Voyage au pays de la quatrième dimension/Le poète-type

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier (p. 235-241).

XXXVII

LE POÈTE-TYPE

Ce fut vers la troisième année de la seconde période (ancien style) qu’éclata le scandale qui faillit ébranler, d’une façon définitive, les douze étages de la science.

Un Restaurateur ayant à faire, par hasard, une importante commande d’acide formique, s’adressa à son fournisseur par radio-photogramme pour examiner directement sur la figure de son correspondant quelles pouvaient être ses intentions commerciales. Le radio-photogramme ayant, par suite d’une négligence malheureuse, traversé les murs du Palais secret où l’on conservait la femme-échantillon, en compagnie du poète-type, le restaurateur vit, avec étonnement, sur l’écran de son appareil, une scène à laquelle il s’attendait fort peu.

En compagnie de la femme-échantillon, Hydrogène, le Savant absolu du Grand Laboratoire Central, reconstituait des gestes anciens d’animalité tels que les manuels d’histoire en retraçaient des temps passés, sans se soucier des effroyables défenses et des lois rigoureuses que lui-même avait édictées à ce sujet.

Comme bien on le pense, quelques clients du restaurateur se trouvant là, entourèrent bientôt l’écran ; puis ce fut une foule d’homuncules qui interrompirent leurs travaux d’esclaves pour considérer, eux aussi, cet étrange spectacle. Il en résulta bientôt une entière désorganisation des travaux, minutieusement réglés, de la ville tout entière ; cette interruption eut sa répercussion dans des pays éloignés, et l’on put craindre, un moment, d’effroyables complications.

Lorsque l’on prévint en hâte le Grand Laboratoire Central, ce fut un scandale inouï, et l’on ferma tout aussitôt les portes, avec défense absolue de s’en approcher à moins de trois effluves.

Cependant, dans le palais qui lui était réservé, la femme-échantillon s’amusait follement à l’idée du scandale terrible qui allait éclater lorsque son mari, le poète-type, la surprendrait.

Elle avait, en effet, pris en horreur ce rêveur insatiable avec qui elle était enfermée pour perpétuer la race et qui, toute la journée, s’obstinait à rêver aux étoiles et à célébrer la beauté de sa compagne sur tous les modes, en vers et même en prose car c’était un véritable poète.

Souvent, dans le secret espoir de provoquer une colère imprévue, la femme-échantillon avait affirmé au poète-type qu’elle le trompait avec Hydrogène ; mais le poète-type ne la croyait point parce qu’elle était belle et que le vieil Hydrogène était affreusement laid. La femme-échantillon s’était alors efforcée de lui expliquer les raisons morales qui la poussaient à tromper son poétique compagnon : très réellement, elle ne comprenait rien à la poésie, elle trouvait absolument ridicule cette perpétuelle recherche de l’irréel, elle n’admettait point que l’on put concevoir ce qu’elle appelait des blagues et des contes de fées.

La certitude scientifique d’Hydrogène, son pouvoir effectif et matériel la séduisaient au contraire infiniment : elle eût voulu que son compagnon le poète tuât Hydrogène et s’emparât du pouvoir scientifique. Elle s’efforçait de l’exciter chaque jour davantage contre son rival, mais sans y parvenir. Le poète, en effet, ne la croyait pas ; pour lui, la femme était un être divin, tout de sensibilité, d’intelligence et de beauté, que la nature avait créé pour le comprendre et son caractère changeant, ses brusques sauts d’humeur en faisant chaque jour une femme nouvelle, le poète se mirait avec délices dans cet océan de passions toujours renouvelées et cependant toujours identiques, comme dans le miroir de son propre esprit.

Le poète n’avait point le désir de tuer Hydrogène ; d’abord parce qu’il n’en était point jaloux, ne pouvant supposer un seul instant que sa grossière matérialité pût avoir quelque prestige auprès de la femme, et puis aussi parce qu’il tenait à son bonheur. Parfois, par plaisir, il s’était efforcé de se montrer jaloux : il avait fait de rudes enquêtes dans le palais tout entier, il avait même tué un homuncule qui, par sympathie, lui avait dit la vérité, et au plus fort de ses bruyantes colères, il employait instinctivement les moyens les plus subtils et les plus sûrs pour ne rien apprendre de compromettant.

Au surplus, une action violente et brutale n’était point son fait ; la pratique de la poésie l’avait élevé jusqu’aux plus hauts sommets : il tutoyait les astres, bouleversait l’univers, foudroyait les dieux ; il voulait que l’on brisât, après son passage, les objets dont il s’était servi, ne fût-ce qu’un instant ; il eût, à lui seul, combattu une armée de géants. C’était, en un mot, un poète d’orgueil, c’est-à-dire un être infiniment craintif que la moindre réalité suffisait à mettre en déroute. La seule idée d’apprendre une nouvelle imprévue le terrorisait ; il avait peur de tout, même des nuages, parce que chaque objet, même le plus futile, était pour lui rempli de problèmes inextricables, de menaces imprécises, de fantômes terrifiants ; il n’était heureux, comme les enfants, que lorsqu’il pouvait s’amuser avec ses livres d’images et chercher dans la nature environnante quelque symbole nouveau.

Lorsque la femme-échantillon lui conseillait directement ou indirectement de tuer le Savant absolu, elle lui peignait leur brillant avenir lorsqu’ils seraient les maîtres du Laboratoire Central ; elle lui affirmait que, possesseurs de la science universelle, ils seraient dès lors comme des dieux. Lui ne la croyait pas : il lui répondait que derrière ce qu’elle voyait il y avait toujours autre chose, que les idées seules étaient certaines, que la divinité était en nous ; puis il se taisait. Il la regardait longuement, admirait les lignes harmonieuses de son corps, ses yeux se perdaient vers le ciel, suivant attentivement les idées qui s’envolaient lentement, comme font parfois certains animaux qui regardent les fantômes qui passent dans l’air.

Lorsque le scandale du Laboratoire éclata, indéniable, inévitable, le poète n’eut point cet accès de violence que la femme-échantillon espérait de lui, il n’eut point de mouvement de révolte, ni même de surprise. Une nouveauté matérielle ne comptait point pour lui : seule la chute morale de son idéal parut l’affecter. Pendant plusieurs jours, il ne reparut point ; on le vit seulement qui, dans les collections ethnographiques du Laboratoire, cherchait activement un clou des temps passés puis une corde, à la manière d’autrefois, qui n’eût point été tressée par le monde scientifique. On dit même qu’au-dessus du clou qu’il planta dans le mur de sa chambre, il dessina, on ne sait trop pourquoi, l’image naïve du satellite de la terre.


On constata simplement, quelque temps après, qu’il était mort par asphyxie et cette perte fut enregistrée avec peine par le Conservateur des collections du Grand Muséum.

Hydrogène reprit sa place dans le conseil des Savants absolus, et l’on expliqua fort bien au peuple des homuncules tout le dévouement qu’avait mis ce grand savant à étudier des questions anciennes, périlleuses et aujourd’hui sans intérêt. Quant à la femme-échantillon, on eut de grandes inquiétudes à son égard. Chose incompréhensible : elle témoigna, lorsqu’elle apprit la disparition de son compagnon, un immense désespoir ; désormais, n’ayant plus personne sur terre à tourmenter, sa vie était sans but. Pour éviter toute complication, on prit le sage parti de la déclasser ; on la retira des collections, malgré l’intérêt historique qu’elle présentait, on remplaça son cerveau ancien par une boîte modèle 327, en aluminium phosphore et on la perdit, inconsciente et docile, dans la foule servile des homuncules.