Voyage au pays de la quatrième dimension/La maison des corps

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Bibliothèque-Charpentier (p. 282-288).

XLIV

LA MAISON DES CORPS

Bien qu’il m’ait été toujours fort difficile d’évaluer les années avec précision au cours de mes voyages au pays de la quatrième dimension, je crois pouvoir affirmer que ce fut exactement deux mille ans après la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen que la grande renaissance idéaliste abolit l’esclavage mécanique et proclama les Droits de la matière et de la nature. Il avait fallu des siècles de civilisation et de rude labeur scientifique pour que cette idée, cependant si simple, parvint à se dégager jusqu’à l’évidence.

Lorsque l’on est parvenu, au travers des siècles, à l’Age de l’Oiseau d’or, on ne peut comprendre que l’homme ait eu besoin, durant tant d’années, d’asservir la matière et de s’entourer d’esclaves mécaniques, de même que l’on ne pouvait comprendre au vingtième siècle, l’esclavage humain des temps passés. Et cependant, il faut bien le dire, cette libération ne pouvait se produire qu’après des siècles de préparation et de progrès.

La grande renaissance idéaliste ne fit du reste, en abolissant l’esclavage mécanique, que suivre et compléter ce même mouvement vers la liberté qui s’était dessiné depuis les origines du monde et que les sociologues des temps passés n’avaient pas su reconnaître ni dégager comme il le méritait. Au vingtième siècle particulièrement, au début de la période scientifique, on s’était plu à glorifier le travail d’une façon ridicule. On avait confondu, sans y prendre garde, l’activité libre de l’esprit humain qui fait toute sa gloire et le travail forcé rudement imposé par les nécessités du corps matériel, puis par extension du corps social. Et cependant, depuis de longues années déjà, il était évident que cette glorification effrénée et maladive du travail social était en contradiction avec les aspirations les plus légitimes de l’humanité, qu’elle heurtait brutalement les idées les plus hautes des penseurs de génie, tout aussi bien que les désirs les plus bas de la foule.

Un examen attentif des civilisations passées eût suffi, cependant, à révéler que l’homme, depuis les temps les plus reculés, avait tout fait pour obtenir, non pas le droit au travail, mais le droit au loisir, et qu’il s’était efforcé, de toutes les façons imaginables par la force, par le travail ou par le rêve de s’évader, autant que possible, des exigences matérielles de la vie.

Les potentats asiatiques, les conquérants, les seigneurs de toute espèce avaient construit la société dans l’unique espoir d’obtenir pour eux la sécurité nécessaire au développement de leur esprit et lorsque les grandes républiques anciennes s’étaient fondées, leur premier soin avait été d’assurer le loisir aux rois tout-puissants qu’étaient les citoyens. C’est ainsi qu’à Athènes ces places enviables de citoyen étaient en nombre limité et qu’à chacune correspondait une source assurée de revenus d’État. Trois esclaves par citoyen travaillaient aux mines, et Xénophon proposait de créer au Pirée une hôtellerie pour les étrangers dont les revenus devaient augmenter ceux des citoyens athéniens. Rome vécut également des dépouilles du monde entier. Après l’échec des Grecques, le Sénat romain s’était engagé, comme l’avait fait jadis Périclès, à assurer la vie des citoyens. L’exploitation colossale du monde servit à libérer les rois citoyens de toute préoccupation matérielle.

De tout temps, cet exemple formidable fut suivi. Par l’esclavage, par l’abus de la force ou de l’autorité morale, les hommes les mieux doués s’efforcèrent toujours de se délivrer du travail matériel nécessaire à la vie pour se consacrer entièrement, suivant leurs aptitudes, soit à la paresse, soit aux rudes travaux du corps accomplis par jeu, soit aux recherches intellectuelles que permet seul le loisir.

Les plus faibles eurent pour refuge la foi, le rêve ou l’alcool.

Avec les progrès de la science, on avait instinctivement pensé qu’il convenait de substituer l’esclavage mécanique à l’esclavage humain, et de reporter sur la matière inerte le travail forcé, imposé jadis aux hommes. Cette transformation, prévue déjà dès l’antiquité par Aristote, ne fut qu’un déplacement du même principe : l’homme vivant toujours aux dépens du milieu, asservissant les forces naturelles qui l’entouraient, détruisant pour vivre. Durant la période scientifique, on s’imagina volontiers que le monde était transformé. On ne faisait cependant qu’imiter les procédés anciens, et c’est tout au plus si un progrès véritable se fit dans les idées, le jour où l’on comprit nettement que le travail matériel ne devait pas tenir la première place dans les préoccupations de l’humanité, qu’il n’était que la rançon d’obligations inférieures et que sa seule utilité était de procurer à l’homme le loisir nécessaire au développement de ses idées. Mais on fut tellement émerveillé par les machines nouvelles et par les découvertes du Grand Laboratoire Central, que l’on oublia, le plus souvent, que les esclaves mécaniques étaient, pour l’humanité, un moyen de libération et non pas un but.

Avec la grande renaissance idéaliste, on commença à comprendre, tout au contraire, que le machinisme excessif était une lourde charge intellectuelle et que le progrès consistait, pour l’homme, à réduire petit à petit ce personnel mécanique par trop encombrant.

Du jour où la notion de la quatrième dimension devint commune à tous les hommes, du jour ou l’esprit s’accoutuma, petit à petit, à se libérer du corps et à voyager au gré de sa seule fantaisie, l’utilité des machines conçues pour les seuls besoins du corps matériel diminua dans d’étonnantes proportions. Déjà, grâce aux progrès scientifiques, l’alimentation n’existait plus et la nutrition des cellules s’opérait électriquement par de simples courants diathermiques. Grâce au déplacement de l’esprit immatériel à quatre dimensions, les moyens de transport restaient sans utilité. Pour se préserver des intempéries, pour se tenir à couvert, les habitations d’autrefois devenaient également inutiles. Il suffisait de mettre le corps matériel à l’abri, et l’on construisit pour cela une immense cité que l’on appela la Maison des Corps. Quant au symbolisme ancien de la langue parlée, des livres et des œuvres d’art, il devenait également sans utilité avec la transmission de pensée, beaucoup plus rapide et plus complète que le grossier langage hiéroglyphique des siècles passés qui limitait les idées aux mots.

Si j’en excepte la Maison des Corps, dernier vestige des nécessités matérielles d’autrefois, notre monde, au temps de la grande renaissance idéaliste, reprit donc, petit à petit, l’aspect qu’il pouvait avoir au temps de la préhistoire et j’avoue que, lors de mes premiers voyages à cette époque éloignée, je m’imaginai naïvement être revenu, sans m’en rendre compte, aux âges primitifs de la terre, lorsque l’humanité n’existait pas encore.


C’est alors seulement que l’on comprit combien étaient justes, malgré leur imprécision, les obscures aspirations des naïfs poètes d’autrefois qui se disaient les amants de la nature, qui trouvaient autant de joie et d’émotion dans les objets inanimés que dans les personnages de roman et qui découvraient, dans les paysages, plus d’humanité sincère et vraie que dans les hypocrites mensonges du langage humain.

La nature et la matière, définitivement délivrées de leur esclavage, reprirent toute leur glorieuse expansion au temps de la grande renaissance idéaliste et si, pour des civilisés d’autrefois, l’humanité eût semblé morte pour toujours dans la grande Maison des Corps, pour ceux qui savent et qui comprennent, ce fut alors seulement qu’elle établit son règne définitif et se confondit enfin pour toujours avec l’âme universelle des choses.