Voyage au pays de la quatrième dimension/Les deux sauvages

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Bibliothèque-Charpentier (p. 256-261).

LX

LES DEUX SAUVAGES

Lorsque l’on a parcouru en détail, comme je l’ai fait, tous les siècles qui suivirent celui de ce livre, on demeure littéralement stupéfait de l’extraordinaire orgueil que montrèrent les hommes du vingtième siècle pour les tout petits progrès de leur civilisation naissante.

Oui, sans doute, à ce moment-là, l’homme pouvait encore éviter de grands désastres et reprendre, sans détours inutiles, la voie idéaliste que lui avaient tracée les civilisations antérieures. Il préféra, au contraire, se livrer sans réserve à la science, attendre tout du machinisme, et ce fut cette folle erreur qui mena l’humanité à deux doigts de sa perte.

Si l’on examine cependant la situation de l’homme vers 1912, par exemple, on constate aisément que cette situation ressemblait à très peu de chose près, à celle de l’homme préhistorique. Même ignorance absolue des raisons de toute chose, même fétichisme grossier se contentant de vaines apparences, de mots vides, de définitions creuses, ne rendant jamais un compte exact des phénomènes. L’homme habitait son corps en étranger ; il était incapable de s’opposer à sa destruction, le moindre phénomène naturel le mettait en déroute, le broyait ou le volatilisait, comme aux premiers âges du monde. Il vivait en somme comme un mouton ou un bœuf, accomplissant automatiquement ses fonctions organiques, subissant ses instincts, obéissant aux nécessités naturelles, sans contrôle véritable, sans influence utile sur sa destinée.

Vers la fin de la seconde période scientifique, tout cela se trouva entièrement modifié, je le veux bien, par les progrès véritables accomplis par la science, et un homme de 1912, transporté brusquement dans ce monde étrange, entièrement machiné, eût éprouvé de grosses surprises.

Plus de maladies, de morts proprement dites, mais des corps entièrement reconstruits, stationnant parfois durant de longs mois dans les ateliers de réparation, les cimetières remplacés par des conservations provisoires, des résurrections pratiquées régulièrement, suivant les crédits disponibles du budget social, les lourdes charges de la maternité remplacées par des greffes d’embryons pratiquées sur des animaux nourriciers, l’utilisation différente des sens, leur amplification, les vibrations nouvelles perçues par des sens nouveaux, la suppression du langage, son remplacement par la transmission de pensée, autant de choses qui bouleversaient profondément les habitudes traditionnelles d’autrefois.

La simplification des mouvements utiles avait apporté du reste, dans le monde scientifique, beaucoup de calme et d’ordre. Aucun bruit au dehors, des villes silencieuses avec de très rares passants et sans canalisations apparentes, tout se faisant par impression à distance, sans nulle difficulté.

Il n’était pas jusqu’au plaisir ancien du théâtre que l’on ne pratiquât à domicile, sans se déranger, par simple suggestion collective. On avait même remplacé, dans la plupart des cas, les représentations par de simples impressions de représentation donnant l’illusion du plaisir et du succès.

Les informations, les nouvelles, les découvertes importantes, les recommandations collectives, en vue de tel ou tel besoin, tout cela se faisait également par suggestion, sans perte de temps, sans déplacement intermédiaire désormais inutile et sans objet.

Le seul défaut de ce groupement social excessif fut de détruire, petit à petit, toute initiative individuelle, toute volonté, toute activité indépendante, et, en supprimant les individualités, de développer progressivement, sans que personne y prît garde, la toute-puissance absolue du Grand Laboratoire Central,

Tout d’abord, ce groupement exagéré avait donné d’heureux résultats en contraignant les hommes à résoudre définitivement des problèmes sociaux qui, jusque-là, paraissaient insolubles. C’est ainsi qu’avec la concentration toujours plus grande des moyens de production, quand on n’eut plus, dans chaque région du monde, qu’une seule usine, fonctionnant automatiquement sous la direction d’un seul gardien, on fut bien forcé de convenir que cette usine ne pouvait appartenir aux seuls héritiers du trust formidable qui l’avait fait construire.

D’un côté, en effet, on se trouvait en présence d’un seul propriétaire et, de l’autre, de tous les consommateurs qui, ne produisant plus rien, ne disposaient d’aucun moyen d’achat. De cette exagération même du problème sortit une organisation presque immédiate de la distribution des produits nécessaires à la vie.

Malheureusement, si cette organisation admirable donnait d’heureux résultats pour la satisfaction collective des besoins matériels, elle réduisait, chaque jour davantage, l’initiative individuelle et, à force de vouloir asservir la matière à leurs besoins, au moyen des machines, les hommes ne furent plus eux-mêmes que les simples rouages d’une même machine sociale.

Cela s’exagéra à un tel point que peu d’années plus tard, deux esthètes sauvages, échappés aux progrès de la science et venus d’on ne sait où, physiquement constitués comme on l’était encore au début du vingtième siècle et, croit-on, de sexe différent, s’introduisirent dans l’Europe africaine et, sans le moindre effort, imposèrent, durant six mois, leur volonté tyrannique au monde scientifique, sans que l’on ait pu découvrir un moyen sérieux de les réduire à l’impuissance.

Aucun rouage, en effet, n’avait été prévu par le Grand Laboratoire Central pour ce genre de combat, et aucun individu n’avait alors l’esprit assez général et assez souple, le corps suffisamment complet pour s’opposer, à lui seul, aux folles entreprises des deux sauvages.

Les savants du Laboratoire Central ne pouvaien t pas quitter leur poste sous peine de ruiner immédiatement le monde entier ; les spécialistes du peuple ne pouvaient s’opposer sérieusement à ces hommes complets. Fort heureusement, les deux sauvages disparurent d’eux-mêmes un beau jour ; on entendit seulement l’un d’eux qui disait à l’autre, en employant le langage parlé d’autrefois :

— On les a assez vus !

Puis ils repartirent sans que jamais, dans la suite, on ait pu savoir dans quelle partie du monde ils s’étaient retirés.

Ce fut à partir de ce moment-là que l’on commença à comprendre tout le danger de la spécialisation, tout l’intérêt qu’il y avait à développer un petit monde complet au dedans de chaque individu. Ce fut l’aurore d’une période nouvelle où la culture de la volonté et l’exploitation des forces intérieures de l’homme commencèrent à prendre la première place. Au surplus, on le sait, cette culture devait donner des résultats inattendus et surprenants, mais personne ne se doutait alors du formidable réservoir d’énergies inconnues que représentait le corps humain.