Voyage au pays de la quatrième dimension/Le rat

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier (p. 221-227).

XXXV

LE RAT

Lorsque les savants du Grand Laboratoire Central furent assurés d’avoir découvert les secrets de la vie et, par conséquent, de l’immortalité, ils en conçurent toutefois un légitime orgueil mais pour d’autres fins.

Depuis les temps les plus reculés du monde, l’humanité avait bien senti, obscurément, tout le ridicule de la mort, toute l’absurdité de cet anéantissement du corps, au moment même où l’homme aurait pu recueillir les fruits de son expérience et de son travail. Longtemps l’homme s’était consolé de cette déchéance absurde en inventant de poétiques fictions sur la vie future. Puis, ces fables primitives ayant été battues en brèche et réduites à néant par les découvertes positives de la science, le monde entier s’était abandonné, durant des siècles, à la plus sombre neurasthénie : À quoi bon tenter un effort ? Que servait d’avoir admirablement machiné la vie et transporté le paradis sur terre si l’on ne pouvait pas en profiter, si, après quelques années, on était contraint à disparaître, comme l’animal le plus primitif et le plus abject ? On réparait bien un mécanisme, on en prolongeait la vie éternellement et l’on n’était point capable d’en faire autant pour le corps humain, composé cependant d’éléments simples et qui ne demandaient qu’à se renouveler tout naturellement à perpétuité ! Après une période de sept années environ, tous les éléments du corps se trouvaient renouvelés ; pourquoi donc ne point perpétuer ce renouvellement d’une façon indéfinie ?

Dans l’orgueil de leur découverte, les savants du Grand Laboratoire Central n’eurent plus tout d’abord qu’une idée : asservir le monde à leur domination, devenir les maîtres de la vie sur la terre entière.

J’ai dit comment ils parvinrent, par de simples méthodes magnétiques, à calmer l’exaspération des foules qui se ruaient vers le Grand Laboratoire Central, à la conquête de l’immortalité : comment, par suggestion, ils asservirent à leur volonté, joyeusement et sans restriction, une multitude qui, la veille encore, atteignait, dans sa rage, aux limites de la folie.

Dans les années qui suivirent, cette domestication de la masse devint plus complète encore. Déjà le monde entier ne formait qu’un immense mécanisme, infiniment délicat, composé d’un inextricable réseau de fils, de commandes, de canalisations, d’effluves radiants, et l’on sentait la nécessité d’un ordre absolu, d’une autorité très puissante pour maintenir l’équilibre dans cette vaste machine sociale devenue trop complexe.

Cette complexité s’accrut encore lorsque la foule se trouva domestiquée, classifiée en spécialités différentes, par les savants du Grand Laboratoire Central. Maîtres des sources de la vie, les savants du Laboratoire modifièrent petit à petit les formes traditionnelles du corps humain. Les esclaves employés aux travaux de force eurent leurs muscles spécialement développés, tandis que leur cerveau, réduit au minimum indispensable, se complétait d’un casque enregistreur, obéissant aux moindres directions données par le Laboratoire.

D’autres personnes, chargées de travaux intellectuels, furent, pour ainsi dire, entièrement désarmées au point de vue physique, et réduites, par avance, à l’impuissance si elles eussent jamais tenté — ce qui était bien improbable — de se révolter.

Ces spécialisations, multipliées à l’infini, furent du reste accueillies avec joie par tous les hommes, qui se sentirent entièrement rassurés par cet état de dépendance. Ils comprenaient qu’ils faisaient partie d’un tout social, ils se trouvaient moins isolés, mieux soutenus et, dans leurs nouvelles fonctions, ils s’exagérèrent les joies de la spécialisation jusqu’à la folie.

Malheureusement, cette formidable organisation supposait une mainmise totale du Grand Laboratoire Central sur la terre entière, car le moindre grain de poussière, mal réglé, eût suffi à entraver la marche de cette colossale horloge. Aussi bien, dès le début, cette organisation autocratique du monde n’alla point sans quelques catastrophes. Ce fut, tout d’abord, on s’en souvient peut-être, l’effroyable conspiration des végétaux qui mit la science en péril.

À force de jouer avec les sources de la vie, de transmettre le fluide essentiel, à titre d’expérience, dans des objets inanimés, puis dans des plantes, il y eut certaines déperditions qui échappèrent à la stricte attention du Grand Laboratoire Central.

Rien ne fut plus effroyable que la brusque croissance des plantes devenues conscientes, envahissant les villes, la campagne, se prenant dans les fils de transmission, dérivant les courants électriques, et dont on ne put venir à bout qu’en propageant une maladie microbienne dans la forêt naissante.

L’angoisse, à ce moment, fut portée à son comble. On se souvenait bien, en effet, des dangers historiques que présentaient jadis les fauves ou les bouleversements géologiques, mais on ignorait le mystère profond des forêts antédiluviennes, l’envahissante folie des fièvres, la troublante énigme des plantes animées. Il y eut aussi, à cette époque, quelques résurrections dans les anciens cimetières qui impressionnèrent vivement l’opinion.

Mais ce ne furent là que les erreurs du début. Autrement périlleuse fut, quelques dizaines d’années plus tard, lorsque le monde scientifique parut définitivement organisé, l’apparition d’un simple rat, oublié dans les destructions générales, sortant d’on ne sait quel repaire éloigné et qui, tranquillement, se promena, durant six mois, dans les canalisations, entraîna d’imprévus courts-circuits, des destructions de machines motrices, des interruptions interminables dans les services de transport, de dépêches ou de ravitaillement.

Jadis, au temps où le monde n’était pas encore civilisé, la destruction de ce rat eût été des plus simples. Il eût suffi de prendre un fusil, de dresser un piège avec un peu de lard, ou de se mettre en chasse avec un chien ratier.

Dans le monde admirable de la science, de tels procédés devenaient complètement impraticables. Les cerveaux, privés de corps, ne pouvaient se risquer dans une pareille aventure, en raison de leur infériorité physique. Les colosses, au cerveau d’aluminium, étaient incapables également de suivre une chasse aussi compliquée. Tous leurs mouvements étaient réglés à l’avance, tous leurs actes décidés électriquement ; leur initiative personnelle eût été insuffisante en présence des mille fantaisies, des sauts imprévus, des disparitions ou des bonds inattendus d’un simple rat, conscient et indépendant.

Il fallut dix-huit mois de travail constant du Grand Laboratoire Central, pour venir à bout de cet ennemi formidable qui mettait en jeu la sécurité du monde entier et qui déjouait, par son instinct naturel, les plus savantes combinaisons des savants. La sécurité même du Grand Laboratoire Central fut en jeu, certaines communications interrompues, certains fils coupés.

Il fallut donc, petit à petit, par des prodiges inouïs de science et d’habileté, apprivoiser ce rat. lui suggérer des idées humaines, commencer son instruction, lui faire comprendre les rudiments de la science et ce fut certainement la tâche la plus admirable qu’eût jamais tentée le Grand Laboratoire Central.

Quand ce fut fait, quand la mentalité du rat se fut élevée à la complexité d’un cerveau scientifique, sa capture ne fut plus qu’un jeu et son anéantissement sauva le monde scientifique du plus grand péril qu’il eût jamais couru.