Voyage au pays de la quatrième dimension/Le dégoût de l’immortalité

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Bibliothèque-Charpentier (p. 216-220).

XXXIV

LE DÉGOÛT DE L’IMMORTALITÉ

Lorsque le terrible danger des cultures microbiennes fut écarté, après un premier mouvement de joie on se prit à réfléchir et l’on se demanda d’où pouvait provenir cette subite hostilité du Grand Laboratoire Central. À quel danger nouveau était-on exposé ? On était en droit de tout craindre. Puis, par des paroles ou des gestes surpris et enregistrés dans les photophones sans fil, on commença à comprendre les raisons inattendues de cette brusque rupture entre les Savants absolus et les hommes-cellules. Une révolution formidable venait de bouleverser le Grand Laboratoire Central : depuis six mois déjà, les Savants absolus venaient de découvrir les sources mêmes de la vie et le secret formidable de l’immortalité.

Sans doute ce secret n’était pas unique. Il comportait évidemment des centaines de méthodes, des procédés anciens destinés à renouveler automatiquement les cellules du corps humain et à le rendre pratiquement immortel en prolongeant indéfiniment la vie. On se souvint alors qu’aucun décès, depuis fort longtemps, ne s’était produit au Grand Laboratoire Central. Entendait-il se réserver le monopole de l’immortalité, faire une sélection parmi les hommes et anéantir dès maintenant les plus faibles ? On se livra, sur ce point, à toutes les conjectures. On hésita tout d’abord, par crainte, puis, bientôt, la nouvelle de la découverte de l’immortalité se propageant dans le monde entier, ce fut une ruée formidable, irrésistible, vers le Grand Laboratoire Central, un déchaînement des foules comme on n’en avait pas connu depuis les époques préhistoriques du moyen âge mystique.

Des gens se traînaient à genoux, s’accrochaient aux pierres du chemin, d’autres jetaient devant eux les objets précieux qu’ils pouvaient avoir, offraient toute leur fortune, sans songer à l’absurdité de telles offres, faites à des savants qui possédaient l’empire de la nature. Il y eut d’ardentes supplications, de touchantes intercessions en faveur de femmes ou d’enfants bien-aimés. Il y eut enfin, lorsque l’on comprit que toutes ces supplications demeureraient vaines, un élan brutal, torrentiel, un déchaînement de toutes les forces animales de l’humanité partant à la conquête de l’immortalité, décidées à s’emparer à tout prix du Grand Laboratoire Central pour lui arracher, de gré ou de force, son formidable secret. Des armées s’organisèrent d’une façon puérile jusque dans les pays d’Extrême-nord. C’était comme un réveil général de l’instinct de conservation, une dernière secousse désespérée des civilisations d’autrefois vers l’immortalité, vers l’espérance en un inaccessible lendemain. Les cadavres s’amoncelèrent bientôt autour du Grand Laboratoire Central, pulvérisés, liquéfiés par des projections qui les volatilisaient, qui fauchaient d’un seul rayon des armées entières.

Et puis, petit à petit, le découragement commença et une sorte de folie étrange s’empara de tous les combattants. Il y eut, dans chaque ville, des cas de délire collectif, des conversions mystiques opérées en masse, une sorte de domestication des volontés, un esclavage général accepté docilement et comme avec plaisir, une soumission respectueuse et presque joyeuse aux volontés inconnues et mystérieuses du Grand Laboratoire Central. Évidemment, les Savants absolus avaient agi directement sur les esprits par une voie demeurée occulte. Peut-être avaient-ils su retrouver les secrets d’autrefois concernant la domestication de la volonté et la suggestion à distance ? On comprit que l’empire absolu des savants immortels s’établissait désormais lourdement et sans retour sur la terre entière, brutalement asservie.

Ce fut une période de triomphe sans bornes pour le Grand Laboratoire Central. Les Savants absolus ne mouraient plus. Ils demeuraient toujours identiques à eux-mêmes, et une centaine d’années s’écoulèrent de cette manière sans modification apparente. Puis, un beau jour, on annonça un premier décès au Grand Laboratoire Central, puis un autre. On crut tout d’abord à un accident, mais il fallut bientôt se rendre à l’évidence. Les savants les plus âgés se laissaient mourir sans paraître s’en soucier et l’on comprit, connaissant leur science incomparable, que de pareils actes ne pouvaient pas être involontaires.

Quelle étrange lassitude de la vie avait donc pu s’emparer de ces hommes, qui avaient tout vu, tout connu, tout exploré et pour qui la vie n’était plus qu’un perpétuel recommencement sans intérêt et sans imprévu ?

On apprit, avec plus d’étonnement encore, que des naissances se produisaient au Grand Laboratoire Central, et l’on s’efforça de justifier l’événement aux yeux de la foule. On prétendit que certains savants avaient jugé préférable, pour l’avenir de l’humanité, de renouveler entièrement leur être en s’assurant une descendance qui n’était, en somme, qu’un simple prolongement de leur même personnalité. Était-ce une protestation de la nature, un retour irrésistible vers la marche ordinaire des choses ? L’immortalité scientifique n’apportait-elle avec elle qu’une fatigue contre nature et une lassitude infinie ? Il est permis de le penser, mais le Grand Laboratoire Central ne l’avoua jamais. Ce ne fut que bien plus tard que l’on conçut toute l’absurdité de cette immortalité en quantité, le jour où l’on comprit que l’immortalité véritable n’existait qu’en qualité, sur place pour ainsi dire, par la création de chefs-d’œuvre immortels qui, seuls, pouvaient atteindre l’infini.