Voyage au Malabar

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VOYAGE AU MALABAR,

PAR M. LE CONTRE-AMIRAL FLEURIOT DE LANGLE.
1859. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




La corvette la Cordelière a visité la côte de Malabar en 1859 et 1860, sous le commandement de M. le vicomte A. Fleuriot de Langle, contre-amiral, alors capitaine de vaisseau commandant la division navale des côtes orientales d’Afrique. Les notes qui suivent ont été recueillies pendant cette croisière et les dessins ont été faits en grande partie par M. Émile Fleuriot de Langle, qui accompagnait son père en qualité de secrétaire.


I

Description de la côte du Malabar. — Chemin de fer indien.

La plus grande partie de la côte de Malabar est comprise dans la présidence du Bombay, qui s’étend depuis vingt-huit jusqu’à seize degrés de latitude nord ; le sud de cette côte ressortit administrativement de la présidence de Madras. Le climat est très-variable sur la côte du Malabar et les races n’y sont pas moins variées.

Le Sindh, dont les déserts sablonneux élèvent énormément la température, peut être comparé par son âpreté au climat de l’Afrique ; le thermomètre s’y tient pendant six mois à trente-trois ou trente-quatre degrés à l’ombre, et les eaux du fleuve sont rarement inférieures à la chaleur humaine. La division du nord est habitée par des races énergiques. La chaleur que l’on éprouve dans le Cutch et le Deckan est peu inférieure à celle que l’on ressent dans le Sindh ; les eaux y sont rares.

Le climat du Concan, du Canara et du Travancore est plus modéré ; l’immense quantité d’eau qui tombe pendant l’hivernage y maintient une végétation luxuriante et entretient partout une humidité d’où résultent souvent des fièvres : le choléra y est endémique.

Les races qui habitent la côte du sud sont plus molles que celles du nord.

Dès qu’on pénètre dans le Deckan, après avoir passé les chaînes des Ghâtes, on trouve ses hauts plateaux un climat très-agréable. Les Anglais fatigués des chaleurs de la côte y viennent respirer un air salubre qui leur rappelle celui de leur patrie.

La côte du Malabar est en général dépourvue de ports. Les hautes montagnes nommées Ghâtes interceptent les communications entre la mer et les plateaux du Maduré, du Mysore, du Deckan et du Maharasthra. Les eaux qui s’échappent des versants orientaux forment des fleuves qui fertilisent pendant leur long parcours des vallées immenses qu’elles arrosent, tandis que les rivières qui se déversent vers l’ouest sont torrentueuses, ont peu de parcours et sont souvent d’un difficile accès ; les barques d’un faible tirant d’eau peuvent seules les fréquenter. Cette conformation physique est cause que l’on ne compte sur une étendue de près de cinq cents lieues que trois ou quatre havres où les navires européens puissent trouver de l’abri lorsque la mousson d’ouest soulève des tempêtes sur cette côte inhospitalière. Ces ports sont Quilon, Cochin, Goa et Bombay, qui servent d’entrepôts au commerce de l’Inde. Aussi les nations européennes s’en sont-elles longtemps disputé la possession avec acharnement. Depuis soixante ans les révolutions, qui se sont succédé en Europe et dans l’Inde, ont rendu l’Angleterre presque exclusivement maîtresse de ce vaste continent où la France ne conserve plus que quelques points isolés.

L’intention de l’administration anglaise est de relier la presqu’île indienne par un réseau de chemins de fer, dont les coordonnées se couperont sous différents angles, et formeront un vaste échiquier qui lui permettra de surveiller facilement son immense empire.

Déjà Calcutta et Madras sont en rapport par des voies ferrées qui contournent le golfe du Bengale : les deux capitales servent de point de départ à deux autres branches qui pénètrent dans les bassins arrosés par le Gange, le Godavery, le Crishna, et dans les plaines du Mysore. Ces voies se prolongeront de façon à se relier avec les chemins occidentaux. Le chemin de Bombay, après avoir traversé les îles de Bombay et de Salsette, pénètre sur le continent au moyen d’un viaduc, et se dirige sur Kalyan, où il se ramifie : une de ses branches se dirige de la vers le nord-est, et la seconde vers le sud-est ; la branche du nord-est subit ensuite elle-même une nouvelle bifurcation.

Le premier tronçon du nord-est dessert les bassins du Tapti et de la Nerbonda, se dirige vers Selgaon, Nagpour, et rejoint le chemin oriental de Calcutta vers Sabalpore. Le second tronçon se sépare du premier entre Bhosawah et Selgaon, et dessert les districts du Bérar, situés au sud du premier parcours ; il s’enfonce ensuite vers l’est en se dirigeant vers Omrawati ; il doit rejoindre à Nagpour le chemin de Calcutta.

La brauche qui se dirige de Kalyan prend la direction du sud-est, traverse les versants occidentaux de la chaîne des Ghâtes. Rien de plus hardi que les travaux qu’il a fallu construire pour faire surmonter à la voie ferrée ces montagnes aux pentes abruptes et pour pénétrer jusqu’à Pounah. Cette branche se dirige de Pounah sur Kholapore, d’où elle atteint les plateaux du Deckan ; elle doit rejoindre le réseau de Madras.


II

Idiomes et populations de la côte de Malabar. — Les Mahrates, les Bhills, les Gondes. — Les parias et les gens sans castes.

Les nations qui habitent la côte de Malabar tiennent à tant de souches différentes, et professent des religions si diverses, que cette côte offre à l’observateur une partie des types de l’Inde entière. Quelques-unes de ces religions prennent leur point de départ dans le panthéon indien, tandis que d’autres tirent leur origine des livres sacrés des hébreux et de ceux des chrétiens. Les religions de Mahomet et de Zoroastre y ont aussi leurs représentants. Les familles juives de cette côte prétendent s’être échappées de la Palestine au temps de Titus.

La population indoue de la côte de Malabar peut se diviser en cinq grandes fractions qui portent les noms de Nayrs ou Naymans, de Kouragas ou Kondagours, de Toulouvas, de Kanaras et de Concanis.

Les trois premiers groupes parlent des langues dravidiennes et on peut les regarder comme autochtones, tandis que les deux derniers se servent de langues issues du sanscrit et doivent se rattacher aux Aryens.

Outre les peuples sédentaires ou ceux qui ont une origine et une religion plus ou moins bien connues, l’Inde, et la côte de Malabar en particulier, est habitée par un grand nombre de populations divisées entre elles par des langues qui ne se rapportent ni au sanscrit ni au tamoul, et qui ont des coutumes différentes. Pour donner une idée de la diversité de ces races, il suffit de savoir que les Anglais sont parvenus à distinguer cinquante-deux tribus différentes, seulement parmi les peuples qui habitent la présidence de Bombay.

Les plus nobles de ces tribus sont les Bhills et les Gondes ; les Sontals, qui se rattachent aux anciens Autochthones du nord ; les Garols, qui ont eu aussi leurs rajahs et un pouvoir indépendant. Les tribus parias viennent après ces groupes. Elles se nomment, aux environs de Bombay, Warali, Shalodis, Mahars, Ramosis-Col et Couli. Quelques-uns de ces parias adorent Siva et Cali.

D’autres sauvages habitent les Ghâtes au-dessus des provinces de Concan et de Canara ; ils sont souvent vassaux des Nayrs, et tiennent d’eux des terres à fermage ; car, sur cette côte, la propriété était individuelle, contrairement aux usages établis ailleurs où le sol appartient au gouvernement. Cette coutume indique assez une donnée sociale différente.

Les sauvages qui vivent dans les forêts portent les noms de Cadou-Kouroubasous, Malaï-Condiarous, Iroulers, Soligurous. Quelques-unes de ces populations sont presque blanches comme les Malaï-Condiarous, et ces faits compliquent le problème de l’anthropologie indoue. Outre les moissons qui viennent dans leurs montagnes, ils exploitent les forêts et abattent les arbres de teck ; ils tirent du palmier une boisson enivrante.

Ils adorent des démons nommés boutans, qui personnifient les éléments ; ils passent pour sorciers et sont adonnés à la paresse. Très-unis entre eux, ils forcent les habitants des villes à les traiter avec quelque humanité, parce qu’ils se rendent tous solidaires des mauvais traitements que subit un des leurs, et abandonnent immédiatement la localité où l’un des membres de leur communauté a eu à souffrir de quelque injustice.

On prétend que jadis ces sauvages saisissaient quelquefois les voyageurs écartés, et les sacrifiaient en les enterrant tout vifs et leur mettant sur la tête des charbons enflammés jusqu’à ce qu’ils fussent morts.

Lors des guerres du Nizam et du Mysore, ils servaient de guides aux armées du sultan Tipoo, quand il venait à Mangalore. Ce prince, frappé de leur nudité, leur fit proposer de leur envoyer des vêtements ; mais ils le firent prier de vouloir bien leur permettre de vivre comme avaient vécu leurs pères.

Ces sauvages ont aujourd’hui des mœurs assez paisibles ; ils continuent à aller presque nus et ont conservé un grand nombre de superstitions. Mgr de Cannos, qui avait longtemps vécu au milieu d’eux, me disait qu’ils avaient divers modes d’adoration, que le feu était un des éléments auxquels ils rendaient un culte, et que, dans quelques occasions, les jeunes filles parcouraient les villages avec une couronne de charbons ardents sur leur tête.

Les natifs de la côte de Malabar, qui armaient autrefois les hardis corsaires d’Angria, de Savagi et de Sawant-Vadi, sont presque tous pêcheurs aujourd’hui. Dès le mois de janvier, la sardine abonde sur la côte de Malabar, et des milliers d’embarcations viennent au large pour faire cette pêche. L’attitude de ces hommes, lorsqu’ils lancent leur filet en forme d’épervier, est pleine de noblesse.

Sur la côte de Canara, les pêcheurs se livrent de préférence à la pêche de fond, et leurs embarcations bien espalmées se rencontrent quelquefois à plusieurs milles au large. Un chapeau à double fond, à large bord, semblable à un vaste parasol, les préserve du soleil et rend l’aspect de leurs pirogues très-pittoresque ; ils sont fort défiants et se retirent dès qu’ils voient un grand navire.

Quelques-uns se hasardent cependant à venir offrir le produit de leur pêche aux croiseurs ou aux navires qui louvoient pour remonter la côte. Dès que le mois de mai est venu, les pêches cessent et les pirogues sont halées à terre. La belle saison recommence sur les côtes de Malabar vers le mois d’octobre. La mousson de sud-ouest fait, en général, son apparition dans la première semaine de juin et inonde de torrents de pluie toute cette côte. Les mois qui sont compris entre les mois de mai et novembre sont orageux, et les navires qui fréquentent alors ces parages sont exposés à de terribles tempêtes ; les ouragans de 1837 et 1854 firent de grands ravages dans le port de Bombay. Mais dès qu’en décembre le soleil fait un mouvement rétrograde pour venir répandre la vie dans l’hémisphère nord, les barques indiennes sortent en foule des criques où elles s’étaient réfugiées pendant l’hiver, et la côte est de nouveau sillonnée de milliers de barques non pontées qui portent à Bombay les produits les plus variés ; les unes descendent le littoral, les autres le remontent, en profitant des vents et des marées ; tout est animé, la vie circule partout.

Les barques indiennes sont, en général, gréées en tartanes ; leur avant est très-svelte, et leur arrière est chargé d’une lourde dunette qui a quelquefois deux étages et sert de logement aux armateurs ou aux négociants.

Les barques chargées de coton en sont littéralement encombrées : elles en ont dans leur cale, sur le pont ; les mâts sortent à peine de ce monceau et les voiles s’orientent comme elles peuvent ; des filets et des cordes retiennent d’autres balles sur les flancs du bâtiment, tandis que sur l’arrière on voit pendre des régimes de bananes ou des jarres remplies de beurre, quelquefois des gargoulettes vides.

Patients et sobres, les mariniers indous s’écartent peu des côtes et mouillent presque tous les soirs pour reprendre la mer dès que les brises de terre se font sentir.


III

Établissements français de la côte de Malabar. — Mahé. — Sa prospérité. — Sa rivière. — Races et religions. — Sainte Thérèse. — Saint Sébastien.

Le comptoir de Mahé, situé à la côte de Malabar, par 11° 42’8’’de latitude nord et 73° 4’10’’de longitude orientale, est la seule possession que la France ait gardée sur cette côte, car on ne peut appeler du nom de possessions les loges de Calicut et de Surate, qui se louent à des particuliers.

Une vue de Mahé sur la côte de Malabar. — Dessin de Guiaud d’après l’album de M. É. Fleuriot de Langle.

La petite ville de Mahé, située sur la rive gauche d’une rivière qui pénètre assez profondément dans les terres, est très-riante ; les maisons sont entourées de jardins et ensevelies au milieu de bosquets de cocotiers.

Les Aldées, qui ont été rétrocédées à la France, sont séparées de la ville, et il a été construit une route pour fréquenter ces villages. La population des deux districts réunis ne dépasse pas sept mille âmes, qui vivent sur un terrain d’environ six cents hectares. Trois mille âmes habitent la ville proprement dite, et quatre mille les Aldées. Cette population est heureuse et satisfaite de vivre sous la bannière de la France. La richesse de ces Indiens consiste en palmiers. Le gouvernement français laisse cette petite population jouir en paix du fruit de ses cocotiers, tandis que les sujets de la Grande-Bretagne, qui les entourent de tous côtés, payent au collecteur neuf roupies, c’est-à-dire près de vingt et un francs par pied de cocotier.

Mahé n’a aucun édifice public. La maison du gouverneur appartient à un riche particulier auquel on la loue pour les besoins de l’administration ; elle est vaste et située auprès de l’embarcadère, au lieu ou était autrefois une des batteries qui défendaient Mahé.

La maison du gouverneur, à Pangim ou Nova-Goa, côte de Malabar. — Dessin de Guiaud d’après l’album de M. É. Fleuriot de Langle.

Un second fort bastionné existait au sommet de la ville et croisait ses feux avec les batteries de la mer. Il ne reste aujourd’hui que les ruines des forts que nous avions élevés à Mahé pour nous en assurer la possession.

La rivière de Mahé est obstruée par un banc qu’on peut passer à la marée haute ; l’eau devient plus profonde dès qu’on a surmonté cet obstacle, et une grande quantité de tartanes viennent s’y mettre à l’abri. L’activité commerciale de Mahé est assez considérable pour alimenter un mouvement de quarante à cinquante navires. Un pont, qui n’est pas achevé, doit mettre en rapport les deux rives de la rivière de Mahé, que l’on passe aujourd’hui en bac.

Une vue de Mahé sur la côte de Malabar. — Dessin de Guiaud d’après l’album de M. É. Fleuriot de Langle.

La population de Mahé se divise en trois groupes religieux : les Indous purs ont conservé les divers rites de leurs pères et se divisent en plusieurs castes, ainsi que dans toute l’Inde ; celle des Tchatrias ou guerriers prend à Mahé la dénomination de Nayrs ; elle était brave et a vaillamment combattu pour son indépendance lors de l’apparition des Portugais sur la côte de l’Inde. Les femmes nayres ont le privilége d’avoir plusieurs maris.

Lorsqu’un des Nayrs est entré chez une femme, il dépose à la porte son épée et ses sandales. Cette porte devient sacrée dès ce moment, et on n’a jamais vu qu’il se soit élevé aucune querelle parmi eux au sujet de la violation de ce privilége.

Les anciens conquérants mahométans, qu’on nomme Mapelles, étaient autrefois très-riches et servaient de courtiers pour toutes les opérations commerciales ; ils sont moins remuants aujourd’hui qu’ils ne l’étaient jadis.

Les chrétiens sont assez nombreux à Mahé ; ils proviennent soit des anciennes conversions faites par les Portuguais, soit du mélange de cette nation avec les femmes du pays. La religion catholique est acceptée sur toute cette côte, et les missionnaires peuvent pénétrer parmi les populations sauvages qui habitent les Ghâtes.

Mahé est sous l’invocation de sainte Thérèse, et une assez jolie chapelle lui est dédiée ; le toit de cette église est modestement fait de paille. Le jour de sainte Thérèse, tout les habitants de Mahé viennent, sans exception de culte, offrir leur prière à Dieu et leur offrande à la sainte.

Après sainte Thérèse, c’est saint Sébastien qui jouit du plus grand crédit. Sa statuette, percée de mille flèches, passe pour avoir le don de préserver des épidémies. Il arrive souvent que des députations viennent demander l’intercession du saint, et les prêtres et les fidèles de Mahé suivent son image ainsi transportée dans les villes voisines pour en chasser la maladie.

Si le gouvernement anglais s’y prêtait et permettait aux agents d’émigration de parcourir librement la campagne, il serait possible de faire de Mahé un point de recrutement pour la Réunion.

Les revenus de Mahé sont de trente-deux mille francs, et les dépenses de l’administration y montent à trente-quatre mille francs. Le riz avait manqué lors de la visite de la Cordelière à Mahé, et la population était dans une détresse inimaginable.

La terre des fonds est sablonneuse et le riz peut se cultiver sur le bord des rivières où l’on produit des inondations artificielles. Les hauteurs n’ont qu’un sol dur et qui paraît calcaire ; à quelque distance dans l’intérieur s’élèvent les Ghâtes, dont les flancs sont couverts de forêts magnifiques.

La main des Européens paraît avoir a peine effleuré ce pays. Quelques routes assez bien tenues sur lesquelles circulent de petits bœufs porteurs qui servent presque exclusivement de bêtes de somme dans l’Inde, où le chameau et le cheval réussissent mal, et le fil électrique, qui met à tout moment en rapport les extrémités du vaste empire anglo-indien, sont les seuls indices qu’on y trouve de leur présence.

Cananore est le chef-lieu militaire de la présidence de Madras, à la côte de Malabar ; les forces qui y stationnent se composent de trois régiments ; l’un est européen, deux sont indigènes. Le collecteur, ordinairement chargé de l’administration civile, réside à Calicut.

L’évêque habite à Mangalore. Mangalore est aussi le siége d’un évêché catholique. Le gouvernement anglais entretient cet évêque et les missions catholiques qui dépendent de lui. Ces missions sont desservies par des carmes et des capucins.

Les Indiens qui habitent les environs de Mahé sont soumis aux maîtres dont ils cultivent les terres. Les Nayrs avaient le privilége de pouvoir posséder et de transmettre leur héritage.

La compagnie des Indes françaises était autrefois maîtresse de Gestapour. Cette ville est très-importante, parce qu’elle communique par de bonnes routes avec l’intérieur de la presqu’île. La rivière, sur laquelle est située la ville, est navigable pour les bâtiments d’un port assez considérable ; elle fait au jourd’hui un grand commerce d’huile de coco et d’huile de sésame.


IV

Établissements portugais de la côte de Malabar. — Goa. — Îles Saint-Georges. — Mouillage de l’Aguada. — Phare. — Barre de la rivière. — La ville neuve Pangim — Le comte de Torres Novas. — Le clergé catholique. — Vieux Goa. — Reliques de saint François-Xavier. — Les églises de Goa. — L’arsenal. — Le couvent del Cabo. — Marmagon. — Côtes de Concan. — Savant Wadi. — Pirates savaji. — Tulaji angria. — Fondation de l’empire mahrate. — Conquête des places de Savaji et d’Angria par l’Angleterre.

Lorsqu’on arrive du sud sur la rade de Goa, on passe d’abord devant les îles Saint-Georges.

Le bras de la rivière de Goa qui débouche au sud se nomme Marmagon ; il s’ouvre bientôt aux regards des voyageurs, mais les terres sont généralement embrumées et il est difficile de bien distinguer les accidents de terrains. De grands édifices couronnent les sommets et tout annonce qu’une nation puissante avait fait de Goa sa capitale. Le couvent del Cabo est un des mieux conservés de ces édifices ; il est situé à l’extrémité de l’île de Salsette, sur laquelle est bâtie Goa et qui est séparée de la grande terre par la rivière de Goa et l’embranchement du Marmagon : plus au nord, le phare domine le mouillage de l’Aguada, et plusieurs chapelles attestent la ferveur des premiers Portugais qui s’établirent sur ces côtes.

De longues lignes de forts armés de canons rouillés couronnent le mouillage de l’Aguada, mais tout cet appareil militaire n’est plus à la hauteur des attaques d’aujourd’hui.

La rivière de Goa se fraye difficilement un passage entre la pointe du Cabo et un morne nommé le Bardez qui la limite du côté nord ; d’autres fortifications toutes aussi impuissantes que celles de l’Aguada, couvrent le morne du haut en bas ; les batteries du Cabo devaient croiser leurs feux avec celles du morne.

La rivière est encombrée depuis longtemps par une barre que traverse plusieurs canaux où la mer brise quand il fait mauvais temps ; cette barre est un obstacle qui défend Goa avec bien plus de sûreté que les forts qui avaient été autrefois élevés par la couronne de Portugal. Dès que l’on a franchi cet obstacle on trouve des constructions élégantes qui bordent les deux rives de la rivière jusqu’à Pangim ou nouveau Goa, située à deux milles en amont de la barre.

Quoique nouvelle, cette ville possède des églises fort remarquables et des casernes. Le palais du gouverneur général est un vaste édifice couronné par une série de toits pointus qui couvrent chaque pavillon séparé, ainsi qu’il était d’usage de le faire au siècle dernier, ce qui donne à cet édifice un grand caractère. La chapelle privée du gouverneur s’ouvre sur la place du palais et Son Excellence peut entendre l’office divin sans quitter ses appartements qui donnent sur la galerie supérieure de sa chapelle.

Un vaste escalier en marbre descend de la façade nord du palais jusqu’à la rivière, et de vastes hangars abritent la barge et les canots du gouverneur. Les salons de l’hôtel sont vastes et élevés d’étage, ainsi qu’il convient dans un climat aussi chaud que celui de Goa. Une des galeries contient le portrait des vice-rois et des gouverneurs généraux, qui ont fondé l’empire portugais dans les Indes.

Le temps a malheureusement peu respecté les traces de ces grands hommes dont les traits auraient pu être représentés par une main plus habile.

Son Excellence M. le vicomte de Torres Novas fait les honneurs de son gouvernement avec une affabilité extrême. L’élite de la société de Goa se réunit dans ses salons. Une fois par semaine on peut y admirer les belles Lusitaniennes ; si loin de leur patrie, elles n’ont rien perdu de la grâce de leurs mères.

On est tout d’abord frappé à la première vue du nombreux clergé qui circule dans les rues de Pangim ; mais il est facile de s’en rendre compte en réfléchissant que, bien que les Anglais dominent politiquement toute la côte de Malabar, la direction religieuse y appartient toujours à Goa ; cette ville est le vaste séminaire d’où sortent tous les desservants qui exercent le saint ministère dans l’Inde presque entière.

L’archevêque de Goa avait autrefois le titre de primat des Indes. Au moment où la Cordelière était mouillée dans les eaux de Goa, en décembre 1859, il existait un schisme entre l’archevêque et la cour de Rome, mais le prélat auteur de ce schisme venait de mourir et la concorde renaissait.

M. le vicomte de Torres Novas avait pensé qu’il serait bon de consacrer le retour de l’Église de Goa au giron de l’Église romaine, par l’exposition publique des reliques de saint François-Xavier, l’apôtre des Indes, qui n’étaient pas sorties de leur châsse depuis quatre-vingts ans.

Un grand nombre de fidèles avaient été attirés à Goa par le désir de visiter ces saintes reliques, et la ville avait pris à cette occasion un caractère de fête inaccoutumé.

Le vieux Goa est à deux heures en amont de Pangim. Une chaussée, qui vient d’être réparée par M. de Torres Novas, y conduit et l’on peut facilement y remonter aussi en embarcation. Les chevaux vivent mal à Goa, et y sont par conséquent fort rares : on est obligé de recourir à d’autres moyens de locomotion.

Les palanquins servent de véhicules aux personnes qui ne peuvent se procurer ni voiture ni embarcation. Ces véhicules sont suspendus à un fort bambou que deux où quatre robustes Indiens chargent sur leur tête, tandis que le voyageur s’installe horizontalement sur ce canapé portatif. Tout le talent des porteurs consiste à rompre la cadence du pas, de façon à ce que le patient qu’ils enlèvent presque au grand trot, ne supporte que le moins possible le choc de leurs brusques allures.

La chaussée qui conduit de Pangim au Ribandar et à Goa est bordée de jardins au milieu desquels on se trouve dès que l’on a franchi les arches donnant issue aux eaux d’une lagune qui fait de Pangim une presqu’île. Le Ribandar est un grand faubourg près duquel s’élèvent le palais de l’archevêque et la poudrière ; le palais de l’archevêque a pris le nom de la poudrière à cause de sa proximité de cet établissement ; ses jardins sont en terrasse et l’édifice fait face au nord ; au grand nombre des fenêtres de cette façade, on peut juger de son importance, mais le séjour de ce palais passe pour être humide et malsain, en sorte que les Métropolitains ont fait élever un nouvel hôtel à Pangim.

Lorsqu’on remonte de Pangim au vieux Goa par mer, on voit sur la rive droite de la rivière, dans une des îles du fleuve nommé Chovas, un vaste édifice muni à l’un de ses angles d’une haute tour carrée ; il était destiné à élever les novices des jésuites, qui dominaient autrefois une partie de l’Inde. Depuis l’exclusion de cet ordre du Portugal, le collége tombe en ruine ; on prétend même qu’il avait été évacué avant la confiscation des biens de l’ordre. En remontant encore la rivière pendant quelques milles, on se trouve en face du vieux Goa ; il faudrait une puissante imagination et des connaissances archéologiques bien précises pour reconstruire par le souvenir la ville des vice-rois.

Goa est du reste une ville relativement nouvelle, construite dix-neuf ans seulement avant l’arrivée des Portugais dans l’Inde. Quoiqu’elle fût gouvernée par ses propres rajahs, elle dépendait du rajah de Belgaoum, et il est probable que cette principauté elle-même était un démembrement du royaume de Visapour. Les Indiens ont tenté de refaire une nouvelle Goa dans le sud de l’ancienne.

Un quai assez bien entretenu donne aujourd’hui accès à une chaussée qui passe sous l’arc de triomphe d’Albuquerque. Cet arc ne fait honneur ni au crayon de son architecte, ni au ciseau du statuaire qui y a retracé les traits du héros.

L’ancien palais du vice-roi s’étendait à gauche de cette entrée, si l’on en juge par quelques terrasses couvertes de broussailles, ses seuls vestiges, il devait être immense. Le couvent des théatins, sous l’invocation de saint Cajetan, y attenait ; l’église de ce couvent, construite sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, servait aux vice-rois ; elle existe encore, et ses cloîtres sont en bon état. Lorsque les gouverneurs viennent au vieux Goa, ils se reposent dans ce couvent où ils font entretenir quelques appartements assez confortables.

Quelques rues de Goa sont pavées en larges dalles. On ne voit plus maintenant aucune trace des fortifications qui ont couvert la ville contre les attaques de l’ennemi.

La cathédrale est une noble basilique dont le frontispice se développe sur une place aux vastes proportions. Ses deux tours carrées sont d’un beau dessin. La longueur de l’édifice est d’environ soixante-dix mètres, et la largeur de la nef d’environ vingt-sept mètres. Lorsqu’on pénètre dans la nef on est frappé du grandiose du saint lieu. Les chapelles latérales se développent au nombre de sept de chaque côté ; elles ont chacune un autel, et cet ensemble est couronné par un magnifique maître autel. On regrette que ces autels, ornés de colonnes torses, soient peints et dorés avec exagération. Les fenêtres, ainsi que l’usage en a prévalu dans les établissements portugais de l’Inde et de Mozambique, sont fermées par des vitres en coquilles de nacre, ce qui ne laisse pénétrer dans la basilique qu’un jour mystérieux.

Le trésor de la cathédrale contient des ornements d’une richesse merveilleuse.

Les églises de Goa sont les seules où j’ai vu des anneaux dorés scellés aux nervures des voûtes, ce qui permet de pavoiser complétement l’intérieur des églises, de façon à faire disparaître les pierres sous de riches tentures de soie aux couleurs variées.

À l’occasion de l’exposition des reliques, les églises avaient toutes revêtu leurs habits de fête.

Le corps de saint François qui appartenait à l’ordre des jésuites est conservé dans l’église du Bon-Jésus, qui était l’église du couvent de cet ordre.

Cette église est bâtie en forme de croix, et le maître autel est splendide. Le magnifique mausolée de saint François-Xavier est placé à la gauche du maître-autel : il représente une chapelle gothique en argent repoussé. La châsse dans laquelle repose le saint en avait été extraite, et la partie supérieure de son cénotaphe en argent ciselé surmontait cette châsse qui est en verre.

La momie est encore revêtue du costume que le saint portait de son vivant. Le visage est vermeil ; quelques cheveux gris ornent les tempes ; l’orbe de l’œil fait saillie sous ses arcades fortement accentuées et surmontées de sourcils épais. Le nez seul paraît avoir un peu souffert.

La main gauche est étendue et tient une canne en jonc à pomme d’or que ne quittait jamais, dit-on, le saint personnage. On exposait autrefois cette sainte relique sans prendre la précaution de la mettre dans une vitrine ; une dame trop fervente détacha d’un coup de dent l’un des petits doigts du pied du saint. Depuis cette époque, on a dû prendre des précautions pour que de pareils actes de dévotion ne se renouvelassent plus.

Le bras droit a été envoyé à Rome vers le milieu du dix-septième siècle et, au dire des contemporains, cette ablation ne se fit pas sans difficulté : il fallut faire des prières sans nombre au saint, qui finit par se laisser fléchir et par présenter lui-même son bras au chirurgien chargé de l’opération.

La mort de ce saint personnage arriva en 1552, à Sancian, en Chine ; les Chinois avaient jeté le corps dans une fosse de chaux vive, qui, au lieu de consumer le corps, le conserva dans l’état inaltérable où il est aujourd’hui. Le corps fut rapporté à Goa en 1554. Avant 1780, l’exposition avait lieu annuellement ; mais le corps était resté renfermé dans le cercueil depuis cette époque jusqu’en 1859, où M. le vicomte de Torres Novas voulut le rendre au culte public. On dit que la momie s’est un peu altérée depuis que l’on a amputé son bras droit.

Les Indiens de toutes castes viennent pieusement s’agenouiller aux pieds de saint François-Xavier, et baiser ses reliques. On racontait à Paugim qu’un Indien ayant rencontré, à la porte de l’église, un mendiant qui lui avait demandé l’aumône, lui avait répondu avec bonté qu’il n’avait que les deux anas nécessaires pour mettre dans la patène que l’on présentait aux pèlerins. Or, l’émotion de cet Indien fut extrême lorsqu’un moment après il crut reconnaître, dans les traits du saint, le mendiant auquel il venait de refuser une aumône ; on dit qu’il resta stupéfait et qu’il ne sortit de cet état d’anéantissement que pour s’écrier qu’il venait à l’instant même de voir le saint tout vivant devant lui. Ces apparitions n’ont du reste rien d’incroyable pour les Indiens, qui sont persuadés que Wishnou vient tous les soirs dormir sur les bords de la Chrisna.

L’église de Saint-Augustin, dont il ne reste plus aujourd’hui que des ruines, a dû être autrefois très-belle. Le couvent de Sainte-Monique est fort voisin de Saint-Augustin. Quelques religieuses y vivent encore. Ainsi que presque tous les autres, ce couvent était autrefois très-bien doté. Les quelques nonnes qui l’habitent sont aujourd’hui réduites à fabriquer des fleurs artificielles et à vendre des sucreries.

L’arsenal de Goa est très-rapproché de la vieille ville dont il n’est séparé que par une simple muraille. Les quais y sont larges et abrités par des allées bien plantées. Cet arsenal contient une artillerie nombreuse. Les matières navales vont en être extraites pour être transportées dans le nouvel arsenal de marine que l’on a créé dans une crique assez rapprochée de la rade de l’Aguada, où il est facile de communiquer de tout temps avec les navires qui sont en relâche.

La seule curiosité de l’arsenal de Goa est une pièce d’artillerie qui a six mètres de long et un diamètre de quarante-deux centimètres. Elle fut prise à Diu, lors de l’attaque de cette ville par les musulmans. Sa construction mérite d’être étudiée. Elle est faite en barres de fer rapprochées, recouvertes d’une chemise de cuivre et frettées par des cercles de même métal ; elle est chambrée ; le boulet pèserait à peu près deux cents livres. Ainsi les fameux canons Armstrong sont bien dépassés par cette ancienne pièce, sur laquelle on voit quelques gravures en relief qui représentent un éléphant.

Le territoire de Goa a une population très-dense et les habitants y paraissent heureux. Quoique leurs voisins eussent fait des tentatives pour se soustraire au joug de la Grande-Bretagne, ils n’ont pas songé à prendre les armes pendant la dernière révolte de l’Inde.

En allant faire une promenade au couvent de Nostra-Signora del Cabo, qui sert de résidence d’été au gouverneur, j’ai traversé des terrains très-bien cultivés. La position de ce couvent est agréable ; on y sent la brise de mer si nécessaire aux Européens sous le climat de l’Inde. Quelques appartements ont été appropriés pour l’usage du gouverneur qui a fait restaurer les jardins.

Le commerce de Goa est faible, et cette ancienne métropole des Indes est bien déchue de sa splendeur passée. La taxe énorme que les Anglais ont mise sur les cocotiers, rend l’importation de ce fruit avantageuse, et le cabotage s’est emparé de cette branche de commerce. Ce commerce est conduit principalement par les Indiens. Les Portugais sont trop fier ou trop indolents, trop pauvres d’ailleurs pour rien tenter par eux-mêmes.

Le gouverneur actuel stimule tant qu’il peut le zèle de ses administrés ; il fait des chaussées, des canaux de desséchement et espère rendre à la culture une partie des terrains que la rupture des anciennes digues avait réduits à l’état de marais.

La rivière de Goa descend des Ghâtes. Il se forme une multitude d’îles entre ses bras, dont l’un forme le port de Goa et le second celui du Marmagon.

Les bâtiments ne peuvent pratiquer la rade de l’Aguada que depuis septembre jusqu’en mai. La rade du Marimagon est sûre toute l’année, et les bâtiments peuvent remonter jusqu’au port de Goa en faisant le tour de l’île de Salsette.

Goa est enclavée de tous côtés par le territoire britannique. On fait maintenant des routes qui mettront les deux nations en mesure d’échanger avantageusement leurs produits.

Les Indiens de la côte de Concan sont guerriers et appartiennent pour la plupart à la race mahrate. Il y avait autrefois plusieurs villes importantes sur cette côte.

Viziapour est un port rapproché de Radjapour qui a comme lui la facilité de communiquer avec Kolapour. Tulaji Angrias qui avait fondé un État indépendant, s’était emparé de Viziapour dans les premières années du dix-huitième siècle. Outre les avantages de communiquer facilement avec le Deckan, ce port partage avec Goa et Bombay l’avantage d’être accessible pendant la mousson du sud-ouest.


VI

Bombay. — Commerce. — Les Daubachis. — Arsenal de la Compagnie péninsulaire et orientale. — Mazaghan. — Le fort et la Ville-Noire. Maisons de plaisance. Douceur des animaux. — Les temples.

Bombay, vue du large, donne l’idée d’une vaste métropole. Les navires se croisent dans tous les sens, les uns entrent, les autres sortent. Les vapeurs sillonnent de tous côtés la mer, leur noir panache flotte et serpente à tous les points de l’horizon. Les hauts sommets des Ghâtes s’abaissent avant d’arriver près de la ville et quelques îles basses bordent seules la côte, dont le relief n’est apparent que de trente milles.

La rivière de Bombay s’est frayé une route au milieu de la dislocation de ces terrains. Quelques pics aigus accusent encore le cataclysme qui a dû permettre à ce vaste estuaire de pénétrer aussi profondément dans les terres. Plusieurs îles et un grand nombre de rochers attestent l’ancien état des lieux. La ville de Bombay s’étend sur deux de ces îles et n’est séparée de l’île de Salsette que par un étroit bras de mer.

Un phare d’une portée considérable éclaire la nuit l’entrée de la rivière oblitérée par les bancs madréporiques qui s’étendent au large de l’île de l’Old Woman (la vieille femme) sur laquelle est bâti le fort. Les récifs nommés prongs s’étendent à environ 4 milles de terre, et il serait difficile de les reconnaître si un bateau porte-feu peint en rouge et des bouées n’en signalaient les approches pendant la nuit et même pendant le jour.

Le bateau-feu signale tous les navires qui donnent dans les passes ; un coup de canon en part chaque fois qu’un bâtiment fait route sur Bombay.

Ce bateau-feu sert ordinairement de station aux pilotes. Dès que les bâtiments se présentent, ils sont rejoints par la chaloupe qui les porte.

Les chaloupes sont peintes en rouge ; elles sont fortement construites, afin qu’elles puissent résister aux grosses lames de la mousson du sud-ouest ; elles ont une espèce de passavant qui leur permet de recevoir la mer sans être submergées.

Deux voiles latines complètent leur gréement, et leur équipage se compose d’hommes robustes dont la figure est ornée d’une forte barbe et la tête couverte d’un vaste turban.

La race qui armait les corsaires des Angrias et des Savaji se retrouve encore sur toute cette côte ; elle est de haute taille et a des muscles athlétiques ; les chaloupiers des pilotes paraissent appartenir à cette race hardie.

À quelque heure que l’on arrive dans le port de Bombay, on est assailli par les embarcations des Parsis ; elles portent des courtiers qui viennent offrir leurs services, l’usage étant que les navires qui visitent Bombay prennent des intermédiaires pour faire toutes leurs transactions ; ces intermédiaires prennent le nom de daubachis ; sans leurs services il serait vraiment impossible de s’entendre dans cette Babel où viennent se croiser toutes les races de la terre.

Les daubachis sont probes et actifs. Celui qui fait les affaires des navires de guerre français Edulgie Manackgie et Rostonjie, est un modèle dans son genre, et, grâce à lui, les provisions arrivent à bord comme par enchantement.

Un môle que l’on nomme le bonder (ou port) sert aux embarquements et aux débarquements des passagers et des officiers qui fréquentent la ville. Les bâtiments sont mouillés sur quatre ou cinq files entre le quai et le port de guerre ; les vapeurs de guerre sont en général en aval des navires de commerce, et prêts à prendre leur défense, si le cas était nécessaire.

Les bâtiments à vapeur qui font les courriers, après avoir mis à terre leurs passagers, remontent jusqu’à Mazaghan où est l’arsenal de la Compagnie péninsulaire et orientale. Cet arsenal a des bassins de carénage où les vapeurs peuvent visiter leur coque et faire les réparations que nécessite leur navigation active.

Le bonder sert de station aux chaloupes dites bonderboats qui sont munies d’une voile et ont en arrière un carrosse fermé qui met les passagers à l’abri de la pluie et des rayons brûlants du soleil.

Dès que l’on a mis le pied à terre, on monte en voiture ou dans un véhicule plus modeste. Il est à peine permis à la dignité d’un Européen de se promener à pied dans l’Inde.

Indoues de basses castes, à Bombay. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Toute la population vaque à ses affaires avec ardeur ; les portefaix chargent sur leurs robustes épaules les fardeaux qu’ils portent des chaloupes aux magasins ou des magasins aux chaloupes, et le spectacle le moins extraordinaire n’est pas de voir un Indien ruisselant de sueur rouler un bloc de glace de plusieurs quintaux et l’enlever rapidement jusqu’à la glacière.

Grâce à l’abondance de la glace, personne à Bombay ne se prive de rafraîchir son breuvage. La marine des États-Unis d’Amérique approvisionne le monde entier de cette denrée qui est devenue un besoin du premier ordre dans l’Inde anglaise.

La ville murée ne contient à Bombay que les bureaux des négociants et le port de guerre : des artisans de toute espèce et des magasins de tout genre occupent le rez-de-chaussée des maisons qui sont en général assez petites.

Une vaste plaine, qui forme les glacis de la place, sépare la ville fortifiée de ce que l’on appelle la ville Noire. Cette ville Noire est habitée par six ou sept cent mille individus. Les fabricants y ont leurs ateliers, et d’immenses piles de matières emplissent les magasins qui s’ouvrent sur les rues.

L’imagination indoue s’est donné un peu plus de carrière dans la construction des maisons de la ville Noire que celle des Anglais dans les constructions qu’ils ont enveloppées de murailles. Plusieurs temples, pagodes ou mosquées méritent d’y être remarqués. Tous les cultes, comme toutes les couleurs, se coudoient à Bombay ; et, chose remarquable, chacun paraît accomplir les rites de sa religion avec une tranquillité parfaite.

Les églises chrétiennes y sont petites et peu faites pour donner une haute idée de notre culte.

Les Anglais ont installé dans le port une chapelle flottante où les marins assistent aux offices. Les matelots français assistent à la messe qui est dite tous les dimanches par un prêtre catholique à bord d’un des navires en rade.

Dès que l’on a dépassé la ville Noire, on se trouve au milieu de jardins sans fin, et l’on admire l’esprit de charité universelle qui a ouvert un asile aux hommes délaissés et même aux animaux. Le fameux Parsi Sijiboy, que la reine avait fait baronnet, a fondé un hôpital qui ne serait déplacé dans aucune capitale.

Le climat brûlant de l’Inde a forcé les Européens à chercher une forme de construction propre à leur procurer un peu d’ombre et de fraîcheur. La forme qui a le mieux résolu ce problème est un vaste hangar de bois où des pieux sans nombre supportent un toit immense recouvert de feuilles de palmier. L’intérieur en est divisé en divers appartements, et l’air circule avec facilité sous cette immense toiture qui fait l’effet d’une tente. Rien de plus confortable et de plus frais que ces « bongalows. »

Une rangée d’arbres règne tout à l’entour des pieux qui limitent l’espace où l’on érige le bongalow ; une pelouse verte et des fleurs ornent le terrain réservé, et presque toujours une allée ombreuse conduit jusqu’à l’entrée de cet établissement de luxe. Les écuries, les cuisines, les logements des gens de service sont souvent dans l’enclos, mais assez séparés de la maison pour que les maîtres n’en ressentent pas les inconvénients.

Le gouverneur a trois ou quatre résidences à Bombay : son palais officiel est dans la ville murée, mais il préfère ordinairement se tenir à la pointe de Malabar, où la brise de mer rafraîchit son immense bongalow.

Les Portugais avaient fondé un couvent à Parèle. Ce couvent a été converti depuis longtemps en maison de plaisance, et la salle du chapitre est devenue la salle à manger du gouverneur de la présidence de Bombay.

Aussitôt que l’heure des affaires a cessé, les routes se couvrent en tous sens de chevaux rapides qui portent les négociants dans les maisons où leurs familles se sont retirées. Ces villas s’étendent sur toutes les collines ; elles sont souvent bâties dans le goût italien ; des jardins et des fleurs, qui en ornent les abords, rafraîchissent et embaument l’air.

L’eau est un objet de première nécessité dans un pays comme Bombay. De vastes réservoirs à ciel ouvert ont été creusés, et des hommes conduisant des bœufs viennent y remplir leurs outres pour la distribuer dans tous les quartiers ; les abords de ces réservoirs offrent toujours un spectacle très-animé.

Le bœuf est à l’Inde ce que le cheval et l’âne sont au reste du monde. Il a le poil fin, les muscles ressortis. Sa bosse arrête son collier ou son bât, car il porte ordinairement à dos une charge, ou bien il tire une légère charrette qu’il mène au grand trot. Souvent son cou est orné d’un collier de grelots sonores. Quelquefois l’homme le monte comme en Afrique, et plus d’un courrier parcourt de vastes espaces sur un petit bœuf qui a les cornes droites, blanches et presque diaphanes.

Dans l’Inde, gens et bêtes semblent sympathiser. Je n’y ai jamais été témoin de la résistance qu’opposent nos animaux à la volonté de l’homme, comme je n’y ai non plus jamais été témoin des brutalités sans exemple de nos charretiers envers leurs animaux.

Est-ce un effet de climat énervant de l’Inde qui atrophie la volonté de l’animal, lequel se sent moins de vigueur et moins d’esprit d’indépendance, ou est-ce la conséquence d’une plus longue domestication des espèces ? C’est ce que je ne saurais dire. Il est remarquable toutefois que les animaux des pays chauds sont, en général, plus patients que ceux des pays froids : le chameau en Arabie, le lama au Pérou en offrent un exemple aussi frappant que la docilité des bœufs dans l’Inde.

Bombay contient une multitude de temples appartenant aux cultes indou, parsi ou mahométan ; mais aucune de ces constructions n’est ancienne. Quelques-uns de ces temples sont assez élégants, la plupart ne méritent aucune mention.

Il est certain qu’il a existé des temples plus anciens dans cette île, et les Indous visitent encore avec beaucoup d’affluence la pointe de Malabar où l’on prétend que Rama s’était arrêté pendant la marche qu’il fit d’Aoude à Ceylan. Il y adorait un lingam que, tous les soirs, son frère Lakshman lui envoyait de Benarès. Un jour, ennuyé de voir un retard dans l’arrivée de l’objet de son culte, il fit de ses propres mains une idole de sable, et à peine eut-il fini son dieu, que le lingam de Benarès arriva. Il le fit déposer dans un temple où il fut adoré sous le nom de Valuk-Eshwar, le seigneur de sable, jusqu’au moment de l’arrivée des Portugais ; on prétend que l’idole s’élança d’elle-même à la mer à la vue de ces étrangers : il est bien plus probable que ce furent les Portugais qui l’y jetèrent.

Les navires français fréquentent Bombay au nombre de 80 ou de 100 par an ; plusieurs y apportent des chargements de vins ou de spiritueux, d’autres n’y viennent qu’après avoir préalablement porté à Aden le charbon qu’ils avaient pris en Europe.

Ces navires ainsi que les navires anglais reçoivent à leur bord les chargements qui leur sont préparés par les négociants indigènes, parsis ou mahométans. Le coton et le sésame, les cocos séchés sont en général les objets de retour.

Le coton était autrefois un article qu’on se procurait difficilement à Bombay, parce que la grande chaîne des Ghâtes sépare des provinces intérieures les ports de la côte de Malabar. Depuis que Bombay est relié à l’intérieur par un chemin de fer, le prix de revient du coton est moins élevé et permet de l’apporter sur ce marché. Le port de Curatchie relié au vaste réseau qu’arrose l’Indus par un autre chemin de fer, permet également de tirer de ce delta aussi riche que le delta du Nil, s’il ne le dépasse pas, toutes les denrées que produisent les affluents du Scind. Il ne reste plus qu’à introduire dans ces terrains privilégiés la culture des espèces qui sont le plus en rapport avec les besoins du commerce européen.


VII

Temples souterrains. — Caractère de Siva. — Description du temple d’Eléphanta. — Chœur du Trimourti. — Ravan tentant d’escalader le Kailassa. — Naissance de Sakti. — Ardinaths-Eshwar. — Mariage de Siva. — Vira Bhadra. — Bhairava. — Conclusions.

La côte de Malabar est remarquable entre toutes les régions de l’Inde pour l’art avec lequel elle a construit des temples et des hypogées creusés de main d’homme dans le flanc des montagnes.

Les prodigieux hypogées de cette côte exerceront encore, pendant bien des années, la sagacité des savants. Quelques inscriptions que l’on a déchiffrées ont donné des dates précieuses ; des figures placides, semblables à des Bouddhas, ornent l’entrée de presque toutes les grottes, tandis que dans le sanctuaire la place d’honneur est presque toujours occupée par Siva ou ses attributs. Il semble donc que les auteurs de ces monuments aient voulu, sans heurter l’opinion des sectaires brahmistes de Siva, faire adopter Bouddha comme faisant partie de leur Panthéon, ou que Siva ait été représenté autrefois dans les poses que l’on attribue aujourd’hui à Bouddha, ce qui ressortirait du reste des écrits de Kalidassa.

Vishnou et Brahma ne sont, en général, représentés dans les sculptures gigantesques qui ornent les parois de ces temples qu’à l’arrière-plan, tandis que chaque tableau paraît représenter une des incarnations de Siva ou l’une des actions héroïques de sa vie. Vishnou et Brahma y sont toujours représentés sous le même aspect : Vishnou est supporté par Garouda sous la forme humaine, et Brahma est assis avec placidité sur une plate-forme que plusieurs cygnes emportent dans les espaces.

Le temple d’Éléphanta est situé sur une île à quelques milles de Bombay. Lorsqu’on veut visiter cette grotte, on peut prendre un bateau ou bonder-boat, au quai d’Apollon, et en quelques heures on arrive devant l’île où l’on trouve du côté du nord un débarcadère commode. On voyait autrefois un grand éléphant auprès de la plage : de là le nom de l’île.

Il faut, pour arriver au temple, monter un escalier de trois ou quatre cents marches, taillé presque à pic dans les flancs d’un morne ; cet escalier conduit à une terrasse de peu d’étendue, sur laquelle il y a maintenant un poste de police. Il n’est guère possible de douter que le temple d’Éléphanta n’ait été construit à l’époque où le bouddhisme n’était pas encore assez puissant pour se passer de l’appui de la religion sivaïte qu’il voulait remplacer, ou qu’il n’ait existé un compromis entre ces deux religions.

Entrée des grottes, à Éléphanta. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Dès que l’on est arrivé à cette plate-forme, on a devant soi l’entrée principale de la grotte, qui a été enlevée au ciseau dans une roche volcanique assez friable ; son axe est parfaitement tracé dans le plan de la méridienne. Cette entrée est supportée par deux piliers massifs qui la divisent en trois portes principales ; deux pilastres carrés, qui sont à droite et à gauche, servent de soutien aux parois du rocher ; quand on a pénétré dans l’enceinte, l’œil s’habitue peu à peu au demi-jour du temple, qui reçoit la lumière par deux cours qui le flanquent à l’est et à l’ouest : elles ont aussi été taillées au ciseau dans la montagne. L’imagination n’est d’abord frappée que de la symétrie des colonnes cannelées à chapiteaux hémisphériques qui supportent son vaste entablement.

La proportion de ces colonnes est admirablement appropriée à l’architecture étrange de l’édifice. La partie de ces colonnes qui s’appuie sur le sol est carrée jusqu’à la moitié de leur hauteur ; les pans carrés ont été abattus, et les colonnes se sont arrondies sous le ciseau du sculpteur qui a laissé à chacune d’elles un renflement de bon goût et y a tracé des cannelures ; il semble voir un faisceau relié par des astragales ; les fûts sont séparés par les ornements des chapiteaux ayant la forme de sphères écrasées dont les cannelures ouvertes donnent l’idée qu’elles vont éclater sous l’effort qu’elles font pour supporter le plafond du temple.

Ce plafond est plat ; les chapiteaux sont surmontés d’une plinthe carrée portant une architrave qui s’appuie sur la plinthe de la colonne voisine, de sorte qu’il se forme ainsi une série de caissons qui relient les colonnes quatre à quatre. Les architraves, ainsi que les plinthes, sont couvertes de ciselures riches et fines.

Ces colonnes étaient primitivement au nombre de vingt-six ; huit aujourd’hui sont brisées. Ou comptait, avec les seize pilastres qui sont adossés aux parois du rocher, un total de quarante-deux colonnes, formant un carré à peu près parfait sur une profondeur de huit piliers ou colonnes qui s’étendaient symétriquement du nord au sud et de l’est à l’ouest.

L’élévation du plafond du temple au-dessus du sol n’est pas toujours égale ; quelques colonnes ont près de six mètres et d’autres n’en ont que cinq. L’espace qui sépare les colonnes et les piliers n’est pas non plus très-régulier ; quelques-unes sont éloignées de quatre mètres trente centimètres, tandis que d’autres le sont de cinq mètres cinquante centimètres et beaucoup d’autres de cinq mètres. De même le diamètre des piliers et des colonnes est quelquefois d’un mètre, et ailleurs d’un mètre trois centimètres. Enfin le côté droit du temple mesure à peu près quarante-quatre mètres, et le côté gauche seulement quarante-deux mètres. Malgré ces inégalités, l’effet général est très-beau et très-saisissant.

Les cours intérieures qui éclairent le fond du temple ont été, ainsi que le reste de l’édifice, taillées au ciseau dans la roche vive. Chacune d’elles avait autrefois une entrée vers le nord, mais les éboulements ont comblé ces portes.

Les pilastres qui font saillie sur les parois du rocher pour correspondre aux colonnes, forment deux à deux de vastes cadres. On y a tracé à grands traits la vie de Siva.

Ces figures en ronde bosse s’enlèvent vigoureusement de la paroi, et frappent l’esprit par leur taille gigantesque et la variété de leurs attitudes. Il faut avoir recours au panthéon indien pour expliquer toutes leurs poses, et encore quelques-unes sont-elles restées inexpliquées.

Les piliers et les colonnes portent aussi plusieurs sculptures, parmi lesquelles on reconnaît Ganessa et Cartick, les deux fils de Siva.

La régularité du temple n’est altérée que par une chapelle située à l’ouest et comprise entre quatre colonnes.

Quatre portes donnent accès dans l’intérieur de ce sanctuaire, élevé au-dessus du niveau du reste du temple. Huit statues immenses, nommées dwarpales ou « gardiens des portes, » sont sculptées dans des attitudes immobiles à droite et à gauche de chaque entrée, et s’appuient sur des figures moins grandes, dont le visage porte le caractère de la classe la plus basse.

Dans cette chapelle est une table de pierre, où est enchâssée une pierre conique de matière différente de celle que l’on a extraite des roches d’Éléphanta, et qui, par conséquent, a dû y être apportée.

Un cordon sculpté fait le tour de l’autel, et une gargouille en forme de tête de vache, tournée vers le nord, paraît avoir été destinée à l’évacuation des libations qui étaient faites en l’honneur de Siva sous le nom de lingam.

Siva lui-même et les deux autres personnes du Trimourti sont représentés par un buste colossal qui fait face à l’entrée du nord, il est placé dans une sorte de chœur en retraite sur les parois est et ouest, qui s’enfonce de cinq ou six mètres vers le sud. On a creusé au-dessus des bustes une voûte assez élevée pour que le sommet de leurs têtes, qui s’élève à six mètres cinquante centimètres, ne touche pas au plafond du temple. Il est probable qu’autrefois des rideaux s’abaissaient en avant du buste, pour que le public ne pût pas voir ce sanctuaire, accessible seulement aux initiés. Deux figures, dont on ne voit que les débris, étaient en adoration à droite et à gauche du buste.

La figure du buste qui fait face au nord porte une mitre ; on y distingue entre autres ornements, des têtes de taureaux et le croissant ; ils sont tous d’une grande délicatesse. Les colliers et les bracelets qui sont en relief sur le cou et les bras sont d’un travail exquis.

La figure qui fait face à l’ouest est placide, et semble avoir été calquée sur celle que l’on prête à Wishnou.

La troisième figure, sans doute celle de Rudhra, est fière ; elle tient à la main un glaive ; ses deux dents canines repoussent en avant la commissure des lèvres ; une moustache à crocs recourbés orne sa lèvre supérieure ; le nez aussi est recourbé ; les yeux sont expressifs et cruels ; une protubérance se remarque entre les deux sourcils qui, fortement arqués, recouvrent les arcades sourcilières sur lesquelles ils font saillie. Cette protubérance est le troisième œil de Rudhra, d’où sortira le feu qui doit consumer la création.

Un serpent entoure le buste entier de ses replis ; la tête du reptile se dresse devant Siva, dont il a l’air d’attendre les ordres.

Une mitre revêt aussi la tête de Roudra ; une couronne de têtes de morts ceint cette tiare ; ces dépouilles sont mêlées de feuilles de nergundi et de hilla, plantes consacrées à Siva.

Les parois qui sont à l’entrée du sanctuaire portent des sculptures colossales, analogues à celles qui décorent ordinairement les chapelles de Siva.

Lorsqu’on vient du nord et que l’on entre dans les grottes, on ne voit rien sur la paroi qui est comprise entre les premiers pilastres ; les figures qui y étaient sculptées ont probablement été effacées par le temps ; mais lorsqu’on s’avance vers le fond de l’édifice, on se trouve en présence d’un tableau saisissant qui orne la face sud de l’entrée donnant accès sur la cour de l’est.

Un grand nombre de figures s’entre-croisent dans ce tableau qui, suivant les uns, représente la tentative que fit Ravan, roi de Ceylan, pour ravir le kailassa ou le ciel de Siva. Suivant d’autres, ce tableau représente la lutte qu’a été obligé de soutenir le culte des Aryas pour s’établir dans l’Inde au préjudice des superstitions indigènes, ou enfin l’une des guerres qu’ils eurent à supporter contre les dravidiens.

Siva, averti par Parvati de la tentative de Ravan, l’enferma dans la montagne qu’il voulait ébranler, en sorte que le géant est représenté tournant le dos à l’observateur. Il est armé de six bras ; sa tête a disparu dans une espèce de fruit semblable à un melon qui peut si on le veut représenter la montagne. Il y resta prisonnier dix mille ans, jusqu’à ce que son grand-père Palarti, fils de Brahma, lui enseigna le culte de Siva.

Mariage de Siva et de Parvati. — Bas-relief des grottes d’Éléphanta. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

La figure en partie brisée qui est à droite du buste du Trimourti, peut aussi représenter Ravan en adoration ; car le même objet qui ressemble à un melon dont les côtes sont dessinées, couvre entièrement la tête de cet adorateur ; du reste, on a hasardé plusieurs autres explications, et quelques auteurs y croient voir le fruit qui naquit de d’Ady-Sackty, emblème femelle, duquel sortit Siva.

D’autres enfin rapportent que Sackti ou une autre déesse était contenue dans ce fruit, et que, semblable à la statue de Pygmalion, elle n’était pas encore animée lorsqu’elle en sortit. Le taureau de Siva, Nandou, lui donna la vie d’un souffle de ses narines puissantes ; mais cette vie était encore purement animale, et ce ne fut qu’après maintes aventures qu’elle reçut une âme qui lui permit de devenir un être pensant.

Un grand nombre d’autres tableaux ornent les parois qui occupent l’espace faisant face au nord, depuis la cour de l’est jusqu’à l’autel du Trimourti. Le plus curieux de ces tableaux représente Siva à la fois dieu et déesse. La partie droite de la tiare qui ceint la tête porte le croissant de Siva, et la partie gauche est ornée de bijoux féminins, ainsi que le cou et les bras. Le ciseau de l’artiste s’est surpassé dans ce tableau, qui porte le nom de Ardhinah-eshwar. La figure s’appuie sur la tête du taureau Nandou. Brahma, sur son trône de lotus supporté par cinq cygnes, est à droite de Siva ; Vishnou supporté sur Garouda est à gauche dans le fond. Indra, dont le culte était suivi par les premiers Aryens, est monté sur son éléphant. Il fut relégué au second plan après l’intrusion du brahmanisme qui changea le premier culte des Aryas.

On rencontre de l’autre côté du Trimourti, en allant vers l’ouest, un tableau également remarquable. Siva y est représenté accompagné de Parvati ; un fils leur est ne, et une servante le porte sur la hanche. La mitre de Siva semble représenter un fleuve qui s’en échappe et rappelle le confluent des trois affluents du Gange à Allahabad.

Les mêmes personnages que nous avons vus figurer dans Ardhinah-eshwar sont reproduits dans ce tableau, où l’on voit Aïravata, l’éléphant d’Indra, s’incliner pour adorer Siva.

En continuant à marcher vers l’ouest on arrive sous le péristyle qui s’ouvre sur la cour occidentale. Un tableau orne la paroi qui fait face au nord ; la lumière de la cour éclaire vivement ce bas-relief, qui représente le mariage de Siva et de Parvati.

Brahma lit les textes sacrés qui doivent consacrer cette union ; une servante pousse par les épaules Parvati, dont le seul ornement est un mince cordon autour des reins ; d’autres servantes portent des miroirs, des cruches et divers attributs. Dans ce tableau, comme dans tous les autres, les messagers et les messagères des dieux planent au-dessus de la tête des héros, et le monde inférieur est représenté par des nains, qui sont les peesachs, ou démons familiers de Siva.

En continuant à parcourir le péristyle, on voit sur la face tournée vers l’est un autre tableau, qui fait ainsi face au fond du temple ; il est encore relatif aux luttes qu’eut à subir le culte de Siva pour se substituer aux anciens cultes.

Brahma, voulant peupler la terre, avait enfanté de son pouce droit Danska, qui donna naissance à des nymphes, dont vingt-sept furent consacrées aux divers jours des phases lunaires. Siva épousa l’une d’elles, nommée Sati ou Dourga qui, dans cette hypothèse, se différencie de Parvati. Danska ayant offert un sacrifice suivant les anciens rites, n’invita ni Sita, ni Siva. Sita y vint sans avoir été conviée, fut mal reçue et se jeta de désespoir dans un brasier ardent.

Enflammé de colère, Siva décapita Danska, puis il colla sur ses épaules une tête de cerf. Cet épisode se nomme Vira-Bhadra. Siva est représenté au moment où il fait sauter la tête de Danska dont il reçoit le sang dans une coupe ; ses défenses sortent démesurément de sa bouche, il a une écharpe de crânes humains qui pend de l’épaule gauche à la hanche droite. L’éléphant d’Indra est à droite de Siva ; les dieux l’entourent dans l’attitude de la peur ; au-dessus du groupe planent des enfants adorant un emblème symbolique qui surmonte la tête de Vira-Bhadra. Le gaytri mystique om est gravé sur cet objet qui a la forme d’une gourde ou d’un flacon.

En continuant à marcher vers le nord, on se trouve en face d’un tableau, faisant le pendant de celui où l’on représente Ravan donnant l’assaut au Kaïlassa. Ce relief représente l’incarnation de Siva en Bhairava, forme qu’il prit pour combattre Vishnou changé en Narsinha, homme-lion. Bhairava a huit bras. Ou remarque, parmi les détails qui ornent la sculpture, le croissant et la tête de mort d’où sort un serpent dit cobra capella.

Nous arrivons enfin à l’entrée nord de la grotte, où l’on voit sur la face qui regarde l’est une figure placide assise sur un siége supporté par une tige de lotus, ainsi qu’il est d’habitude de le faire dans les temples bouddhistes ; deux figures en posture d’adoration soutiennent cette tige ; les bras sont brisés ; ils devaient reposer sur l’abdomen. La statue est plongée dans une profonde méditation. Brahma et Vishnou se distinguent encore sur ce tableau, où l’on voit un animal que l’on prend pour un cheval ; il porte une selle semblable aux selles européennes, et rappelle sans doute le sacrifice de l’Ekiam.

Les chapelles qui donnent dans la cour ont aussi des parois sculptées. La chapelle de l’est contient une table plus petite que celle qui est dans la chapelle du milieu, qui est de même traversée par une pierre dure ; un serpent fait le tour de cet autel ; sa bouche béante est tournée vers l’est, de façon à servir d’écoulement aux libations.

Les dévots à Siva disent que cette chapelle reçoit les eaux du Gange le jour de la fête de Siva. Deux lions qui supportaient anciennement le trône de Siva en ont été enlevés et ornent aujourd’hui l’entrée de la grotte de l’est, que l’on appelle « la cour des Lions. »

La grotte des Lions, à Éléphanta. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

La grotte de l’ouest est plus profonde que celle de l’est ; une galerie supportée par des piliers abrite un grand nombre de personnages qui ornent les parois extérieures de cette chapelle, et sont distribués par groupes à droite et à gauche de la porte d’entrée : les poses de ces statues sont placides et semblent représenter des Mounis en méditation. Elle contient une table semblable à celle des autres chapelles ; la pierre y est renversée.

L’ensemble des sculptures colossales d’Éléphanta, dont quelques-unes ont cinq mètres et plus de hauteur, et dont la saillie est telle qu’elles sont souvent presque entièrement détachées de la roche, représente une espèce de panthéisme, où tous les règnes de la nature semblent se confondre pour arriver, par divers évolutions, à des degrés supérieurs, jusqu’à ce qu’ils soient absorbés en Dieu, dont ils ont issus.

Grande grotte, à Éléphanta. — Dessin de Thérond d’après l’album de M. É. Fleuriot de Langle.

Les plus curieuses excavations que l’on rencontre sur l’île de Salsette sont celles de Kennery. On y a pratiqué un grand nombre de fouilles. On a trouvé sous les dagobas (dômes isolés) des empreintes de sceaux représentant Bouddha. Sur l’exergue de ces sceaux on lit plusieurs phrases du rituel bouddhique qui ne laissent aucun doute sur l’origine des dagobas. Les inscriptions qu’on a pu lire s’espacent depuis 150 avant Jésus-Christ jusqu’à l’an 1400. Pendant ce long laps de temps et à des époques diverses, plusieurs de ces grottes ont servi de lieu de sépulture à des personnes de différents cultes ; les dernières inscriptions sont écrites en persan et en arabe, et se rapportent au culte musulman. Il sortira pour l’histoire de l’Inde une grande lumière du déchiffrement de toutes ces inscriptions. Ou a déjà pu constater des synchronismes entre les rois grecs, les successeurs d’Alexandre et la dynastie indienne. Les fouilles que l’on fait dans les topes bouddhiques mettent à découvert des monnaies macédoniennes qui contrôlent et corroborent les divers synchronismes de ces inscriptions.

Le contre-amiral vicomte Fleuriot de Langle.