Voyage au pays de la quatrième dimension/Au delà des forces naturelles

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Bibliothèque-Charpentier (p. 262-266).

XLI

AU DELÀ DES FORCES NATURELLES

Il est véritablement fort difficile, en empruntant le langage primitif du vingtième siècle, d’exprimer d’une façon satisfaisante les déroutants phénomènes qui désolèrent les dernières années de la seconde période scientifique et annoncèrent, tout en même temps, la grande renaissance idéaliste.

Ce fut tout particulièrement l’introduction de la quatrième dimension dans les conceptions humaines, qui provoqua les désordres les plus graves dans l’ordre naturel des choses. Tant que cette conception de la quatrième dimension n’avait été qu’une simple découverte philosophique, une théorie, intéressante certes, mais limitée au seul domaine des idées, on n’avait eu qu’à se louer des perfectionnements qu’elle avait apportés dans la pensée humaine ; mais du jour où la quatrième dimension entra dans le domaine de la pratique quotidienne, il en résulta des bouleversements inouïs sur la surface du globe.

Au début, les penseurs très avancés, qui s’étaient faits à cette idée, s’étaient contentés, pour leurs voyages d’exploration, de recourir à l’utilisation des spectres et des fantômes qui leur fournissaient momentanément le corps surnaturel dont ils avaient besoin pour incarner leur pensée. Ils pouvaient ainsi, sans aucun risque, abandonner, durant plusieurs jours, leur corps humain vivant seul d’une vie ralentie et emprunter des formes spectrales qui suffisaient pour leurs déplacements en quatrième dimension.

Mais, petit à petit, avec la pratique continuelle de ce sport nouveau, les hommes en arrivèrent à tenter d’adapter leur propre corps aux exigences plus vastes de leur pensée. Pourquoi ne point essayer de plier leur enveloppe matérielle aux idées nouvelles ? Chose invraisemblable, ils y parvinrent, et ce furent bientôt d’irréparables désastres.

On le sait, en effet, le corps humain est construit d’après les principes de l’espace à trois dimensions. La charpente osseuse est établie suivant cette vision provisoire de l’univers, les organes sont contenus par les muscles, par la peau dans un espace à trois dimensions. Du jour où l’on voulut plier le corps humain aux exigences de la quatrième dimension, il en résulta pour lui les désordres les plus graves. Sans blessure apparente, sans ouverture visible, certains organes se trouvèrent transportés au dehors du corps et, sous la poussée naturelle des muscles, ils se groupèrent en un indescriptible amas, échappant à toute règle connue, à toute anatomie précise.

On ne pouvait pas dire, certes, que le corps, ainsi modifié, se trouvait écrasé, broyé ou désagrégé ; il continuait à vivre, mais sans présenter l’apparence habituelle du corps humain dans un espace à trois dimensions.

Cette terrible leçon impressionna vivement d’autres savants, qui résolurent de ne plus s’exposer désormais à de pareils inconvénients, et, tout naturellement, ils eurent recours à des animaux domestiques pour incarner provisoirement leur esprit. Leur corps humain était déposé, en attente, dans le Grand Laboratoire Central où il était conservé et, pendant ce temps-là, nos explorateurs s’en donnaient à cœur-joie en utilisant les corps d’infortunés animaux.

Certains savants, comme les généraux d’autrefois, eurent ainsi d’innombrables chevaux tués sous eux, ou, du moins, réduits à l’état d’organismes informes, inconnus jusqu’à ce jour dans l’espace à trois dimensions.

Puis il y eut des gens qui ne revinrent pas réclamer leur corps humain et dont on n’eut jamais de nouvelles. On remarqua simultanément des signes d’intelligence chez certains animaux et l’on s’en montra fort inquiet. Tel chien, tel cheval errant dans la rue, n’était-il pas un des savants les plus notoires du Grand Laboratoire Central ? On dut prendre d’infinies précautions pour, dans le doute, ne point maltraiter des ânes ou des oies qui incarnaient peut-être l’esprit des plus grands représentants de l’espèce humaine.

De nombreux cas de folie s’étant manifestés, dans les années suivantes, chez des animaux, on dut créer un asile spécial d’aliénés pour les enfermer. On n’osait, en effet, attenter aux jours de ces animaux bizarres et on en vint à avoir pour eux le même respect que témoignaient jadis les peuples de l’Orient pour les bêtes.

La folie chez les animaux emprunta les formes les plus bizarres. On remarqua des girafes qui refusaient toute nourriture et qui s’imaginaient, la nuit, brouter des étoiles. Des chevaux atteints de folie orgueilleuse passaient toutes leurs journées à danser sur deux pattes et à hennir d’une façon triomphale. Des chiens, éternellement fidèles à tous les gens qu’ils rencontraient, dépérissaient de chagrin en songeant à ces milliers de maîtres qu’ils ne reverraient jamais.

On parla beaucoup d’une autruche qui croyait avoir avalé un trottoir et qui se traînait lourdement par terre, écrasée par ce poids supposé. Un veau, couronné de fleurs, se noya dans un étang, avec deux branches de persil dans les narines ; des chats s’imaginèrent émettre des ondes hertziennes et restèrent sans bouger, toute la journée, attendant scrupuleusement des télégrammes sans fil.

Cette situation angoissante ne prit fin que le jour où l’on interdit formellement de pareilles substitutions et, provisoirement, tout rentra dans l’ordre à partir de ce moment-là.