Voyage au pays de la quatrième dimension/L’Oiseau d’or

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Bibliothèque-Charpentier (p. 289-295).

XLVI

L’OISEAU D’OR

La grande renaissance idéaliste bouleversa, comme je l’ai expliqué déjà, toutes les idées anciennes sur la mort, sur l’infini et sur l’immortalité. On comprit que loin d’être à la recherche de l’absolu, l’intelligence humaine n’était, en somme, qu’un simple reflet de cet absolu, échappant aux idées de temps et d’espace, et que ces idées-là n’étaient, que de simples constructions provisoires inventées par l’esprit pour mettre en ordre et coordonner la matière.

On comprit que c’était là, depuis les origines du monde, l’histoire entière du progrès et que l’esprit, seul créateur, avait seul projeté, de toutes pièces, le monde tel que nous le connaissons. Cet esprit, tout naturellement, ne s’était point révélé, depuis les origines, sous l’unique aspect de l’intelligence humaine, mais c’était toujours le même qui avait présidé, aux différenciations chimiques, puis au développement biologique des formes naturelles de chaque être.

Ce furent là des idées tellement différentes des idées anciennes, une conception qui bouleversa si profondément l’existence humaine, que les hommes de ce temps purent seuls la comprendre et l’on ne peut que sourire, il faut bien le dire, en songeant aux préoccupations de survie, à la folie d’immortalité corporelle qui fut celle des hommes aux premiers âges de la terre.

On désigna cette première période de renaissance idéaliste d’une façon assez curieuse et qui demande quelques mots d’explication : on l’appela l’Âge de l’Oiseau d’or. On voulut rappeler par là cette croyance instinctive et quelque peu naïve des métaphysiciens d’autrefois qui imaginaient qu’à toute action humaine correspondait un double intellectuel et que chaque groupement d’idées devait être représenté quelque part par un être réel que l’on appela l’Aigle d’or. C’est même à cet être surnaturel que les anciens alchimistes s’adressaient lorsqu’ils voulaient exercer une action quelconque sur un point du globe. Au lieu, par exemple, de convertir par des prédications la population d’une ville tout entière, il suffisait d’agir sur l’Aigle d’or qui représentait cette ville pour que cette action fût ressentie par tous les êtres que résumait l’unique personnalité de l’être surnaturel.

L’Oiseau d’or, dans la grande renaissance idéaliste, ce fut à bien prendre ce que l’on appela l’amour durant des siècles et des siècles de civilisation primitive ; non point l’amour matériel dans ses gestes les plus vulgaires, mais bien ce sentiment expansif et profond qui donnait à l’amour toute sa beauté.

Lorsque l’on passe en revue les naïves croyances d’autrefois sur l’amour, lorsque l’on songe aux observations que pouvaient faire chaque jour les psychologues, on ne manque point d’éprouver quelque étonnement en songeant que ce divin mystère fut si longtemps caché aux hommes. Il leur était facile, cependant, de constater combien faible et contradictoire était le lien qui unissait une petite fonction physiologique à l’idée formidable qu’on s’en faisait. Faute de pouvoir appliquer ce violent instinct qu’il avait en lui à d’autres objets qu’à ses passions animales, l’homme s’était accoutumé à trouver plausibles tous les non-sens et toutes les absurdités que pouvait présenter un problème aussi contradictoire.

Cent fois, cependant, on avait pu constater chaque jour que la passion intellectuelle n’avait aucun rapport avec la fonction physiologique ; les poètes, les penseurs avaient même senti obscurément que plus une passion amoureuse devenait grande, et plus sa réalisation matérielle s’éloignait. On peut même affirmer que les passions terrestres les plus sublimes furent toujours celles qui restèrent dégagées de toute matérialité. On pouvait constater également, depuis Ovide, et même bien avant lui, quel pouvait être l’égarement d’un esprit follement amoureux et la façon dont il pouvait s’abuser sur les mérites réels de la personne aimée.

Évidemment, l’homme, depuis les débuts du monde, était à la poursuite d’un idéal éblouissant qu’il se créait lui-même, le plus souvent, de toutes pièces et qu’il éprouvait le besoin de matérialiser de la seule façon qui lui fût connue, quelles que fussent par ailleurs les désillusions effrayantes que cette réalisation lui réservait.

Certains poètes, certains romanciers avaient bien songé à transporter cet amour, de la femme à l’humanité tout entière, à prêcher la fraternité universelle et l’amour du prochain, mais c’étaient là des formules vagues de penseurs qui ne correspondaient point à une réalité suffisamment tangible.

Ce fut la révélation nette et profonde de la quatrième dimension qui permit, enfin, à l’humanité, de trouver la voie qu’elle cherchait obscurément depuis des siècles, et de résoudre d’une façon définitive les antinomies les plus irréductibles.

Jusqu’à ce jour, en effet, certaines idées avaient paru en tout point inconciliables. Si les idées étaient réelles, si la matière n’était que pure fantasmagorie, si l’unité, par définition même, échappait à toute modalité, qu’était-ce, en définitive, que la matière ? Quel était ce monde phénoménal qui s’opposait à l’absolu comme le Génie du mal de la légende en lutte avec Dieu ?

Si l’âme humaine avait une existence propre, si peu lui importait d’être attachée ou non à un corps matériel, quelle était donc l’utilité de ce corps matériel ? Comment concilier cette dualité toujours inacceptable, comment expliquer cette Idée se suffisant à elle-même, représentant l’univers tout entier et s’opposant toutefois aux phénomènes naturels observés par la science ?

Lorsque l’on eut définitivement approfondi la notion essentielle de la quatrième dimension, toutes ces questions parurent infiniment claires, faciles à résoudre, et toutes les objections tombèrent d’elles-mêmes. La conscience dont l’écran semblait s’opposer jadis aux sensations à trois dimensions, ne fut plus que la quatrième dimension complémentaire opérant la synthèse définitive du monde, permettant à l’esprit de saisir d’un seul coup, sans l’intermédiaire d’aucune notion accessoire de temps ou d’espace, la substance même des phénomènes.

L’absolu, l’unité, autant d’expressions jusque-là vides de sens qui prirent exactement leur place lorsque l’on comprit qu’elles devaient être complétées par la notion de la quatrième dimension, nécessaire pour opérer la synthèse depuis longtemps souhaitée de la connaissance intégrale. L’amour, dans cette compréhension nouvelle de l’univers, suivit la même évolution ; on comprit qu’il n’était, en somme, que l’obscur instinct panthéistique qui poussait l’humanité, depuis des siècles, à poursuivre son unité intellectuelle dans une même pensée commune, dans une irrésistible sympathie d’éléments homogènes.

Toutes les dissemblances, toutes les luttes, tous les antagonismes anciens n’étaient dus qu’à la façon fragmentaire dont on s’était contenté, jusque-là, d’étudier l’univers. Lorsque tous ces rayons divergents de la pensée eurent trouvé leur foyer commun dans la synthèse des quatre dimensions, les variations naturelles ne furent plus que les manifestations harmoniques d’une même pensée commune. Et depuis la matière, qualifiée autrefois inerte, jusqu’aux plus nobles spéculations de l’esprit humain, le monde ne forma plus qu’une même âme, vivant d’une même vie, qu’une émanation d’une même pensée, que l’on nomma, en souvenir des naïves croyances d’autrefois, l’Oiseau d’or.