterais la grâce qui m’était offerte. Je promettais de répondre à la demande de mineurs que me faisait S. A., soit à mon retour à la cour de Zurunga, soit avant de m’embarquer.

Deux jours après, je fus encore admis en présence de l’empereur avec les mêmes cérémonies. S. A., après un compliment plein de politesse et d’obligeance, me fit répéter de vive voix les demandes que j’avais remises par écrit à son ministre. Je le fis par le moyen de mon interprète, le P. Jean-Baptiste de la compagnie de Jésus, et j’insistai avec plus de force que je ne l’avais fait dans ma note sur l’expulsion des Hollandais. L’empereur me répondit en termes à peu près semblables à ceux que Conseconduno m’avait transmis de sa part, le lendemain de ma première audience.

De retour à mon logement, je m’occupai de mes préparatifs de départ, qui furent bientôt terminés, et je partis peu après pour la province de Bungo. Voici les principales circonstances de ce voyage.

De Zurunga à Méaco, par où je devais passer, il y a près de cent lieues presque toujours en plaine, et dans un pays fertile et agréable ; on traverse plusieurs rivières considérables sur des bacs très-commodes, et qui peuvent contenir un grand nombre d’hommes et de chevaux. Ces bacs passent d’un bord à l’autre, au moyen d’un fort cable tendu sur les deux rives. J’aurais de la peine à me rappeler les noms des villes, bourgs et villages que je traversai. Il n’y a pas, ainsi que j’ai déjà dit, un quart de lieue désert dans tout le Japon, et je doute que dans aucun pays de l’univers, il soit possible de rencontrer aussi près l’une de l’autre autant de grandes villes, parfaitement bâties, et prodigieusement peuplées. Partout je remarquai le même mouvement, ainsi qu’une abondance merveilleuse de toute espèce de marchandises et de comestibles prêts à toute heure, et à des prix si bas, que les plus pauvres gens peuvent aisément y atteindre. C’est ainsi que, régalé et accueilli dans tous les lieux où je passai, avec un empressement et des soins extrêmes, j’arrivai dans la grande cité de Méaco. Je pourrais singulièrement alonger ma relation si je faisais mention de toutes les choses dignes de remarque qui frappèrent ma vue dans ce trajet. Je puis assurer que j’ai traversé plusieurs villes de cent cinquante à deux cent mille habitans, et je ne me rappelle pas avoir vu un seul bourg ou village de peu d’étendue. J’arrivai en vue de Méaco dans l’après-midi. Cette ville est à juste titre fameuse dans l’univers par sa beauté, son étendue, et par le nombre immense de ses habitans. Je n’ai pu au juste le savoir ; mais en comparant les diverses informations qui m’ont été données, je ne puis le fixer au-dessous de quinze cent mille ames, et je crois qu’on peut la regarder comme la plus grande ville du monde connu. Elle est située dans une vaste plaine parfaitement bien cultivée. Ses murailles ont dix lieues de tour. Je puis certifier ce fait, les ayant moi-même parcourues dans toute leur étendue. Je montai à cheval à sept heures du matin ; je me reposai une heure vers midi, et je n’arrivai que le soir, à l’entrée de la nuit au point d’où j’étais parti. C’est à Méaco que réside le Dayri, roi légitime du Japon, qui porte le titre de Boy. Ce prince descend, en ligne directe, des fondateurs de l’empire, et, comme les Japonais croient qu’il est de la dignité de leurs souverains de n’être point vus et de ne pas se communiquer au peuple, ce monarque est toujours enfermé dans son palais. C’est le Dayri qui, en droit et justice, devrait gouverner l’empire ; mais, il y a quelques années, Taïcosama réduisit par la force des armes à son obéissance tous les Tonos ou seigneurs du royaume, et ne laissa au Dayri que l’ombre de la souveraineté, qu’il exerce avec toutes les apparences de la suprême puissance, en donnant l’investiture de toutes les dignités, même de la dignité impériale. Tous les ans, à un jour fixé, tous les seigneurs viennent avec leurs insignes lui rendre hommage. L’empereur seul se dispense de ce devoir. Le Dayri est particulièrement le chef de la religion ; c’est lui qui nomme aux charges et emplois vacans parmi les bonzes : c’est ainsi qu’on nomme les prêtres des idoles.

Dans les actes et cérémonies extérieures, le Dayri est traité avec le plus grand respect par l’empereur lui-même, qui, avant son couronnement, est obligé de venir lui rendre hommage. C’est au reste la seule marque de sujétion à laquelle il se soumette, car d’ailleurs il laisse à peine au Dayri de quoi s’entretenir. Cependant le palais qu’il habite est d’une magnificence extraordinaire, au-dessus même de celle qu’on admire dans les palais de l’empereur et du prince son fils. Je ne le sais toutefois que par ouï-dire, car je n’ai pu voir le Dayri, qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, ne se montre à personne et ne sort jamais de son palais.

Un vice-roi nommé par l’empereur gouverne la ville de Méaco ; sa juridiction ne s’étend pas au-delà des canaux qui entourent cette ville, et il n’a aucune autorité sur celles de Faxime, Sacay, Usaca, qui sont très-considérables, et situées à très-peu de distance de Méaco, dont l’immense population donne à son gouverneur plus d’occupation que ne pourrait le faire un royaume moyen de notre Europe. Ce magistrat tient une cour presqu’aussi somptueuse que celle de l’empereur ; il a sous ses ordres six vice-gouverneurs. Il m’accueillit et me traita avec beaucoup de distinction et d’affabilité, et se montra très-curieux d’apprendre des détails sur l’Espagne ; et, pour me témoigner sa reconnaissance du plaisir que je lui avais procuré en répondant à toutes ses questions, il me donna à son tour les informations les plus détaillées sur la belle et grande ville dont il était le vice-roi. J’étais ébahi du récit de toutes ces merveilles, dont j’avais la preuve sous les yeux ; mais je dissimulai mon étonnement pour qu’il n’en inférât pas que l’Espagne fût inférieure au Japon. Il me dit que la seule ville de Méaco contenait cinq mille temples de ses dieux, sans compter les chapelles ; j’appris aussi de lui que le quartier destiné exclusivement aux femmes publiques contenait plus de cinquante mille courtisanes. Il me fit conduire au tombeau de Taïcosama, qui est élevé dans un temple magnifique, et me montra aussi le Daybu, idole de bronze, ainsi qu’un autre superbe édifice où sont les statues de tous les dieux du Japon. Je mis trois jours à visiter ces monumens, qui étaient à une aussi grande distance de mon logement, bien que situés au milieu de la ville ; quoique je fusse parti de très-bonne heure pour m’y rendre, je ne pus être de retour que fort tard.

L’idole de bronze appelée Daybu aurait pu passer pour une des sept merveilles du monde, et même l’emporter sur elles. Elle est d’une si grande dimension, que, malgré l’idée que je m’en étais formée d’après ce qu’on m’avait dit, je restai muet de surprise en la voyant ; et songeant à l’idée que je pourrais en donner lorsque je viendrais à en parler en Espagne, j’ordonnai à un de mes gens d’aller mesurer la grosseur du pouce de la main droite de l’idole, et je vis que, quoique ce fût un homme de grande taille, il s’en fallait de deux palmes qu’il ne pût avec ses deux bras entourer ce doigt de la statue. Mais la grandeur n’est pas le principal mérite de cette idole, car ses pieds, ses mains, sa bouche, ses yeux, son front, et autres traits, ont autant d’expression et de physionomie que le peintre le plus parfait pourrait donner à un tableau. Lorsque je visitai ce temple, il n’était pas encore achevé : il ne l’est même pas encore, d’après ce qu’on m’a écrit ; plus de cent mille ouvriers y étaient employés journellement. Le diable ne pouvait pas suggérer à l’empereur un meilleur moyen de dépenser ses immenses trésors.

J’allai voir aussi le tombeau de Taïcosama, où je remarquai des choses admirables. Je déplorai que des édifices aussi magnifiques fussent consacrés à l’adoration des cendres d’un homme dont l’ame est en enfer pour l’éternité. On entre dans ce temple par une allée pavée en jaspe, qui a plus de quatre cents pas de longueur, et trois cents de largeur. Il y a de chaque côté, de distance en distance, des piliers aussi de jaspe, où sont placées des lampes qui sont allumées à l’entrée de la nuit, et qui répandent une si grande clarté, qu’on ne s’aperçoit pas de l’absence du jour. Au bout de cette allée, on monte au péristile du temple par plusieurs degrés. On voit à droite, et avant d’entrer, un monastère de religieuses, qui prennent part aux offices qui sont célébrés avec beaucoup de solennité. La porte principale est incrustée de jaspe et entourée d’une garniture artistement travaillée en or et en argent. La magnificence de cette porte et le fini du travail annoncent celle de l’intérieur de l’édifice. La nef est supportée par des colonnes et des pilastres d’une haute dimension. Il y a au milieu un chœur, comme dans nos cathédrales, avec des siéges et une grille tout autour. Des chapelains et des chanoinesses y chantent leurs prières sur un ton qui ressemble beaucoup à celui de nos églises, et, d’après ce qu’on m’apprit, leur office, comme le nôtre, se divise en prime, tierce, vêpres et matines. Je me fis scrupule d’entendre des prières si contraires à notre sainte foi. Celui qui me conduisait par ordre du vice-roi entra dans le chœur, et sans doute il dut annoncer le but de ma visite, car quatre chapelains vinrent pour me recevoir. Leur habit me parut presqu’en tout pareil à celui des prébendés de Tolède avec le surplis ; seulement la queue de leur robe était démesurément longue, et leurs bonnets étaient beaucoup plus larges par le haut que par le bas. Ils me parlèrent avec beaucoup d’amitié, et ils me conduisirent à l’autel de leurs infâmes reliques où brûlaient une quantité infinie de lampes. Notre-Dame de Guadalupe, malgré toutes celles qui y sont entretenues par la foule des pèlerins qui s’y rendent de toutes parts, n’en a certainement pas le quart autant. Si je fus surpris de ce spectacle, je le fus bien davantage du silence, du recueillement et de la dévotion de toutes les personnes qui étaient rassemblées dans ce temple. On leva cinq ou six rideaux qui cachaient autant de grilles de fer, d’argent, et jusqu’à la dernière qu’on me dit être d’or massif, derrière laquelle j’aperçus une caisse où étaient renfermées les cendres de Taïcosama. Le grand-prêtre seul pouvait entrer dans la dernière enceinte où était cette caisse. Tous les Japonais qui m’accompagnaient se prosternèrent avant même qu’on n’eût levé le rideau, et de même que je m’indignais intérieurement de leur perverse et fausse adoration, ils durent s’indigner aussi du peu de respect que je témoignais devant leur sanctuaire. En somme, je me hâtai de sortir de ce lieu maudit, et mes conducteurs me menèrent voir la maison et les jardins des chapelains, dont je puis dire que l’art se fait remarquer davantage dans ceux de la résidence royale d’Aranjuez, mais que sous tous les autres rapports ils sont bien inférieurs à ceux dont je parle. On me servit un dîner splendide dans une espèce de belvéder, d’où je pus voir la grande quantité de personnes qui entraient dans le temple. On me dit qu’il en était de même à toutes les heures du jour et de la nuit. Ils usent, comme nous, d’eau bénite, ou plutôt maudite, et d’espèces de chapelets consacrés à leurs faux dieux Jaca et Nido, qui au reste ne sont pas les seuls qu’ils adorent ; car il y a au Japon trente-cinq religions ou sectes différentes. Les unes nient l’immortalité de l’ame, les autres reconnaissent plusieurs dieux, quelques-unes adorent les élémens, sans qu’aucune d’elles soit inquiétée pour cela. Aussi les bonzes de toutes les sectes s’étant réunis pour demander à l’empereur qu’il chassât nos religieux du Japon, et se trouvant importuné de leurs fréquentes sollicitations à ce sujet, ce prince leur demanda combien il y avait de religions différentes dans le Japon. Ils lui répondirent qu’il en existait trente-cinq. « Eh bien ! leur dit-il, là où l’on tolère trente-cinq sectes, on peut bien en tolérer trente-six. Laissez ces étrangers en paix. » Après être resté près de deux heures dans la maison des chapelains, on me conduisit à celle des religieuses, dont le mur était mitoyen. Elles étaient vêtues de robes de soie bleue et blanche, et portaient un voile bleu. Cet habit me parut plus propre à la cour qu’au cloître. La mère abbesse me reçut dans une grande salle, et me fit servir une collation à laquelle elle prit part ainsi que les autres religieuses, et, pour rendre la fête complète, une douzaine d’entre elles formèrent des danses au son d’une espèce de guitare. Au bout d’une demi-heure, je pris congé et je me retirai chez moi.

J’allai enfin voir le temple consacré à toutes les idoles qu’on adore au Japon. Cet édifice est le plus grand que j’aie jamais vu. Il contient deux mille six cents statues de dieux ; chacune a son tabernacle décoré des divers emblèmes de la fausse divinité. Toutes ces statues sont de bronze doré ; en effet, les Japonais excellent dans l’art de fondre et de dorer les métaux. Ce temple a de grands revenus, et je n’en suis pas surpris ; l’entretien doit en être fort coûteux. Je me fatiguai de voir tant de chapelles, et je déplorai la puissance du diable sur ce peuple.

Les PP. Jésuites et les religieux de Saint-Dominique et de Saint-François ont chacun un couvent dans la ville de Méaco ; mais ils ne sont pas apparens et sont en quelque sorte masqués par des maisons. La prédication du saint Évangile à déjà porté beaucoup de fruit au Japon, où il y a un grand nombre de chrétiens.

Je partis de Méaco la veille de Noël, et je me rendis à Faxime, qui touche presqu’aux faubourgs de Méaco. C’est à Faxime que résidaient les empereurs du Japon jusqu’au règne du souverain actuel, qui transporta sa résidence à Zurunga. Les rues de Faxime sont plus étroites que celles des autres villes de l’empire ; mais d’ailleurs cette ancienne capitale ne le cède en rien à aucune autre en magnificence. Je descendis dans la maison des religieux franciscains, où j’éprouvai une grande consolation de voir la quantité de fidèles qui vinrent assister à la célébration de l’office divin ; presque tous reçurent la sainte eucharistie avec autant de ferveur, de larmes et de piété que les chrétiens les plus zélés.

À Faxime, je m’embarquai pour Usaca, située dix lieues plus bas, sur une rivière aussi large que l’est le Guadalquivir à Séville. Je mis un jour à faire ce trajet, et je passai le temps fort agréablement à voir la quantité innombrable de navires qui montaient et descendaient le fleuve, chargés de marchandises et de voyageurs. Je logeai aussi à Usaca chez les PP. franciscains. Il y a également des dominicains et des jésuites. Cette ville me parut être la plus belle de toutes celles que j’avais vues au Japon. Elle contient à peu près un million d’habitans. Les maisons y sont généralement élevées de deux étages. Elle est située sur le bord de la mer qui bat ses murailles, et qui est très-poissonneuse. À deux lieues d’Usaca est bâtie la ville de Sacay. Je ne l’ai point vue, mais je sais qu’elle a quatre cent mille ames de population.

Je m’embarquai à Usaca, dans un bâtiment appelé funca[2], grand à peu près comme ceux qu’on voit à Séville, et je me dirigeai vers la province de Bungo. C’est la route de Nangazaqui, où il y a un établissement portugais avec un évêque. Ce dernier a depuis souffert le martyre. Le trajet se fait ordinairement en douze ou quinze jours, mais on couche à terre presque toutes les nuits, et les accidens sont très-rares sur ces côtes. Je vis plusieurs jolies villes, mais moins peuplées que celles par où j’étais déjà passé.

Peu de jours après mon arrivée à Bungo eut lieu le funeste événement de l’incendie du malheureux galion de Macao par ordre de l’empereur, parce que le capitaine, accusé d’avoir fait pendre sur son bord quelques Japonais sous un léger prétexte (ce qui n’était que trop vrai), refusa d’aller se justifier devant les tribunaux du pays. Ce qui rendit la cause du capitaine plus mauvaise fut que parmi les Japonais mis à mort se trouvaient deux envoyés de l’empereur du Japon au roi de Siam. Les ordres de l’empereur furent exécutés avec la plus grande valeur par les soldats et artilleurs japonais, qui, malgré la résistance vigoureuse du capitaine et de son équipage, se rendirent maîtres du navire à l’abordage, le prirent et le brûlèrent. Je m’étais intéressé pour ce malheureux capitaine auprès de l’empereur, qui eut la bonté de me faire donner par son secrétaire des explications qui me prouvèrent que tous les torts étaient du côté du capitaine du galion. L’empereur me fit aussi écrire pour me dire qu’il désirait mon retour à sa cour pour reprendre la négociation que j’y avais entamée, et pour me parler de nouveau des ouvriers mineurs et des Hollandais, ainsi que pour savoir si je voulais me servir du vaisseau qu’il m’avait offert pour me rendre à la Nouvelle-Espagne, objet qu’avait commencé de traiter le R. P. Louis Sotelo, que, de Méaco, j’avais envoyé à la cour avec des dépêches.

Le capitaine de la Sainte-Anne m’offrait son vaisseau pour me rendre à ma destination ; mais, outre qu’après un séjour de treize mois dans ce port, ce navire pouvait être en mauvais état, je considérai qu’il était plus utile aux intérêts du roi mon maître de saisir le prétexte que me présentait la demande de mineurs que me faisait l’empereur, pour entrer en négociation avec S. A. sur des points plus importans, tels que le bien de notre sainte religion et l’expulsion des Hollandais, et je me déterminai à retourner à la cour de Zurunga, en suivant la même route, pendant laquelle je fus traité avec les mêmes égards et le même empressement.

Peu de jours après mon arrivée à Zurunga, j’eus audience de l’empereur, qui me reçut avec sa bonté accoutumée. Je rappelai à S. A. la requête que je lui avais adressée, et je donnai à mes sollicitations une autre forme, en commençant par répondre à la demande que l’empereur m’avait faite de cinquante mineurs. Je dis donc à S. A. que je me chargeais de transmettre sa demande à S. M. et au vice-roi de la Nouvelle-Espagne, mais que, pour faciliter le succès de mes démarches, S. A. devait m’accorder les choses suivantes :

Que les mineurs auraient la moitié du produit des mines qu’ils exploiteraient, et que l’autre moitié serait partagée entre le roi Philippe mon maître, et S. A. l’empereur ; que pour la part qui reviendrait au roi d’Espagne, S. M. pourrait avoir au Japon des facteurs et commissaires, qui amèneraient des religieux de tous les ordres, auxquels il serait permis d’avoir des églises publiques pour célébrer l’office divin. Quoique cette condition fut placée au second rang, elle était dans ma pensée le but principal de ma négociation.

Je dis ensuite que S. A. l’empereur étant l’intime ami du roi Philippe, elle ne devait pas permettre que les Hollandais, ennemis jurés de mon roi, résidassent dans ses états, ni pussent y aborder sous aucun prétexte. J’ajoutai que, lorsque par hasard, ou par une autre raison quelconque, des vaisseaux appartenant au roi d’Espagne ou à ses sujets arriveraient au Japon, l’empereur devait s’engager à garantir leur sûreté, et à leur donner un sauf-conduit pour les équipages et leur chargement, et ordonner qu’ils fussent traités comme ses propres sujets. Je demandai en outre que, dans le cas où le roi mon maître voudrait faire construire des navires et des galères dans les ports du Japon pour les envoyer à Manille, et acheter des munitions de guerre et de bouche pour les forteresses qu’il possédait dans ces parages, des facteurs et commissaires pussent y être établis pour faire ces opérations, et eussent la facilité d’acheter tout ce dont ils auraient besoin aux prix courans du pays. Je demandai enfin que, lorsque le roi d’Espagne enverrait un ambassadeur à l’empereur du Japon, il y fût reçu avec tous les honneurs et les distinctions dus au représentant d’un aussi grand monarque.

Ces clauses étaient à peu près pareilles à la note officielle dont j’avais chargé le R. P. Louis Sotelo. L’empereur me répondit qu’il les admettait toutes, sauf celle qui concernait les Hollandais, parce qu’il lui était impossible de me satisfaire pour l’instant, afin de ne pas manquer à la parole qu’il leur avait donnée. Pour me convaincre de la sincérité de ses intentions, et me donner un gage de sa bonne foi, l’empereur résolut d’envoyer un ambassadeur au roi mon maître, chargé de présens pour S. M. et pour le vice-roi de la Nouvelle-Espagne. Il m’invita à désigner un religieux de ceux qui résidaient au Japon pour remplir cette mission en son nom. Mon choix tomba sur le R. P. Alonso Munor, franciscain. Mais l’empereur voulut que les dépêches et les présens me fussent confiés. S. A. me prêta un vaisseau, et me fit remettre quatre mille ducats pour l’équiper. Il m’autorisa à le vendre, et à lui en renvoyer le montant en marchandises d’Espagne à mon choix. Je pris congé de ce monarque, après l’avoir remercié de toutes les faveurs dont il m’avait comblé. S. A. me chargea encore de dépêches pour le prince son fils, par la cour duquel je devais passer. Celui-ci écrivit aussi une lettre au roi mon maître, et me chargea d’un magnifique présent pour S. M. Je fis armer et équiper le vaisseau le Saint-Bonaventure, sur lequel je m’embarquai le 1er août 1610, et j’arrivai le 27 octobre suivant au port de Matanchel, dans les Californies, après une des plus heureuses traversées qui aient eu lieu dans la mer du Sud.


Je vais terminer cette relation par quelques observations que j’ai faites pendant un séjour de près de deux ans dans le Japon, et qui n’a précédé que de peu d’années le funeste événement de l’expulsion des chrétiens de cet empire, qui eut lieu après la mort de l’empereur qui m’avait si bien accueilli, et lorsque son fils, qui m’avait également bien traité, monta sur le trône[3]. Ce malheur ne serait peut-être pas arrivé si le conseil de Castille, auquel furent renvoyées les pièces relatives aux négociations que j’avais entamées, eût mis plus d’activité à les examiner et à en rendre compte au roi. Il m’est permis de penser que, si les liens d’une amitié étroite s’étaient formés entre les deux empires, le nouvel empereur n’eût pas mis autant d’emportement et de sévérité dans les mesures cruelles qu’il prit contre les chrétiens.

Revenant à mon sujet, je commencerai par faire remarquer, comme je l’ai dit en commençant mon récit, que la côte du Japon, qui était signalée sur les cartes maritimes par les 33° et demi, est réellement par les 35° et demi, au point où est situé le village de Jubanda, où je fis naufrage. Les îles qui composent cet empire s’étendent au-delà du 46e degré, ainsi que je l’appris d’un pilote anglais, grand cosmographe, établi au Japon depuis plus de deux ans à la suite d’un naufrage. Il était fort estimé de l’empereur, qui l’employait en diverses commissions. Il me raconta qu’ayant été envoyé par S. A. pour le recouvrement de certains droits au nord du Japon, il avait pris hauteur avec son astrolabe, et qu’il s’était trouvé au-delà de 45°, quoique le point où il était alors fût encore éloigné de l’extrémité nord de l’empire.

La Chine est éloignée des côtes du Japon de deux cents lieues, et la Corée de cinquante. Ce dernier pays, qui est fort riche et fort peuplé, est contigu à la Chine. L’empereur Taïcosama soumit la Corée, qu’il fit envahir par une armée de cent cinquante mille Japonais. Cette conquête fut faite facilement, parce que les habitans de la Corée, amollis par leurs richesses et les commodités de la vie dont ils jouissent, sont peu belliqueux. Après la mort de Taïcosama, ses successeurs y laissèrent peu à peu affaiblir leur autorité, et finirent par le perdre entièrement. Si les relations que je voulais établir entre le roi mon maître et l’empereur du Japon eussent été cimentées par un empressement réciproque, la conquête de la Corée eût pu être tentée de nouveau, et ce pays eût été un autre champ où les semences de l’Évangile eussent pu être répandues avec fruit.

Le Japon se compose d’un grand nombre d’îles, divisées en soixante-six provinces, toutes très-peuplées et fertiles.

Les Japonais sont beaucoup plus belliqueux que les Chinois, les Coréens et les autres peuples voisins de Manille. Leurs armes sont l’arquebuse, dont ils se servent fort adroitement, quoique avec lenteur, les lances et épées dont j’ai parlé, et de l’artillerie en petite quantité, qu’ils n’emploient que depuis soixante ans. Ils observent une grande discipline militaire. Le pays est garanti de toute attaque par des forteresses inexpugnables, où l’art ajoute aux avantages naturels de la situation.

Le climat est pareil à celui d’Espagne ; cependant les hivers y sont en général plus rigoureux. On n’y connaît ni peste, ni famine, parce que le climat y est très-sain, et parce que les saisons y sont si régulières, que les récoltes n’y manquent jamais.

Les Japonais sont adonnés à l’ivrognerie, qui est chez eux l’origine de plusieurs vices, tels, par exemple, que l’incontinence qui les excite à avoir une grande quantité de femmes. Le nombre de celles qu’ils entretiennent passe quelquefois cinquante. Les maris japonais sont peu fidèles, et ne se font pas scrupule de fréquenter des femmes publiques, dont il y a un grand nombre dans toutes les villes. Quant aux femmes, il est presque inoui qu’elles manquent à la foi conjugale. Elles vivent rigoureusement séparées des hommes, même de leurs pères, frères et fils, et ne sortent que pour les visites de cérémonie qu’elles se font entre elles, ou pour aller dans les temples ; elles sont alors enfermées dans une espèce de cage portée par des serviteurs.

Les Japonais sont très-industrieux, très-fins et très-experts dans le négoce. Ils sont très-adroits pour inventer et pour imiter. Il y a dans les villes un grand nombre de boutiques et de magasins merveilleusement assortis de toute espèce d’objets de luxe et d’usage ordinaire, soit pour les vêtemens, soit pour la parure.

Il y avait au Japon, quand j’y étais, plus de trois cent mille chrétiens, dont une grande partie a péri dans l’horrible persécution suscitée par l’ennemi du genre humain. Il est bien triste que nous ayons perdu l’espérance qui me paraissait si bien fondée, non-seulement de propager notre sainte foi, mais encore d’ouvrir un commerce qui pouvait être si avantageux au roi mon maître et à ses sujets, avec un pays d’où nous pouvions tirer, avec moins de frais que d’Europe ou d’Amérique, tout ce qui était nécessaire à la plupart de nos établissemens dans ces parages.

S’il faut en croire les chroniques japonaises, cet empire, extrêmement ancien, était divisé en plusieurs principautés, et fut réuni sous un seul monarque, six cent soixante-trois ans avant Jésus-Christ ; et, ce qui est unique, parmi toutes les nations du monde, c’est le descendant en ligne directe de ce premier fondateur, qui est encore aujourd’hui Dayri ou empereur ecclésiastique du Japon. Les Japonais ont été isolés du reste du monde, excepté de la Chine, dont ils ont emprunté leurs lois, leur religion, et presque tous leurs usages, jusqu’à une époque qui ne remonte pas au-delà d’un siècle.

Autrefois l’autorité souveraine était tout entière entre les mains du Dayri, et les ministres de la religion, dont ce prince est le chef suprême, exerçaient une grande influence dans l’empire ; mais, il y a à peu près 450 ans, une famille puissante s’empara de l’autorité, et ne laissa au Dayri que les attributions religieuses. Toutefois il a conservé quelques apparences de puissance qui se réduisent à donner pour la forme une espèce d’investiture de certaines dignités dont les titulaires sont nommés par l’empereur civil. C’est à Méaco que réside le Dayri, qui s’appelle aussi Jesico. J’ai déjà dit qu’il ne se montrait jamais en public. Un très-petit nombre de hauts dignitaires et ses femmes sont les seules personnes qui approchent de lui. Le souverain de fait, ou empereur civil et militaire, porte les titres de Tencaudoni et de Cubo sama. Son autorité est très-grande ; mais soit par délégation ou par des priviléges dont j’ignore l’origine, il y a des espèces de vice-rois qui, bien que soumis à l’empereur, ne laissent pas que d’avoir une grande puissance dans les divers royaumes ou provinces dont la réunion forme l’empire du Japon.

Le Japon n’a jamais été conquis, quoique dans deux occasions les Chinois et les Coréens unis aient tenté de s’en emparer.

Le gouvernement municipal est excellent au Japon. La police intérieure y est admirablement faite, et j’ai remarqué le même zèle et la même intelligence dans les chefs et dans les subalternes. J’ai déjà dit combien les villes étaient propres : il en est de même de l’intérieur des maisons du moindre artisan. Le Japon renferme une quantité innombrable de mines d’or et d’argent, et si les mineurs étaient plus expérimentés et connaissaient l’usage du vif argent, ils pourraient extraire une quantité incroyable de ces métaux.

Le riz est la nourriture ordinaire des habitans. Cependant le froment croît très-bien au Japon, et il n’est pas rare que les récoltes y donnent cinquante boisseaux pour un de semence. Les Japonais ne mangent presque jamais d’autre viande que celle des animaux qu’ils prennent à la chasse. Leurs forêts sont peuplées de toutes les espèces de gibier que nous connaissons en Europe, et de plusieurs autres qui nous sont inconnues. Il en est de même des oiseaux et des poissons. Ils récoltent du coton en abondance dans la province de Bogu ; ils en font des toiles et des étoffes dont le peuple s’habille. Les grands et les seigneurs se vêtissent en tissus de soie qu’ils tirent presqu’entièrement de la Chine, où ce produit est de bien meilleure qualité que chez eux. Le vernis dont ils se servent pour leurs meubles a une grande réputation dans tout le monde, et il la mérite par son éclat et par sa solidité. Leurs armes sont d’une trempe extraordinaire pour la finesse et pour la force ; ils y attachent un prix excessif. J’ai ouï dire qu’il y a eu des épées Catanas qui ont été estimées cent mille ducats. Il est certain qu’on a vu des Japonais couper d’un seul coup un homme dans toute sa longueur. Ils trouvent ridicule le prix extraordinaire que nous attachons à un diamant ou à un rubis, et prétendent que la véritable valeur d’un objet est dans son utilité ; voilà pourquoi ils mettent un si haut prix à une bonne épée.

Les seigneurs au Japon tiennent un grand état de représentation en officiers et domestiques. Ils ne sortent jamais qu’accompagnés d’une suite nombreuse. Ils reçoivent de leurs inférieurs les mêmes hommages et les mêmes respects qu’ils rendent eux-mêmes à l’empereur.

L’orgueil, l’arrogance, et une fermeté de caractère qui tient presque de la férocité, sont les traits distinctifs des Japonais de toutes les classes. La lâcheté leur est inconnue. Lorsque quelqu’un d’entre eux est condamné à mort, il ne souffre pas que le bourreau touche sa personne. Il assemble ses parens et ses amis, et en leur présence il s’ouvre le ventre avec son épée, sans témoigner aucune crainte de la mort. Il n’est pas étonnant qu’un pareil peuple n’ait jamais pu être soumis par les Chinois, qui passent pour aussi timides que les Japonais sont courageux.

J’observerai en finissant, combien il est à regretter qu’un peuple qui a d’aussi bonnes lois, et qui est doué de si belles qualités, soit livré à l’idolâtrie, et soit devenu la proie de Satan. Il est bien déplorable que les progrès rapides que notre sainte foi faisait dans ce beau pays aient été arrêtés tout à coup. Dieu a permis que l’ennemi des hommes étouffât les semences répandues sur cette terre par les saints martyrs qui ont payé de leur sang la propagation de l’Évangile.

C…


  1. Voyez les cahiers précédens
  2. Probablement Junca. L’auteur veut sans doute parler des navires japonais, connus sous le nom de jonques.
  3. Voyez l’avant-propos.